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1.5. LE DIALOGUE ENTRE CONGAR ET BALT1IASAR

2.1.6. MARIE, PREMIÈRE ÉGLISE

La réflexion ecclésiologique de Balthasar est aujourd'hui assez bien connue et continue inspirer et pénétrer un grand nombre d'esprit. Le travail du théologien suisse dans ce domaine se poursuivit en effet longtemps dans un cercle d'amis qui s'aidait d'expliciter d'avantage le rôle de Marie par rapport à l'Église. Non seulement à titre d'illustration citons ici les paroles de l'homélie prononcée à l'occasion de la Solennité de l'Immaculée Conception en 2005 par le pape Benoît XVI :

Le Concile entendait nous dire cela: Marie est tellement liée au grand mystère de l'Église qu'elle et l'Église sont inséparables, tout comme le Christ et elle sont inséparables. Marie reflète l'Église, elle l'anticipe dans sa personne, et, dans toutes les tribulations qui frappent l'Église qui souffre et qui œuvre, elle reste toujours l'étoile du salut. C'est elle qui est son centre véritable en qui nous avons confiance, même si bien souvent ce qui est autour pèse sur notre âme. Le pape Paul VI, dans le contexte de la promulgation de la Constitution sur l'Église, a mis tout cela en lumière à travers un nouveau titre profondément enraciné dans la Tradition, précisément dans l'intention d'illuminer la structure intérieure de l'enseignement sur l'Église développé au cours du Concile. Le Concile Vatican II devait s'exprimer sur les composantes institutionnelles de l'Église: sur les évêques et sur le pontife, sur les prêtres, les laïcs et les religieux dans leur communion et dans leur relations; il devait décrire l'Église

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en chemin, « qui enferme des pécheurs dans son propre sein, et est donc à la fois sainte et appelée à se purifier...» (Lumen gentium, n. 8). Mais cet aspect «pétrinien» de l'Eglise est inclus dans l'aspect «mariai». En Marie, l'Immaculée, nous rencontrons l'essence de l'Église d'une manière qui n'est pas déformée. Nous devons apprendre d'elle à devenir nous-mêmes des « âmes ecclésiales », comme s'exprimaient les Pères, pour pouvoir, nous aussi, selon la parole de saint Paul, nous présenter «immaculés» devant le Seigneur, tels qu'il nous a voulus dès le commencement (Col 1, 321; Ep 1, 4).

Les points de rencontre entre cette homélie pontificale et la théologie de Hans Urs von Balthasar ne nous surprennent pas. L'idée de Balthasar du «principe mariai» a été par ailleurs explicitement reprise déjà dans la lettre apostolique Mulieris dignitatem de Jean-Paul II347. Or

l'ouvrage Marie, première Eglise, est en effet un ouvrage commun, rassemblant des études de Balthasar et du futur pape, le Cardinal Ratzinger. Les deux auteurs ont rassemblé dans ce volume quelques études à travers lesquelles transparaissent leurs affinités théologiques. Or, l'une d'elles, qui représente l'aspect caractéristique de ce livre, réside dans le passage du dogmatique au pastoral. La figure mariale n'est pas abordée pour elle-même, mais dans un horizon ecclésial très

large, avec une attention particulière au développement d'une piété juste à l'égard de la Vierge Marie.

En lisant l'introduction de ce petit livre, et en découvrant sa structure pastorale, nous ne pouvons que nous souvenir aussi du livre Le Christ, Marie et l'Église du P. Congar. La disposition du livre : dogmatique - pastorale est similaire. En outre, dans l'introduction, Balthasar évoque, parmi les motivations qui accompagnaient son travail, les tensions qui

347 «Même si l'Eglise possède une structure «hiérarchique», cette structure est cependant totalement ordonnée à la sainteté des membres du Christ. Et la sainteté s'apprécie en fonction du «grand mystère» dans lequel l'Épouse répond par le don de l'amour au don de l'Époux, le faisant «dans l'Esprit Saint» parce que «l'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné» (Rm 5, 5). Le Concile Vatican II, en confirmant l'enseignement de toute la tradition, a rappelé que, dans la hiérarchie de la sainteté, c'est justement la «femme», Marie de Nazareth, qui est«figure» de l'Église. Elle nous «précède» tous sur la voie de la sainteté; en sa personne «l'Église atteint déjà à la perfection qui la fait sans tache ni ride (cf. Ep 5, 27)». En ce sens, on peut dire que l'Église est «mariale» en même temps qu'«apostolique» et «pétrinienne»».

