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CADRE THEORIQUE

Chapitre 9 : La place de l’activité dans la genèse instrumentale

9.3 La critique des propositions de Simondon

A plusieurs reprises Rabardel critique la position de Simondon, notamment à l’occasion de son débat entre approches anthropocentrée et technocentrée.

Débat sur lequel nous souhaiterions revenir dans un premier temps. Il nous parait erroné d’attribuer à Simondon une position technocentrée qui privilégierait l’objet au détriment de l’humain. De notre point de vue, la réflexion développée dans le MEOT ne contient pas cette orientation. De plus, l’exclusion de cet auteur du débat relatif à l’articulation entre objets techniques et activité humaine, fait perdre l’occasion d’une réflexion sur un co-développement objet / activité rendu possible par l’existence d’une relation dynamique entre l’objet et l’humain. Autrement dit, en envisageant la relation objet-homme comme un

couplage structurel (Maturana & Varela, 1994 ; Stiegler, 1994), il devient possible de concevoir un développement de l’activité possible grâce aux, et avec les objets techniques, en dépassant la seule question de leur usage.

9.3.1. Une bipolarité qui exclue

La description, argumentée d’un point de vue technocentrique et anthropocentrique, semble se distribuer de manière bipolaire (ce que note d’ailleurs Rabardel), autour d’une mise en avant ou en retrait soit de l’objet, soit de l’activité humaine. Même si les exemples qu’il présente sont convaincants, il n’empêche que la réflexion de cet auteur pose une sorte de ligne de partage qui a pour effet d’exclure tour à tour un élément ou l’autre et de renvoyer les deux points de vue dos à dos.

Cette bipolarité constitue aussi une ligne de partage avec laquelle il devient plus facile de classer les auteurs, en fonction de l’élément qu’ils priorisent dans leur approche. Nous nous interrogeons sur la forme de cette dichotomie et son inscription à l’intérieur d’une réflexion qui considère le monde des hommes et celui des objets comme différents, inscrits dans un rapport de domination et de défiance. Cette position n’est pas sans rappeler le constat qu’effectue Simondon dans les premières pages du MEOT : « la culture s’est constituée en système de défense contre les techniques » (1989, p. 9). La notion d’usage, même si elle est porteuse d’une activité humaine indispensable s’inscrit dans un phantasme de domination par l’objet. C’est l’homme qui use de l’objet et non pas l’inverse.

Le grand soin qu’apporte Rabardel (1995, p.59) à désigner l’objet technique Objet Matériel Fabriqué, pour ne pas conditionner son analyse par une appartenance trop orientée en faveur de la technique, nous intrigue et nous incite à discuter ce point de vue. On peut comprendre cette sorte de gommage d’un terme comme tentative d’éloignement d’un mode de pensée au profit d’un autre : il est parfois nécessaire de changer de lexique pour éviter tout risque de confusion. Malgré tout le choix nous parait étrange, car en se fixant sur l’élimination de la technique en remplaçant ce terme par un autre, il efface la présence humane inhérente à la définition de ce terme.

9.3.2. La technique, agissement sur le monde et développement humain, au-delà de la magie

La technique, explique Simondon (1969) dans la partie de son ouvrage relative à l’essence de la technicité, est une phase très importante dans la genèse du développement humain. La technicité se caractérise par l’utilisation d’objets, entités détachées du milieu, manipulables. Elle signe l’apparition d’un écart entre le monde et l’humain, autrement dit elle indique l’apparition par

différenciation d’un monde objectif et d’un monde subjectif. Elle fait suite à la magie qui est le premier rapport homme-monde, dans lequel il y a une union entre les deux, qui rend indistincts les deux éléments.

Dans la magie le système est auto-cohérent, comme un tout solidaire, dans lequel « l’action peut se réaliser à distance par simple intention et influence, […], il n’y a pas d’extériorité dans l’intervention de l’homme de la magie sur le monde, c’est le monde lui-même qui se modifie de façon intime et fluide » (Chateau, 2008, p.104). L’univers magique résulte d’un lien permanent entre l’ensemble des éléments qui le constituent. Il est possible d’y agir à distance par la seule intention ou volonté. Dans un monde technique, réalité humaine et réalité du monde sont différenciées et il est nécessaire d’agir pour produire des transformations. Ces objets se révèlent des entités détachables, à la fois de l’humain qui les produit mais aussi du monde et destinés à l’investir. La technique est un moyen de modification du milieu, à l’aide d’instruments transportables, manipulables.

Ce n’est pas tant pour différencier la magie de la technique que nous précisons les différences entre ces deux aspects de la pensée humaine, que pour aborder la question de l’invention comme tentative de réponse à un problème, et d’une réponse en terme technique à ce problème sous la forme d’une intervention concrète sur le monde à l’aide d’instruments. La technique est la voie conçue par les humains pour répondre à leur nécessité d’agir efficacement et utilement sur le monde, pour mettre celui-ci objectivement à leur portée et en obtenir ce qu’ils souhaitent.

Vouloir agir sur le monde de manière tangible nécessite de se confronter à des ruptures dans le fil de l’action, parce qu’il n’y a pas de relation d’implication systématique entre un acte posé dans le réel et la transformation de celui-ci.

D’où l’émergence de la notion de problème, de situation à résoudre et d’invention que nous distinguons de celle de création et de créativité. C’est à partir de cette précision quant à la définition de la technique, ses finalités, qu’il est aussi possible d’associer fortement invention et objets.

La technique, dans sa genèse, est un indice d’évolution de la pensée humaine, c’est le moyen que se donne l’homme pour investir le monde, c’est elle qui permet à la pensée scientifique d’émerger.

