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1.3. L'ECCLÉSIOLOGIE «CHALCÉDONIENNE» D'YVES CONGAR ET LA VIERGE MARIE COMME UNE FIGURE DE MÉDIATION

1.3.2. LES CHEMINS DE LA GRÂCE

L'argumentation développée dans le livre Marie, l'Eglise et le Christ progresse selon deux axes : à partir des typologies néo-testamentaires et à partir de la théologie chalcédonienne. L'auteur analyse d'abord la position protestante et la maxime sola gratia dans sa portée ecclésiologique. C'est une ecclésiologie dite verticale, où la continuité du salut à travers l'histoire - depuis la Pentecôte - ne repose absolument pas sur une présence visible d'un corps ecclésial avec ses moyens salutaires, mais sur la grâce seule, sur «la Parole de Dieu purement prêchée (sous l'autorité de l'Esprit Saint) et sur les sacrements droitement administrés».

Yves Congar, Le Christ, Marie et l'Église, p. 10. fbid.,p. 10.

L'Eglise existe bien là où la Parole de Dieu parvient aux hommes; mais il est impossible de dire que ceci arrive là où existe, par une succession dans l'office, ce que les catholiques appellent la succession apostolique... Elle renaît et existe là où Dieu restaure la doctrine et donne l'Esprit Saint232.

Ce qui arrive, arrive là où Dieu le veut et quand il le veut. La position classique (Mélanchton) est renforcée dans la période entre les deux guerres du XXe siècle par le courant de la théologie barthienne où

la grâce est conçue comme un acte ou une décision de Dieu, relativement à nous, non comme une réalité ontique, physique, communiquée à l'homme et qui change en quelque chose sa nature. La grâce n'est pas une sorte de réalité ou de fluide spirituel qu'une créature (Marie, l'Église) pourrait contribuer à communiquer211.

La grâce advient dans le monde, le touche, mais ne le pénètre pas. L'Esprit Saint survient sans cesse, sans qu'il puisse être vraiment approprié par les structures humaines (Congar dit «réellement donné»).

À l'opposée de l'ecclésiologie dite - selon une distinction connue à l'époque dans les milieux œcuméniques - verticale se trouve l'ecclésiologie dite horizontale qui est la position catholique avec l'Église objectivement repérable dans l'histoire et pourvue des moyens ecclésiaux de grâce. On peut savoir objectivement qui est dans l'Église, mais non, bien évidemment, qui sera sauvé.

Il est certain que, si on réduit le rôle de l'Église à un rôle d'annonce et les sacrements, comme le fait Calvin, à la seule valeur de signes de la foi, il n'y a pas de différence de régime entre l'Ancienne et la Nouvelle Disposition; l'Eglise remplit le rôle des prophètes, plus exactement même celui de Jean- Baptiste : annoncer le Christ et son Royaume comme venant conduire notre foi jusqu'à lui. Mais l'Église a un autre rôle que d'annoncer, et les sacrements, tout en étant vraiment cela, sont autre chose encore que des signes de la foi : parce que le Seigneur et le salut ne sont plus seulement à venir, ils sont vraiment advenus. La vie nous a été donnée, et le rôle de l'Église, tout autre à cet égard que celui de la Synagogue, est de nous la communiquer dans ses saints sacrements234.

Yves Congar, Le Christ, Marie et l'Église, p. 17s.

232

2"Idem. Chrétiens en Dialogue, [Unam Sanctam, 50], Paris, Éditions du Cerf, 1964, 576 pp., p. 510. 234Idem. Le Christ, Marie et l'Église, p. 19s.

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Dans cette première réflexion la figure mariale est ici mise côte à côte avec une autre figure biblique, celle de Saint Jean le Baptiste. En indiquant la venue prochaine du Christ, Jean représente le rôle éminemment prophétique de l'humanité en attente de son Sauveur une attitude qui est propre à l'Ancienne Disposition. Le rôle propre de la Vierge Marie et son rôle typique prennent alors leur place : «Au cœur même du mystère de l'Eglise, dit le P. Congar235, ... la ligne apostolique de don et de communication réelle du Pain de vie, et avec elle l'Église (catholique) elle-même, sont comme contenues et symbolisées en Marie».