Ici le document renvoie par la note n° 55 au livre New Klarstellungen de H. U. von Balthasar, en citant : « Ce profil mariai est aussi fondamental et caractéristique de l'Église - sinon davantage - que le profil apostolique et pétrinien, auquel il est profondément uni. (...) La dimension mariale de l'Église précède la dimension pétrinienne, tout en lui étant étroitement unie et complémentaire. Marie, l'Immaculée, précède toute autre personne et, bien sûr, Pierre lui-même et les apôtres. Non seulement parce que Pierre et les apôtres, issus de la masse du genre humain qui naît sous le péché, font partie de l'Église «sancta ex peccatoribus», mais aussi parce que leur triple munus ne tend à rien d'autre qu'à former l'Église dans cet idéal de sainteté qui est déjà préformé et préfiguré en Marie. Comme l'a si bien dit un théologien contemporain, «Marie est 'la Reine des apôtres', sans revendiquer pour elle les pouvoirs apostoliques. Elle a autre chose et beaucoup plus.» Cf. dans Jean-Paul II, Mulieris dignitatem, Rome, 1988.

existaient dans la théologie par rapport à la figure de Marie. Il ne les situe cependant pas à l'extérieur de l'Église catholique, mais à l'intérieur. Il s'adresse non à ses amis protestants, comme l'a fait en 1951 Congar, mais à ceux qui semblent hésiter à intégrer plus explicitement la figure de Marie dans la théologie catholique. Faut-il rappeler ici que nous sommes après le Concile et les tentions entre les divers chemins d'interprétations de celui-ci s'accentuent?

Ces éléments de ressemblance structurelle entre Le Christ, Marie el l'Eglise et Marie,

première Eglise nous ont permis, dans la phase préalable à notre travail, de rapprocher les deux

auteurs. Mais une autre ressemblance est encore à remarquer. Le P. Balthasar, de même que le P. Congar, oriente d'emblée sa réflexion christologiquement. Nous reviendrons dans la dernière partie de ce chapitre sur cette option fondamentale commune, qui s'inscrit cependant dans deux univers théologiques plutôt différents. Suivons maintenant Balthasar à travers ce livre.

Dès les premières pages de Marie, Première Eglise, nous rencontrons les thèmes classiques de l'ecclésiologie balthasarienne. Comme en écho au concept du drame trinitaire et de la personne théologique, Hans Urs von Balthasar interprète le verset du Magificat : «Il a porté son regard sur son humble servante, désormais toutes les générations me proclameront bienheureuse» (Le 1, 48), comme un paradoxe de la gloire divine apparaissant dans la kénose de l'humilité. C'est le seul chemin de la gloire vraiment chrétien (christique). Avant que nous ayons décidé de situer Marie à sa vraie place dans mystère chrétien, Dieu lui-même l'a fait selon sa propre logique : celle d'être à travers l'autre. Balthasar affirme en effet que plus un homme est remis à Dieu et enfoui en Dieu, plus Dieu, s'il le veut, peut le mettre en lumière dans sa personnalité propre. Regardant la figure de Paul par exemple, il écrit : sa lumière propre était d'abord totalement éteinte avant Damas, afin que le Christ fasse briller en lui sa lumière et que cette lumière éclaire avec force le globe terrestre.

