• Aucun résultat trouvé

DEUX SOURCES DE LA DYNAMIQUE INTERNE DE L'ÉGLISE

3.2. LE PASSAGE DU DOGMATIQUE AU PASTORALE

3.2.3. DEUX SOURCES DE LA DYNAMIQUE INTERNE DE L'ÉGLISE

Nous voici donc au cœur de la différence fondamentale entre la place de Marie dans l'ecclésiologie de Congar et dans celle de Balthasar. Alors que pour Balthasar l'image de l'Épouse est essentiellement celle qui permet de penser l'Église Sainte, eschatologiquement accomplie, pour Congar la même image permet de la penser - en opposition à l'image du Corps - pécheresse... L'Épouse que Congar envisage n'est pas d'abord mariale, mais magdalénienne ! Le vis-à-vis entre l'Époux et l'Épouse, la dualité des visages, des personnes, dont l'ecclésiologie de Congar a besoin, est placé non sous le signe de la pureté idéale de Y Immaculata, mais sous le signe du péché de la semper reformanda. D'une certain façon on peut dire que l'Eglise n'est pas unie au Christ justement parce qu'elle est «aussi» son Épouse; même si, étant d'abord son Corps, elle est un avec lui. Ainsi le P. Congar échappe-t-il à la tentation d'une ecclésiologie juridique du Corps du Christ. Le Corpus Christi n'est pas la personne du Christ. L'image du corps joue le rôle d'un principe d'unité entre l'Église et le Christ. L'Église est sainte en raison de son union au Seul Saint, à Dieu''27. L'Église, comme une entité eschatologique, doit alors sans cesse se dépasser

historiquement dans l'Esprit Saint vers son Chef. Ainsi s'exprime Yves Congar :

L'Église tend à rejoindre adéquatement l'action salvatrice de son Chef: en intensité, c'est-à-dire en portant sa réponse de fidélité et en sa faveur au niveau de ce que son Chef attend d'elle, par la réforme intérieure, l'effort pour se purifier, pour se présenter à lui «sans tache ni ride» [...] En extension, à l'égard des membres potentiels ou imparfaits du Corps du Christ, que l'Église veut incorporer pleinement à ce Corps [...] Réforme, Mission, Œcuménisme : autant d'activités essentielles à l'Église en tant qu'elle est [...] le Corps visible et terrestre de son Chef invisible et céleste428.

L'Église Épouse tend à égaler son Chef. C'est dire, aussi, que le statut de la figure de l'Épouse ne peut pas être, dans le cas de l'ecclésiologie congarienne, un statut personnel, mais

427 Yves Congar, Vraie et fausse réforme dans l'Église, [Unam Sanctam, 72], Paris, Éditions du Cerf, 1968, (2e éd. revue et corrigée), p. 101.

doit rester, au plan typique, ouverte sur plusieurs personnes historiques. Car en acquérant en Marie un statut personnel, l'image de l'Épouse - rappelons les notions de principe mariai, de centre personnel, mariai, de l'Eglise - ne peut plus être que l'image de l'Église Sainte, déterminée par l'unique figure historique et cschatologique de l'Immaculée. Pour Balthasar l'Eglise est d'abord et nécessairement déjà Sainte. Le combat principal est fini et la victoire acquise. Persistent encore des foyers d'inimitié, des batailles, mais ceux-ci ne peuvent plus renverser le cours du drame429.

En cela nous voyons la grande différence entre la perspective ecclésiologique du P. Congar et celle d'IIans Urs von Balthasar. Ce dernier vise d'abord autre chose que l'histoire changeante. La figure de l'Epouse détermine chez Balthasar la structure interne, fondamentale et idéale, de l'Église. Non seulement, comme l'affirme le Concile (LG VIII, 65), « l'Eglise en la personne de la bienheureuse Vierge, atteint déjà à la perfection qui la fait sans tache ni ride (cf. Eph 5, 27), les fidèles du Christ, eux, sont encore tendus dans leur effort pour croître en sainteté par la victoire sur le péché», mais, plus encore, ce dynamisme même d'une croissance possible vers la sainteté des membres est conditionné par la structure mariale de l'Église. En outre, comme nous avons pu le voir, la dynamique ecclésiologique historique découle chez Balthasar du rapport entre les notions du devenir personne (anima ecclesiastica) et de la mission.