Contenues et symbolisées. Ces deux mots peuvent nous conduire aux deux considérations du statut de la figure mariale dans l'ecclésiologie de notre théologien dominicain. L'Église est contenue et symbolisée en Marie. En Marie se réalise la promesse de salut. En sa personne est fondée l'économie de la grâce propre à la Nouvelle Alliance, transmise à travers l'histoire par le ministère de l'Église, dont Marie est la figure parfaite, symbole du ministère ecclésial qui consiste dans le fait de porter aux hommes par le moyen de son propre corps humain (structure) la vie du Christ. Le modèle de l'Incarnation continuée de Bossuet sera évoqué dans la suite par le P. Congar mais non poussé vers ses conséquences ecclésiologiques pernicieuses qui identifient l'Église au Christ. Notre théologien demande par ailleurs à ses lecteurs d'être indulgents avec la rapidité de son argumentation parfois trop schématisée dans ce bref ouvrage.

Mais retenons encore le petit mot «comme» présent dans la citation, qui nous indique déjà maintenant la distance critique que le P. Congar se réserve par rapport à la valeur du langage métaphorique - Marie modèle de l'Église - dans la théologie dogmatique; l'ecclésiologie n'est pas seulement «mariale».

Tout en étant l'aboutissement de toute l'histoire d'Israël, de son attente et de son effort vers Dieu, elle (Marie) est aussi la première cellule du Paradis restauré et de la nouvelle création dans le Christ. Jean est le ministre de l'annonce, le dernier chaînon de la lignée prophétique, Marie, le ministre du

don véritable, est le premier chaînon de la lignée de vie qui est le Corps du Christ236.

Marie et l'Église sont rapprochées sur le plan décisif et formel : l'une et l'autre représentent, en effet, la part du moyen humain de l'Incarnation salutaire: l'une, pour la procurer, l'autre pour la communiquer et répandre, selon le mot de Bossuet237.

Nous nous trouvons devant un tableau à trois dimensions : Marie, l'Église et notre humanité. Le P. Congar tout en continuant son dialogue vigoureux avec la théologie protestante, nous amène devant la problématique cruciale où Marie va assumer son. rôle théologique et typique :

La différence qui oppose ici les protestants à la tradition catholique tient au débat monumental, véritablement foncier et décisif, qui porte sur la coopération de l'homme à son propre salut... Marie représente précisément, dans l'Incarnation rédemptrice, la coopération de l'humanité et de l'Église238.

Comment en sommes-nous donc arrivés à ce passage entre le rôle de Marie à l'heure de l'Incarnation et le principe de coopération? Dans l'Incarnation elle-même, l'abîme fondamental entre le ciel et la terre a été une fois pour toutes supprimé. Il s'agit désormais d'un nouveau régime de relation entre Dieu et l'homme, celui de la grâce où l'humanité est engagée de façon absolument nouvelle. C'est l'humanité du Verbe fait chair dans le sein de Marie qui l'instaure, bénéficiant, on peut le dire, de ce que la Vierge, toute graciée, Immaculée, est dans son humanité. Elle participe donc de façon parfaite à son propre salut en s'offrant à la volonté de Dieu, en donnant son humanité à la disposition du Verbe. La créature - et le P. Congar de citer saint Augustin - n'est pas sauvée sans son propre consentement, sans ce que l'humain peut faire dans le régime de la grâce. Or il n'est pas question seulement ici du salut personnel de Marie, mais du salut de tous, rendu possible grâce à elle, grâce à son acte d'ouverture à la volonté de Dieu. Il s'agit ici d'un principe qui se traduit, dans le cas de l'Église, par l'existence et le rôle du ministère apostolique et des sacrements; réalités visibles qui sont les signes du salut.

