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LA FABRICATION DES BUSTES

Les 11 bustes rigides doivent être fabriqués dans un matériau solide et être réutilisés à chaque spectacle. Le douzième buste doit être utilisé dans une scène

2. Si le fournisseur ne peut livrer 11 bustes ou bien si les bustes sont en fibre de verre (matériau dont l’usage est interdit dans la fabrication d’accessoires), il faut

16.2 La seconde réunion entre accessoiristes : l’anticipation de l’objet

16.2.2 Une présentation en fonction d’une lignée technique

Toute la réflexion sur l’anticipation d’un procédé de fabrication des bustes va se faire sans document, Dorian n’ayant pas récupéré le dossier dans l’atelier des décoratrices. Il n’y a donc pas de photographie ou de dessin servant d’appui.

- Les bustes rigides

Dorian évoque tout d’abord la fabrication des 11 bustes rigides. Ces 11 bustes vont être achetés chez un fournisseur et modifiés pour correspondre à l’attente du chorégraphe (« qu’on couperait en deux tout simplement et après les attaches » Dorian1, A ce moment-là Dorian donne deux informations : il indique à la fois le moyen de se procurer les objets déjà manufacturés, et le procédé de transformation et de contention. Puis un débat s’engage sur la contrainte paradoxale de faire porter un objet rigide par une danseuse dont le corps est en mouvement ( Damien : « ce n’est pas évident pour une danseuse c’est un truc une carapace »2) La nécessité de compléments d’information sur la gestuelle limitée des danseuses est évoquée.

L’objet est immédiatement situé dans le milieu où il doit fonctionner et les incidences qu’il opère potentiellement sur ce milieu sont envisagées, ce qui permet une sorte d’enquête progressive par anticipation des problèmes posés et une définition précise de la situation. Dorian montre sur lui la limite haute et basse de l’objet, ce qui permet de mesurer les conséquences sur l’amplitude des mouvements des danseuses. Le but est de se « rendre compte » à l’avance. Les problèmes anticipés et évoqués à voix haute, le sont toujours par rapport au corps des danseuses : pouvoir rentrer dans les bustes préformés, faire en sorte que le revêtement interne ne soit pas irritant. Ceci constitue deux questions à régler, et qui pourraient faire échouer l’idée d’utiliser ces bustes manufacturés pour le ballet. Le caractère standard de ces bustes risque de poser des problèmes d’assemblage parce que toutes les danseuses n’ont pas la même taille (Phileas : « On n’est pas au CrazyHorse ici »,3)

L’anticipation de la fabrication des bustes va jusqu’à l’évocation d’un autre moyen à partir de bustes thermoformés empruntés à deux autres structures

(Dorian : « c’est une super idée aux Beaux-Arts, c’est comme S, …. Ils ont eu fait des thermoformages4).

Le dernier élément évoqué est l’éventualité de changement du procédé technique au cas où la décoratrice ne trouverait pas ce qu’elle souhaite chez le fournisseur, ce qui impliquerait une réorientation du processus opératoire. Les bustes ne pourraient pas être utilisés en l’état. Il serait nécessaire de fabriquer un moule qui servirait de matrice, à partir d’un exemplaire pour ensuite le fabriquer en petite série (11 exemplaires) selon la technique du thermoformage.

1 Verbatim, p. 25, l. 27

2 Verbatim, p. 25, l. 34-35

3 Verbatim, p. 26, l. 2-3

4 Verbatim, p. 25, l. 54

A cette éventualité un des accessoiristes évoque la possibilité de moulage à partir d’un modèle (Dorian : « Comment c’est, il y aura une nana qui pose ? »1, ce que Dorian récuse en précisant que le pari pour l’instant c’est que l’idée des 11 bustes manufacturés fonctionne, point de vue que ne partage pas un des accessoiristes (Dorian : « Non alors pour l’instant il n’est pas question d’avoir de modèle », […]

Dorian : « On part sur l’idée que ça va marcher du premier coup, […] Damien : « t’es optimiste »,2).

Puis Dorian réoriente la réflexion sur le second procédé de fabrication qui lui semble d’un niveau de difficulté plus élevé et pour lequel il sollicite une attention particulière. C’est pour lui un problème pour lequel il ne semble pas avoir de solution. (Dorian : « Ça c’était le côté le plus facile du boulot, maintenant le plus compliqué là où je demande toute votre attention »3)

Au total la discussion sert aussi à produire une image commune de l’objet, des procédés éventuels, et à définir les contours de la prescription. Le double mouvement de l’activité, à la fois inscrite dans un registre ludique et réaliste sur la complexité du travail à effectuer, signe une résistance et un intérêt pour le travail.

