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14.4 Le jeu et sa place dans le cycle de l’image : à la croisée de deux théories

Y a-t-il des liens possibles entre la genèse du cycle de l’image décrit par Simondon et la capacité ludique humaine, que Schaeffer (1999) va jusqu’à définir comme une compétence fictionnelle ? De quoi est constituée cette capacité auto cinétique d’un organisme humain en lien avec son milieu. Est-il possible d’envisager le jeu comme conduite essentielle dans la fonction du nouveau et si oui de quelle manière ? Notre intention n’est pas d’apporter une sorte de preuve systématique d’un rapprochement évident entre la théorie de l’invention chez Simondon et du jeu chez Huizinga. Il est difficile de rapprocher et d’articuler finement deux approches qui s’inscrivent dans des champs disciplinaires différents et répondent à des intentions théoriques et épistémologiques différentes. Mais il nous semble possible a minima de mettre en discussion le développement de ces deux orientations.

14.4.1 Anticipation et jeu

Rappelons les étapes de la genèse de l’invention. Le cycle passe du stade de

l’anticipation imagée, où l’image est « un faisceau de tendances motrices, anticipation à long terme de l’expérience de l’objet » (Chateau, 2008, p. XXV) et où lors de cette composante, les « activités se jouent à vide (Simondon, 2008, p.

20), c'est-à-dire sans lien avec un objet déterminé dans une sorte d’activité

« gratuite ». Il y a à cette phase quelque chose de l’élan de « l’être jeune » (Simondon, 2008, p. 25). La seconde phase est celle de la perception, la troisième celle de la construction d’un monde mental analogon du monde extérieur, puis l’invention qui procède par saut qualitatif et permet de déposer dans la réalité un objet nouveau et inédit, puis le cycle recommence.

C’est surtout la première phase qui permet d’établir une proximité avec le jeu.

D’ailleurs Simondon (2008) indique que la capacité d’invention humaine est contenue potentiellement dans cette première phase anticipatrice qui traduit déjà une capacité à s’exercer sur le monde au travers de conduites motrices non dirigées vers un but déterminé. Autrement dit, l’invention n’est pas une phase qui émergerait par mûrissement des phases précédentes mais parce que l’humain possède déjà, fondamentalement cette capacité qui intervient dès le début de la genèse de fabrication d’images, et qui lui permet d’investiguer le monde qui l’entoure. Il s’agit plutôt d’une capacité innée qui permet la production d’une « fonction de nouveauté endogène, base de l’invention, moteurs des changements de structure » (Simondon, 2008, p. 30). Simondon présente aussi cette première phase d’anticipation « de jeu à vide des conduites », comme une « première forme de l’anticipation avant la relation de l’organisme à l’objet est l’ensemble d’activités faisant de l’organisme un système autocinétique » (Simondon, 2008, p. 30). De plus, en évoquant les jeux développés par les jeunes animaux, il indique que « l’essentiel du jeu est pré-perceptif » (Simondon, 2008, p. 37).

Il y a des rapprochements possibles entre ces analyses et l’approche de Huizinga. Le caractère vital et indiscutable du jeu, fortement soutenu par Winnicott (1971) que celui-ci considère comme une activité relevant d’une capacité dont il n’est pas nécessaire de chercher les causes, ayant un caractère incoercible, et exprimant les possibilités ouvertes de vivre par avance quelque chose et qui ouvre sur le développement de la capacité à la symbolisation, tout en soutenant qu’avant tout le jeu c’est faire, c’est agir sur le monde. On pourrait assimiler « ce jeu à vide des conduites » avec le milieu décrit par Simondon (2008, p. 30) spécifique à cette phase où l’organisme développe des habiletés qui seront ensuite disponibles pour des situations dirigées et poursuivant un but précis, à une tentative non dirigée donc dégagée d’implication trop forte et trop engageante, dans laquelle on s’essaie en faisant « comme si ». Il nous parait possible d’établir une proximité entre cette phase primitive d’investigation du milieu et l’univers de la fiction ou du jeu, espace au sein duquel « les contraintes de la réalité sont détendues » (Zaccaï - Reyners, 2005, p. 8).

14.4.2 Une étrange capacité autocinétique

Il existe cependant une différence entre le point de vue développé par Simondon qui pose cet élan de préparation d’un certain nombre de conduites comme de l’ordre de l’instinctuel précédant même le stade de la perception (Simondon, 2008, p. 20), et l’ensemble des auteurs sur la fiction et le jeu qui affirment que cette activité ludique bien que spontanée, n’appartient pas à l’instinct. « Le jeu est plus qu’un phénomène purement physiologique ou qu’une réaction psychique physiologiquement déterminée, […], le jeu est une fonction riche de sens » (Huizinga, 1951, p. 16). Le jeu n’est pas instinctuel parce que c’est une activité qui signifie quelque chose. Schaeffer (1999) de son côté relève cette capacité mimétique de produire des images ou des actions valant pour quelque chose d’autre est naturelle chez les hommes et se manifeste dès le plus jeune âge, l’auteur va même jusqu’à utiliser le terme de compétence fictionnelle (p. 16) à l’origine de l’invention et de la fiction (p. 15). L’apport de ces différents auteurs est important pour nous car il permet de déplacer ce cycle de la production d’image avec cette première phase d’anticipation dans une autre sphère d’activité et de développement que celle du jeune enfant, et de l’inscrire dans des cycles de production d’images pour des adultes en situation de travail ou de formation.

Il y a de même une proximité entre l’activité d’anticipation chez Simondon et les auteurs spécialistes du jeu lorsque celui-ci décrit la capacité d’invention comme une fonction que seule une pensée capable de prévision et d’imagination créatrice capable de « représenter, jouer le fonctionnement du futur objet technique comme un rôle peut être joué en l’absence du véritable personnage » (1989, pp.57-58). Ce n’est bien sûr pas l’allusion au théâtre qui nous fait établir un rapprochement entre les deux points de vue, c’est la proximité de définition de la capacité fictionnelle qui fait exister mentalement une situation non présente.

En résumé les deux approches théoriques ne nous paraissent pas incompatibles, à condition de ne pas maintenir l’activité ludique uniquement dans les activités de loisirs, mais de la considérer comme un régime d’activité propre à l’être humain qui lui permet de développer des capacités d’invention, de découvrir et d’investir le monde qui l’entoure avec toutes les incidences en terme de réorganisation de cette même activité.

PARTIE 4