Y. Congar, Le Christ, Marie et l'Église, p. 21. Ibid, p. 22.

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Être fait à l'image de Dieu équivaut à être constitué son vis-à-vis, comme Eve l'avait été pour Adam; c'est être un associé de son œuvre. Et si la prédestination place une âme dans la situation de ne pas coopérer seulement à son propre salut personnel, mais aussi au salut de plusieurs autres, être à l'image de Dieu comporte, dans cette âme, l'appel à une coopération de portée collective, voire universelle. Tel est évidemment le cas de Marie239.

Le Verbe se fait chair. C'est dans la chair, avec elle et par elle, que le Verbe accomplit l'œuvre de salut. Si les protestants n'admettent pas le rôle propre de l'humanité dans l'œuvre de salut, il faut les inviter à aller encore plus loin, au delà de notre propre coopération, de celle de

l'Eglise et de celle de Marie2*0, afin de se poser la question du statut de la vraie humanité de

Jésus et de son rôle dans l'œuvre de salut. Nous voici donc amenés au second volet de l'argumentation et à la base de la discussion où se trouve la problématique christologique du Concile de Chalcédoine et de son dogme communément retenu par toutes les grandes confessions chrétiennes jusqu'à aujourd'hui2,1'. La vraie humanité, la sainte humanité du Christ,

est confessée chez les protestants, ainsi que le titre de Théotokos du Concile d'Ephèse qui souligne la confession de cette vraie humanité tirée de la Vierge Marie.

Après une brève introduction historique - qui contient par ailleurs une magnifique action de grâce du P. Congar pour la foi millénaire et commune -, le tableau s'assombrit. La question est grave : «D'accord sur la formule dogmatique du mystère de l'Incarnation, le sommes-nous complètement sur son sens»242? Selon le père dominicain,

les grandes oppositions modernes tendent à porter sur l'interprétation d'ensemble du christianisme, surtout dans son rapport à l'homme (anthropologie); elles deviennent des divisions dans la conscience chrétienne, même lorsque celle-ci confesse unanimement la venue dans la chair du Verbe et l'existence de Jésus-Christ en sa qualité de vrai Dieu et vrai homme243.

Interrogeant la théologie de Luther, notre auteur démontre cela clairement justement sur l'exemple du dogme christologique sur les deux natures du Christ. La theologia crucis, si "'' Y. Congar, Le Christ, Marie et l'Église, p. 24

240 Ibid, p. 26 241 Ibid, p. 28 242 Ibid., p..31 243 Ibid, p. 32

fortement ancrée dans le protestantisme, refuse de s'intéresser à ce que Dieu peut être en lui- même (theologia gloriae), là où cela ne touche pas notre salut. «Peut importe que le Christ ait deux natures, dirait Luther, ce qui est la formule, si l'on peut dire, de sa constitution interne... pour moi le Christ, prenant sur lui notre péché, m'attribue sa justice»244. Luther distingue très

nettement la grâce et la nature afin de sauvegarder le caractère entièrement gratuit de la grâce et l'acte de Dieu de notre salut, opus Dei, vide de tout mérite - en soi impossible - de l'homme. Le rapport entre la nature et la grâce touche ici à ce que Blondel appelle Yextrinsécisme où la distinction entre la nature et la grâce devient pratiquement isolement, séparation, discontinuité radicale; en ce sens, comme l'écrit André Léonard,

...qu'il n'y aurait pas d'affinité profonde entre la nature même de l'esprit humain et sa destination surnaturelle à l'intimité divine. Dans cette fausse conception, la grâce ne serait qu'une superstructure totalement contingente, ajoutée arbitrairement à la nature humaine en vertu d'un décret souverain de Dieu245.

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le protestantisme naît juste au moment où la crise nominaliste - qui affaiblit l'accord médiéval entre la raison et la foi pour ouvrir le chemin au fidéisme et rationalisme - du XIVe siècle touche à sa fin246.