- Le buste cassable

Après avoir signalé le changement d’objet, Dorian, présente dans la même intervention, à la fois la demande du chorégraphe (Dorian : « Onzième modèle qui doit se casser »4), et le procédé technique d’un buste en plâtre, avec les problèmes et difficultés, pour la danseuse et pour le transport de ce matériau fragile réagissant mal aux chocs (Dorian : « Parce que les plâtres tu vois déjà la difficulté pour les transporter, de faire un modèle, de faire un modèle en plâtre qu’elle puisse le mettre en place, le fixer le dos, etc. l’avoir sur elle… l’inconfort que ça va… » 5). La manière de présenter le procédé indique de nouveau à la fois l’anticipation et le caractère insurmontable de ce mode opératoire : l’impossibilité est liée à la nature du matériau. Un des accessoiristes résume la contradiction à l’origine du problème : épaisseur du plâtre = solidité => poids, (Marcel : « et puis le poids… prends voir une des plaques là qui font un centimètre… et puis si tu fais plus mince ça va être hyper fragile »6).

A ce stade le critère de solidité est résumé par l’épaisseur et donc la quantité de plâtre. Ce sont les plaques de plâtre à fabriquer en série, en cours de fabrication qui servent d’ « étalon ». Il semble qu’avec une épaisseur inférieure à 1 centimètre, le plâtre devienne trop fragile ; mais en même temps cette épaisseur rend les bustes trop lourds pour la danseuse. A ce stade le plâtre n’est pas envisagé de manière plus dynamique grâce à un jeu de variations d’épaisseur.

1 Verbatim, p. 26, l. 31

2 Verbatim, p. 26, l. 32-33

3 Verbatim, p. 26, l. 48-49

4 Verbatim, p. 26, l. 49

5 Verbatim, p. 26, l. 50-52

6 Verbatim, p. 26, l. 54-55

Du coup cela maintient ce type de matériau et de procédé à distance. C’est vers la formule puzzle, à laquelle les membres de la réunion précédente avaient déjà pensé que s’oriente la réflexion. Avec ce changement de procédé, la technique varie sur deux aspects : sur le matériau (dans ce cas il s’agit d’utiliser un buste déjà thermoformé) et sur le mode opératoire associé (prédécouper le buste en morceaux). On est donc sur une autre lignée technique que celle d’un buste en plâtre d’une seule pièce à usage unique et qui nécessite une fabrication en petite série. Le puzzle lui, est dans la continuité des premiers bustes, ce qui représente d’ailleurs une économie de travail. Il suffit de prendre un buste déjà présent et de le transformer, l’objet est réutilisable à condition de trouver le moyen de reconstituer de manière factice l’intégrité du buste. La formule puzzle se rapproche d’un leurre qui simule une casse, alors que le buste en plâtre est un vrai buste qui se casse réellement. Dans le premier cas on est sur une modalité de fabrication d’objets de théâtre sous forme de simulacre, dans le second il s’agit d’une réalité matérialisée, le buste se casse vraiment.

C’est à partir de la modalité technique du puzzle que va se faire la production d’idées. Il s’agit de trouver un matériau qui permette d’ajuster les différents morceaux du buste en prenant en compte la compatibilité des matériaux entre eux, PVC et plâtre, PVC et papier mâché, PVC et bande plâtrées. La discussion met en présence deux accessoiristes qui font et récusent à la suite la proposition, la mettant de côté (Philéas : « du papier mâché c’est léger, […] Marcel : « mais ça va pas se casser », […] Damien : « le papier mâché comment tu veux que ça se casse ça va jamais se casser comme du plâtre »,[…] Marcel : « le papier mâché ce n’est pas lourd mais ça cassera pas »1).

A ce premier stade Dorian propose à nouveau le procédé technique du puzzle à partir de deux sources de bustes : soit un des bustes achetés, soit un des bustes fabriqués à partir du moule thermoformé, le plâtre étant le procédé de fixation des morceaux préalablement découpés. Ce qui permet de maintenir un effet visuel cohérent entre les bustes rigides et celui cassable. Plus qu’une synthèse il définit la réponse au problème posé.

La discussion reprend à ce moment-là, car les accessoiristes ne semblent pas partager le point de vue de Dorian. Damien fait un signe de tête dubitatif à la proposition de Dorian2). Ce qui ré initie une phase d’enquête sur le contexte chorégraphique pour définir le déclencheur du processus de casse (Damien : « ça doit se casser comment ? Y a un truc, un objet, elle reçoit un coup ? Elle se l’écartèle ou je ne sais pas elle va le déchirer »3)

Il y a une sorte de mise en écho permanente et une émergence progressive du contexte : modalité de casse, état cutané de la danseuse qui transpire, matériau à maintenir collé (PVC) et compatibilité avec le liant, épaisseurs différentes selon les lignes de courbe du buste et qui risque de blesser les seins de la danseuse.