Hans Urs von Balthasar propose de contempler, et cela est son premier argument, le rapport entre la mère et l'enfant qui s'éveille à lui-même grâce au regard aimant de sa mère. Le rapport entre Jésus et sa mère est placé d'emblée sous ce signe de l'amour, élément constitutif de toute connaissance humaine, où naît la prise de conscience de la mission. Cet élément, comme nous l'avons vu, s'inscrit également dans les structures ecclésiales, où la conscience de la mission

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propre de l'Église suppose un centre personnel, une réponse personnelle à l'appel de Dieu et pas seulement une réponse collective. À ce premier vis-à-vis s'ajoute nécessairement tout le

curriculum vilae de Marie, et notamment sa présence au pied de la Croix du Christ, où la relation

entre son Fils et elle-même, alors entièrement dépouillée de sa puissance maternelle, l'a fait participer à l'obscurité impénétrable de la Passion. Dans cette dépossession de soi que Marie éprouve progressivement dans sa vie - dans la foi, l'espérance et la charité - jusqu'à cet épisode crucial, Hans Urs von Balthasar voit le lieu dans lequel se situe l'initiation de Marie à la maternité ccclésiale, thème bien connu de la mariologie classique1,18. Or c'est ici également que se situe, selon lui, la naissance de l'Église dans son intimité constitutive comme Epouse.

Jésus donne à l'Eglise (apostolique) ce centre ou cette pointe, qui, d'une manière inimitable et pourtant à rechercher sans cesse, personnifie la foi de la nouvelle communauté : le oui immaculé, sans réserve, à tout le plan divin de salut pour le monde. Dans ce centre et cette pointe, l'Église n'est pas seulement dans l'éternité future, mais dès maintenant, Y épouse sans tache ni ride,

YImmaculata comme Paul la nomme expressément. Pourtant ce membre

éminent de l'Église a ses qualités particulières non d'une manière privée et pour elle-même, mais dans une nouvelle fécondité provenant de la grâce de la Croix, pour la communauté dans son ensemble et pour chacun de ses membres349.

Le second thème de l'ecclésiologie de Balthasar s'introduit: la féminité de l'Église dans son centre, dans son ensemble et dans sa finalité même, qui enveloppe les structures ministérielles, masculines, apostoliques et sacramentelles, instituées seulement en vue des Noces eschatologiques. Dans l'article «Qui est l'Église?»350 nous avons déjà pu découvrir le fait que la fécondité de l'Église, liée essentiellement aux sacrements par lesquels l'Esprit Saint fait vivre dans les âmes la Parole, se situe chez Balthasar de manière archélypique dans le sein de la foi de Marie. Le caractère féminin de l'Église - idée foncièrement biblique - est donc personnalisé concrètement en Marie. En elle, le «moi» de l'Épouse s'unit au «moi» de l'Époux. Ici encore, nous retrouvons exactement les mêmes perspectives balthasariennes, déjà étudiées avec plus de précision dans son article de 1961. Le livre Marie, première Eglise est enrichi par le P. Balthasar

148 Cf. par exemple le livre de Karl Delahaye, Ecclesia Mater, [Unam Sanctam, 46], Paris, Éditions du Cerf, 1964, 277 pp.

149 Cardinal Josef Ratzinger, Hans Urs von Balthasar, Marie, première Église, Paris - Montréal, Médiaspaul, 1998, 187 pp., p. 113.

d'une réflexion pastorale dans le chapitre sur le culte mariai. L'Église, dans tous ses membres de tous les temps, doit se tourner vers son centre pour y apprendre comment répondre à l'offre de la grâce de Dieu en Jésus-Christ.

Quelle sera alors l'image de Marie que le chrétien peut apprendre de l'Écriture? Balthasar répond sans hésitation : christologique et ecclésiologique : une image qui renvoie toujours au Christ et à l'Église. Nous voulons dire par là que la piété marialc - en soi parfaitement légitime - est exacte seulement si elle conduit à l'ensemble de la foi351. Autrement dit, un culte justement compris, donne une juste mesure au culte. C'est ainsi d'ailleurs que Balthasar répond à

l'interrogation introductive de son livre : De Marie jamais assez, ou non?

Le théologien suisse n'omet pas de rappeler les excès de la piété mariale352. Sans pour autant chercher leur fond théorique, comme l'a fait excellemment le P. Congar dans l'ouvrage parallèle. Si Balthasar indique que le second chapitre de son étude répond aux développements dogmatiques de son premier chapitre353, il n'aborde cependant la relation entre la théologie et la

piété en général que de façon très limitée. La présence de l'Ecriture, la prise de conscience christologique et trinitaire de la prière, ainsi que la catéchèse, sont les constantes qui doivent réguler les défauts et les excès. L'énoncé qui nous paraît le plus remarquable est celui qui démontre la nécessité du passage de la vénération à l'imitation. L'aspect ecclésiologique y revient dans toute sa force. Le P. Balthasar tient à rappeler l'unité qui existe entre le «oui» divino-humain de Jésus au Père et le «oui» de Marie et celui de tous, depuis Abraham jusqu'à ceux qui dans le «Notre Père» disent : «Que ta volonté soit faite...».