Ce que veut Luther, c'est que TOUT, dans le salut, vienne de Dieu seul, soit l'œuvre de Dieu seul, et que, pour cela, il n'y ait qu'un courant de don, procédant de Dieu, et pas de retour à Dieu agi par l'homme, pas de remontée dans laquelle la coopération de l'homme, rendu possible et mue par un don de Dieu, opérait aussi quelque chose. Il veut que vraiment Dieu opère toutes nos œuvres en nous247.

Le P. Congar nous invite donc à situer les propositions de Luther dans la terminologie chalcédonienne et il constate que, «malgré sa fidélité à la formule du concile, le Réformateur a, dans sa christologie, quelque chose, tout à la fois, de nestorien et de monophysite»248. Il n'est

cependant pas nécessaire de nous arrêter maintenant sur les implications de cette problématique.

244 Yves Congar, Le Christ, Marie et l'Église, p. 34

245 André Léonard, Pensée des hommes et foi en Jésus-Christ. Pour un discernement intellectuel chrétien, Paris- Namur, Le Sycomore, 1980, 302 pp., p.26.

246 Yves Congar, La foi chrétienne et la théologie [Théologie dogmatique], Paris, Desclée, 1962, 281 pp., p. 251.

2A1Ibid.,p. 36

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Les douze dernières pages de Marie, l'Eglise et le Christ sont consacrées à la conclusion, en forme de parabole: celle du lac et de l'aqueduc. De trois façons le lac - l'Eglise - peut être rempli de l'eau - la grâce. D'abord par une source intérieure, ce qui est le cas de la Jérusalem céleste. Puis par un aqueduc qui conduit la grâce d'une source qui se trouve à une certaine distance du lac. C'est le cas de la théologie catholique où la succession apostolique dans les ministères et les sacrements nous lie à la source qui surgit d'un lieu et d'un temps précis de l'Incarnation et de la Croix. Enfin, à partir de la pluie, cela représente la théologie protestante, où le principe de continuité ne se trouve pas ici bas, mais là où est entré Notre Seigneur Jésus Christ, dans l'invisible. L'image du lac reste cependant à compléter. Tout aussi bien les protestants que les catholiques ne seront pas d'accord avec la simplification que peut contenir ce tableau. Si les protestants admettent une certaine continuité des «conduits» dans la Bible et dans les sacrements, les catholiques admettent de leur part l'action de Dieu, de l'Esprit Saint, qui ne touche pas les hommes exclusivement à travers les conduits de la médiation ecclésiale.

À ce point de la lecture de l'article nous voulons abandonner les détails d'argumentation, au profit du commentaire de la méthode congarienne qui transparaît à travers sa réflexion et qui nous conduit à mieux situer la figure de Marie dans l'ensemble de son œuvre préconciliairc. Nous avons vu en effet dans les parties précédentes de notre travail à quel point la pensée de Congar se dirige sans cesse vers l'essentiel, en abandonnant souvent les considérations mineures à la merci du dialogue théologique. 11 est, on peut le dire, intransigeant quant à la recherche d'un équilibre théologique, qui est pour lui peut-être le seul chemin susceptible de pouvoir ouvrir les portes au consensus théologique entre les chrétiens. Sans cesse attentif à l'histoire, il replace non seulement le dogme, mais aussi ses interprétations dans leurs contextes historique et théologique, et il donne ainsi au dogme la chance de revivre de nouveau dans l'histoire, dégagé des couches théologiques trop circonstancielles. Suivant l'argumentation de Congar, dans son ouvrage Marie, l'Église et le Christ, nous voyons que se trouve comme confirmé son attachement à la perspective christologique de toute la doctrine mariale et ecclésiale. Marie et l'Eglise, les deux représentantes de la part du moyen humain de l'Incarnation

salutaire - l'une pour la procurer, l'autre pour la communiquer et la répandre249- sont restituées

entièrement dans leur rapport premier au Verbe Incarné, dans une logique... christologique.