Remarquons immédiatement que les deux perspectives se justifient parfaitement aussi bien par l'Ecriture, par les Pères et la Tradition dogmatique, que par l'enseignement du dernier Concile. L'une et l'autre se trouvent chez nos deux théologiens comme nous l'avons vu durant notre travail. Le P. Congar, après avoir présenté dans la seconde édition de son Vraie et fausse

réforme dans l'Eglise (1969) la position même du Concile Vatican II au sujet de la sainteté

objective de l'Église, écrit :

Il y a donc, dans notre problème, une position qu'on peut considérer comme traditionnelle : c'est celle des Pères de l'Église, c'est celle du Magistère ou des pasteurs responsables; c'est celle que, sous une forme ou sous une autre, on trouve chez les théologiens les plus récents. Chacun avec les nuances propres de son orientation d'esprit et selon la perspective habituelle de se travaux, a repris de quelque façon la distinction entre les faiblesses des chrétiens et la

42'' L'analogie est celle d'Oscar Cullmann dans Le Christ et le temps cité par Paul Bailly, «Eschatologie»,

144 pureté de l'Église elle-même. [...] L'Église n'est pas sans pécheurs, et ainsi il y a du mal en elle, mais elle reste elle-même sans péché430.

La théologie de Balthasar est marquée par la possibilité d'intégration du tout en Dieu. Une possibilité qui débouche logiquement sur

une véritable valorisation du temps présent, mais aussi des responsabilités incontournables envers ce temps présent [...] C'est de ['aujourd'hui que le chrétien peut tirer sa force, il n'a à consoler personne en le renvoyant à demain. En montrant la force actuelle de l'amour, de la conversion, de l'engagement, il commence aujourd'hui à transformer le monde, il imprime aujourd'hui une direction et un mouvement au cours du monde.. .431.

En citant le livre La vérité est symphonique, Achiel Peelman note cette pensée de Balthasar : «Dieu a accepté le présent. Dieu se fait homme comme nous. Toute l'existence présente est remplie de la présence de Dieu»412. Pour Balthasar, globalement parlant, la théologie

de l'histoire pourrait être comprise dans une perspective eschatologique, comme une «possibilité d'intégration de l'humanité et du monde en Dieu»433. Le tout est dans le fragment. Or la

dynamique de cette intégration est concentrique, christocentrique. Elle se mesure à la figure unique du Crucifié. Elle tire sa forme de l'amour donné, elle est dépassement de soi, et mène à se découvrir vraiment en accédant à la communion ultime des saints.

Résumons : nous avons soumis le thème ecclésiologique de la figure mariale chez Congar et chez Balthasar à l'épreuve du passage du dogmatique au pastoral. Il nous est apparu que sur leur pointe conceptuelle, l'orientation théologique de nos deux auteurs touche la vision eschatologique de l'Église et que cette racine s'épanouit dans un arbre au fruit très caractéristique de l'ensemble de leur œuvre.

430 Yves Congar, Vraie et fausse réforme dans l'Église, pp. 88 - 89, avec un excursus à la p. 122 dans l'édition de 1969.

431 Ibid. p. 356. Si nous voulons situer le P. Balthasar dans le mouvement eschatologique du XX6 siècle, nous le trouverons dans le courant d'incarnation. C'est pourquoi il ne serait pas exact d'affirmer que la théologie la plus contemplative est toujours plus proche de la tendance eschatologique, et la théologie plus pratique plus proche de la tendance d'incarnation. L'histoire de la théologie nous réserve à ce sujet bien des paradoxes surprenants comme celui de la théologie balthasarienne qui, essentiellement incarnationnelle, se traduit par une écriture fortement contemplative.

432 Ibid

Congar écrit dans la perspective historique. Son ecclésiologie vise le temps. Son Église est celle dont l'homme fait l'expérience.

Impressionnante, l'œuvre de Congar n'a rien de systématique, écrit Jean-Marie Vézin. Le monument sur l'Église dont il a rêvé ne verra pas le jour, mais en un sens il prendra corps au Concile. Pour une part, son œuvre apparaît comme une œuvre de circonstance, un pont jeté au vent des sollicitations qui parfois l'accablent. Mais comme le disait Goethe, ce sont ces œuvres particulières qui sont véritablement universelles. De fait, Congar est un des rares théologiens français qui est traduit dans toutes les langues. Par ailleurs, toute son œuvre théologique est tributaire d'un immense travail historique qui la caractérise en propre. À la fin de sa vie, il aimait à répéter : «Tout est historique.»434

Dans ce sens il apparaît comme un homme d'action.

Balthasar, conscient de la même sentence de son Goethe bien aimé, rassemble le particulier à travers son œuvre vaste dans une synthèse qui sort du temps grâce à la figure ultime de Jésus Christ en qui tout est intégré. En ce sens, Balthasar apparaît comme un homme de contemplation. On peut alors dire que son Église est celle dont Dieu «fait l'expérience».

Il y a dans l'annonce de la Parole chrétienne, en catéchèse comme en théologie, un verticalisme qui n'est pas sans efficacité pédagogique et qui correspond en tout cas au caractère transcendant de la Révélation, en tant que celle-ci vient de Dieu et non de l'homme. Il arrive que rien ne conduise aussi bien à la foi qu'une confrontation abrupte avec la beauté et la cohérence de son contenu total [...] Ce que Balthasar redoute c'est que l'attention de l'homme aux structures de son propre esprit ne détourne son regard de l'unique nécessaire et n'empêche de voir la radicale nouveauté de la Révélation en son imprévisible et irréductible beauté [...J435.