Le centre du oui mariai se trouve exactement au centre du Fils, mais il n'y disparaît pas. Car Marie l'a prononcé la première pour rendre possible, pour la première fois, l'incarnation, et son oui reste pour nous, membres de l'Église, la réponse centrale et pleinement valable aux exigences du Seigneur... Marie exprime sa disponibilité croyante en vertu d'une grâce finalement christologique, tandis que le Fils de son côté, ne renie jamais ce qu'il doit à sa mère... Quand le Christ est artificiellement détaché de sa mère ou de son Église, il n'est plus pour la piété chrétienne historiquement saisissable, il

151 Ce mouvement rappelle alors les axiomes très courants de la piété mariale classique exprimée par les adages du type «Per Mariam ...» etc.

152 Cardinal Josef Ratzinger, Mans Urs von Balthasar, Marie, première Église, p. 118. 153 Ibid. p. 118.

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devient quelque chose d'abstrait, un être qui tombe du ciel comme un aérolithc, puis remontant au ciel, sans s'enraciner concrètement dans la tradition passée et future des hommes... L'unique acte fondamental peut s'accentuer de bien des manières, et il laisse ainsi de la place pour bien des spiritualités diverses, mais toutes partent du même centre et doivent aussi revenir à ce centre : à l'unique oui du Christ, de Marie et des membres de l'Église... 354.

L'attention que Marie porte à ceux qui n'ont plus de vin et sa seule parole adressée aux hommes - «faites tout ce qu'il vous dira» -, caractérisent l'imitation qui, comme le dit Balthasar, devient le comportement ecclésial355 : une disponibilité à la volonté de Dieu se

dépassant sans cesse - l'écoute bénédictine ou l'indifférence ignatienne par exemple - acquiert finalement la dimension du type, du témoignage. Il s'agit ici, une fois encore, de la thématique balthasarienne de l'anima ecclesiastica dont le dynamisme est fondé sur le rapport entre la sainteté objective et la sainteté subjective dans l'Église. À ce propos Achiel Peelman précise :

Le Saint-Esprit est en même temps la relation inter-subjective entre le Père et le Fils (leur commun amour) et la «règle objective» qui, selon l'inversion trinitaire déjà analysée, présente au Fils tous les détails de sa mission et exige son obéissance radicale. C'est pourquoi il y a, au sein de l'Église, un rapport vital entre la «sainteté objective parfaite, centrée en Pierre» et la «sainte Église subjectivement parfaite», ou Vecclesia mariana immaculata. Balthasar n'a jamais cessé d'insister sur l'importance du témoignage de la vie personnelle

des ministres officiels de l'Église. Leur vie personnelle et leur fonction ministérielle doivent coïncider en vue de la pleine réalisation de la mission de l'Église356.

Nous comprenons alors à quel point l'horizon dernier de la théologie balthasarienne se trouve dans la vie concrète des chrétiens. Les structures mêmes de l'Église sont orientées vers elle, suscitant l'amour et le menant à son accomplissement.

Notons que le livre Marie, Première Église, sensiblement moins technique que l'étude

Qui est l'Église?, reprendra, vingt ans plus tard, les perspectives fondamentales de la relation

Marie - Église, sans changement remarquable. Le P. Balthasar insiste sur la nécessité de situer la personne de Marie au cœur de l'ecclésiologie, non pour une raison de piété arbitraire, mais en

Cardinal Josef Ratzingcr, Hans Urs von Balthasar, Marie, première Église, 123 -124. Ibid. p. 128.

raison de la structure fondamentale de la relation entre la liberté de l'homme et la liberté de Dieu dans l'histoire de salut. La piété mariale rejoint, comme par l'arrière-cour, cette structure, en lui procurant toute son humanité. De la même façon que la rationalité peut être rejointe pas l'émotivité.