9.3.3 Une omission coûteuse

A partir de cette présentation sommaire, nous souhaitons mettre en avant, le fait que le choix effectué par Rabardel de ne pas employer le terme de technique, en dit long d’une part sur ce que dénonce Simondon (1989, p. 9) lorsqu’il démarre sa réflexion avec l’idée que la « culture s’est constituée en système de défense contre les techniques », d’autre part, sur l’élimination d’une pensée technique porteuse de progrès dans ce qu’elle contient d’humanisation, de capacité à

penser et à agir sur le monde. Mais c’est surtout le lien étroit entre la genèse de l’objet, au sens de son développement technique et le schème mental d’invention chez l’humain que cela empêche de prendre en compte. Cet aspect est fondamental pour nous. Ce que Simondon (1989, p. 244) nomme « une psychologie de la relation entre l’homme et l’objet technique » qui serait l’étude de la genèse technique des objets, leur mode d’existence, associée à celle des résultats de leur fonctionnement « et des attitudes de l’homme en face des objets techniques » (Simondon, 1989, p. 244), introduit la question d’un développement de l’activité humaine sous forme d’invention, lors de la fabrication de l’objet jusqu’à ce qu’il parvienne à un stade d’achèvement dans sa progression technique, et lors de son utilisation. Ceci étant posé, la différenciation entre fabrication et usage, n’a pas beaucoup de sens. De notre point de vue, la corrélation entre genèse instrumentale et genèse de l’invention humaine intervient à tous les moments de relation avec l’objet.

La technique est une histoire humaine qui se développe avec la présence des objets techniques. A l’opposé, discerner deux approches autour d’une présence première ou seconde de l’objet technique, établit une sorte de hiérarchie entre objet et homme et conduit à faire disparaitre une autre modalité de pensée qui prend en compte la technique dans sa genèse comme processus d’invention et de développement de l’activité chez l’homme.

9.3.4. Un désaccord consommé

Le malentendu se creuse lorsque Rabardel (1995, p. 58) semble dire que Simondon établit une hiérarchie entre la notion de « médiation technique fonctionnellement utile comme élémentaire » et celle de « perfection intrinsèque de l’objet comme d’un niveau supérieur ». La critique adressée par Rabardel porte sur un usage de nouveau balayé au profit d’un objet et de son fonctionnement qui expurge toute activité humaine. En fait lorsque Simondon parle de « médiation technique élémentaire », cela définit des actions sur le monde à l’aide d’une méthode technique (Chateau, 2008, p.108), c'est à dire d’un procédé qui existe avant l’apparition de l’instrument ou de la machine, comme par exemple pousser des animaux vers des falaises comme technique de chasse, en utilisant des particularités du terrain (Simondon, 2005, p. 86). Par ailleurs, ce que désigne le « niveau supérieur » est le caractère abouti d’un objet dans sa conception qui, selon Simondon (p. 92), désigne sa stabilité et sa cohérence, et non pas sa complexité, en fonction d’un fonctionnement défini qui contient le plus de technicité.

De même, lorsque Rabardel (p. 59) reprend l’idée de Simondon, « d’opérer un retournement qui permettrait à ce qu’il y a d’humain dans l’objet technique d’apparaitre sans passer à travers la relation de travail », nous ne pensons pas que Simondon définisse le travail de la même façon que Rabardel. Pour Simondon, il s’agit de ce rapport d’asservissement du travailleur, il parle de

« condition servile du travailleur » (1989, p. 242). Il s’inscrit dans une lecture d’une aliénation par le travail en milieu industriel taylorisé, dans lequel, hommes et objets sont pris comme des moyens au service du capital. Il ne désigne pas, de notre point de vue, l’activité au sens où l’entend Rabardel. L’usage pour Simondon correspond à un rapport d’exploitation au sens réifiant du terme, qui déshumanise à la fois l’objet et l’homme qui s’en sert.

Ce que nous souhaitons préciser au terme de cette brève discussion, c’est que le militantisme d’un analyste du travail des années 1995, qui défend l’idée d’une psychologie qui se situe à l’échelle de l’étude des contacts directs entre les hommes et les objets (Rabardel, 1995, p.31) n’est peut être pas si éloigné de celui d’un philosophe de la technique des années 60, qui poursuit l’idée de restaurer la présence humaine et son activité d’invention et de développement qu’elle niche à l’intérieur du fonctionnement des objets.

En conclusion, il nous parait improductif d’associer la pensée de Simondon à une orientation scientifique excluant l’activité. Nous pensons au contraire que ce que Simondon appelle la genèse de l’objet, son caractère inséparable de l’invention humaine, rend possible et même contient un germe d’une certaine lecture de l’activité humaine et de son développement.

Chapitre 10 : Le travail chez Simondon ___________________________________________________________

Pour la suite de notre réflexion, nous devons discuter la définition du travail chez Simondon. Pour cela nous nous appuyons sur la conclusion du MEOT (pp.

241- 256) et sur l’argumentaire développé par Chateau (2008, pp. 116-119) pour les articles « travail » (pp. 116-119), et « technicité » (pp. 103- 107).

Pour des commodités de réflexion indépendantes du cheminement du texte de l’auteur, nous présentons notre analyse de ce chapitre en deux temps. Ceux-ci correspondent, de notre point de vue, à deux types d’analyses arrimées à des champs disciplinaires différents. Le premier s’articule à la pensée développée par Marx concernant le travail, le second fait référence à la pensée aristotélicienne au travers du schème hylémorphique.