On observe chez Congar un souci pour le concret des croyants d'aujourd'hui. Portant son regard sur l'Église telle qu'elle est aujourd'hui, et pareillement chaque fois sur le contexte historique de l'Église de toute époque, Congar travaille plus avec l'histoire et moins avec les idées.

434 Jean-Marie Vézin, Présentation rationnée de la bibliographie d'Yves Congar, p. 15.

435 André Léonard, Pensée des hommes et foi en Jésus-Christ. Pour un discernement intellectuel chrétien, Paris- Namur, Le Sycomore, 1980, 302 pp., p. 284.

146

Chez Balthasar ce regard posé longuement sur l'actualité, l'intégration des sciences sociologiques, ethnologiques, politiques etc., l'intérêt même pour la question de « savoir comment les chrétiens d'aujourd'hui peuvent être amenés à rejoindre le point de vue qui est le sien w'136, tout cela est comme absent. Il travaille avec l'idéal qui, tout en étant «idéal», n'est

cependant pas «idéalisé»! Certes on est surpris de la verticalité quasiment radicale de son ecclésiologie. En effet, comme nous l'avons souligné avec A. Léonard, Balthasar écrit pour l'Église de tous les temps, pour l'Eglise éternelle. Et c'est celle-ci qu'il a devant ses yeux quand il écrit.

Nous l'avons déjà remarqué: la forme d'écriture préférée de Congar est l'essai. On peut prendre un texte après l'autre sans trop se soucier des portes laissées ouvertes par l'œuvre précédente. Le style balthasarien, en revanche, convie sans cesse, à chaque phase, à lire la totalité de l'ensemble. Il faut entrer dans un monde et déployer un effort d'écoute significatif, dont le but est d'intégrer chaque fragment dans une fresque globale et immense. La vérité n'est- elle pas symphonique? La complexité de l'œuvre de Balthasar - comme la concordance extrême des éléments de sa pensée théologique - est très unifiée, et, pourrait-on dire, inclusive. Elle laisse à peine de la place à des élaborations ultérieures. Il propose une œuvre théologique très déterminée qui invite plus à la contemplation qu'à la recherche hors du champ ainsi créé.

Certes, on pourrait en dire autant de chaque pensée géniale. La richesse propre de celle de Balthasar, si nous prenons vraiment au sérieux son option herméneutique fondamentale, consiste dans le fait que, malgré l'attraction forte vers la systématisation437, elle réussit à rester en

principe ouverte. Ce n'est évidemment pas le mérite de la synthèse, mais de son fondement qui est la figure insaisissable du Christ, abîme infini pour la raison humaine du mystère de la Gloire et de la Croix.

136 André Léonard, Pensée des hommes et foi en Jésus-Christ, p. 283.

137 On peut proposer une distinction. La synthèse est toujours possible mais pas le système; le système chosifie le sujet, il l'enferme, il fait de lui un objet et le transforme en un -isme. La synthèse, quelle que soit sa largesse garde une distance avec le sujet étudié.

La force de la théologie congarienne consiste dans son option herméneutique qui n'inclue pas un tel effort d'unification théorique. Tandis que Balthasar construit à l'instar d'un architecte - qui ne visite le chantier que de temps en temps -, Congar apporte le matériel. Et il le

fait de façon tellement professionnelle - vraiment théologique et avec un amour inégalé pour l'Église - qu'on ne pourrait pas imaginer un chantier théologique du XXe siècle sans le travail de

cet ouvrier totalement donné, passionné pour sa cause. L'Eglise, le Temple de Dieu, a besoin des deux. D'architectes, d'artistes ayant une véritable vision, et de maîtres de chantier; pourvu qu'ils reconnaissent humblement les limites de leur charisme et de leur mission. Nous avons, par ailleurs, très bien ressenti qu'il n'y avait pas de mauvaise concurrence aucune entre nos deux théologiens. Il n'y avait que la «con-currence» dans le sens positif de ceux qui travaillent à une même construction; pas de deux maisons, mais d'une seule. Cela se vérifiera au moment de la création des deux théologiens comme cardinaux de l'Église catholique. Mentionnons ici les entrevues télévisuelles avec nos deux théologiens, diffusées par Radio-Canada438 et datant plus au

moins de la même époque - pour Balthasar la seule jamais faite -, où nous entendons ces deux hommes analyser la situation de l'Église catholique dans le monde actuel de façons très apparentées.

3.3. L'ECCLÉSIOLOGIE D'YVES CONGAR ET D'HANS URS VON BALTHASAR