1 Verbatim, p. 27, l. 13-16

2 Verbatim, p. 27, l. 26

3 Verbatim, p. p. 27, l. 30 et 32

Le plâtre est de nouveau mis de côté : trop difficile à mouler. C’est Damien qui évoque la nécessité de faire des essais (Damien « il fautessayer »1).

A partir de ce moment des tentatives concrètes vont faire avancer la situation.

Ce que propose Damien c’est l’entrée dans la phase expérimentale, c'est-à-dire une avancée dans le cycle imagination-invention. L’évocation des essais pose à nouveau la question du support, moule acheté qui risque d’être fabriqué à partir d’un composant en fibre de verre interdit au théâtre, ou bien en PVC à l’aide d’un thermoformage à partir d’un moule. Ce qui se profile à ce moment-là c’est l’ébauche d’un procédé opératoire : tester des matériaux qui tiennent les morceaux prédécoupés et la fabrication d’un contre-moule. De nouveau c’est la proposition d’autres matériaux comme la pâte Fimo, le papier de soie, la colle d’os. A chaque proposition, l’idée est considérée à partir de la contradiction : tenir et casser. Certaines idées sont écartées, d’autres simplement laissées en suspens. A chaque idée écartée, une autre idée est proposée ; chaque membre du groupe apporte son point de vue. A plusieurs reprises l’idée des essais est évoquée (Phileas : « faut faire des essais », […] Damien : ouais mais après faut faire des essais », …Marcel : « on n’a jamais fait ça et puis on va essayer de trouver des trucs mais faut faire des petits essais parce qu’après autrement on n’arrive jamais »,,[…] « Marcel : faut essayer, faut essayer ». 2Avec la notion d’essai, c’est la question du temps disponible qui est posé (Phileas : « on a combien de mois pour faire ces essais ? ».3

A la nécessité de confronter les images produites anticipant des matériaux et des modes opératoires avec une situation réelle de fonctionnement encore à l’état de prototype, s’ajoute une contrainte : la production sous pression temporelle d’une part liée à la date du spectacle mais aussi aux nécessités des planifications des autres spectacles. Le cycle imagination-invention est limité et configuré à l’intérieur d’un cadre temporel défini et limité, ce qui peut créer une tension car la solution et le processus pour la trouver ne sont pas encore complètement défini. Cet aspect caractérise toute vraie situation problème telle que la définit Palmade (2008, p.18), qui est traversée par deux éléments. Non seulement il y a absence de solution disponible mais de plus « nous ne pouvons définir le chemin qui doit nous conduire à la solution ». Les images produites à tour de rôle par les accessoiristes jalonnent la recherche des bons matériaux, et l’évocation des essais indique la nécessité de déterminer le mode opératoire pour y parvenir. Le choix porte sur la voie expérimentale, avec la tentative d’essais de petite taille comme dans l’exemple d’une maquette.

La maquette ou l’échantillon ont pour fonction de reproduire de manière réduite la situation visée. Il y a une concentration du réel à une taille plus facilement

1 Verbatim, p. 28, l. 25

2 Verbatim, p. 30, l. 31- 34-35-49

3 Verbatim, p. 30, l. 33

manipulable tout en conservant la complexité de la réalité à son échelle naturelle. C’est de nouveau Marcel (Marcel : « nous maintenant on est dans Frankenstein », 1qui signale, à la fin de la réunion qu’elle est arrivée au maximum de ce qu’elle pouvait produire : information de l’équipe, investigation et analyse des problèmes, production d’images anticipatrices, proposition d’une méthode pour trouver la solution, implication de l’équipe, et que le chantier est démarré.

En synthèse, ce qu’on voit à l’œuvre dans cette réunion, c’est le déroulement d’une phase du cycle imagination-invention. A ce stade, la production d’images sert à anticiper le fonctionnement interne et externe de l’objet, une fois dans sa compatibilité potentielle avec son milieu externe ainsi que dans sa compatibilité interne, les matériaux capables de maintenir les morceaux prédécoupés de PVC et de les laisser se séparer. Les images produites sont des images-souvenirs puisées dans l’expérience de chacun et sélectionnées selon leur pertinence dans le cadre du problème posé. Les accessoiristes travaillent en l’absence d’objet-image puisqu’il n’y a pas de documentation : c’est la démonstration faite sur le corps (montrer les limites du buste en haut et en bas) qui produit une image de référence et ouvre sur une poursuite de l’analyse du milieu associé du futur objet. On perçoit à cette occasion le cycle de l’image qui fonctionne selon la description de Simondon (2008, p. 138) comme « une décantation à chaque phase sous forme de réduction du nombre d’éléments conservés et proposés finalement comme matières d’invention ».