• Aucun résultat trouvé

Le jeu n’est pas la fiction et inversement. Nous prenons soin de ne pas prendre l’un pour l’autre. Mais dans notre cas les deux univers sont à étudier ensemble car ils partagent un certain nombre de similitudes et permettent des articulations nécessaires à notre propos.

Le théâtre est une mise en scène, une représentation de quelque chose, pendant laquelle des hommes jouent la comédie. Au-delà de ce qui pourrait passer pour une sorte de jeu de mots et de tautologie, c’est la question du sens que cette institution porte dans la société humaine, que nous abordons.

Jouer la comédie, faire du théâtre lyrique, danser, sont des pratiques humaines qui nécessitent d’être considérées au-delà d’un simple phénomène culturel.

C’est le jeu comme fonction sociale fondamentale, pourvue de signification (Huizinga, 1951) qui est à l’œuvre ici. Le théâtre existe comme institution parce que les hommes jouent. Ils jouent de manière essentielle, nécessairement ; au même titre qu’une fonction biologique est nécessaire à la vie. Le sens du jeu ne se limite pas dans ce cas, à ce qu’on nomme le jeu d’acteur, ou bien à une activité physique dont le but serait la détente et la décharge d’énergie physique.

Cela désigne une fonction propre au monde humain et animal en dehors de tout effet de domestication.

C’est une forme d’expression et de développement de la culture humaine, une action et, encore plus, une structure sociale qui se retrouve dans un moment distinct de la vie courante. De manière originelle l’homme joue, et c’est dans un second temps que le jeu prend une forme plus évoluée au plan social (Huizinga, 1951). Ses formes les plus socialisées et domestiquées sont celles du théâtre, des rituels religieux, des manifestations sportives, des fêtes saisonnières, de l’organisation de la justice (la liste n’est pas exhaustive).

Le jeu n’est pas la « vie courante » ou « proprement dite » (Huizinga, 1951, p.

24) : « il offre un prétexte à s’évader de celle-ci pour entrer dans une sphère d’activité à tendance propre ».

Le jeu définit l’activité privilégiée des enfants aussi bien que les institutions humaines. Ce qui caractérise le jeu, c’est d’être à « côté de la vie courante » et d’obéir à ses propres règles à l’intérieur d’un cadre spatio-temporel défini qui permet le déclenchement d’un processus d’activité en parallèle de celle inscrite dans la vie courante. Pour nous cela signifie une capacité humaine à mener de front plusieurs processus et modalités d’activités. Pour la réflexion qui nous intéresse cela indique que le jeu est un processus qui peut être produit, vécu, par une personne qui mène en parallèle une activité laborieuse. Jouer et travailler sont deux modalités d’activités qui développent deux types de processus qui peuvent cohabiter à l’intérieur d’un même individu et dans un même espace temporel et spatial.

Pour revenir au contexte de travail des accessoiristes, il n’y a pas de recouvrement total entre le jeu et la fiction, mais ce qui les rassemble c’est ce décrochage de la vie courante sous la forme d’un processus mental parallèle. Le théâtre cumule les deux dimensions, il s’agit d’une expression de la fonction sociale du jeu dans un cadre fictionnel.

Fiction et capacité de symbolisation

La scène théâtrale est le lieu du simulacre, activité ludique ou mimicry (Caillois, 1958), et c’est le résultat de la capacité de symbolisation développée chez l’enfant présente à l’âge adulte (Winnicott, 1971). La position développée par Winnicott est proche de celle de Huizinga. A partir de la notion d’espace potentiel qui est « une aire intermédiaire d’expérience, au sens d’un processus qui permet à l’individu de maintenir différenciées et reliées, réalité intérieure et réalité extérieure » (Winnicott, 1971, p.9). C’est dans cet espace transitionnel que l’enfant élabore des images, produits de l’imagination, résultat d’une capacité de symbolisation, c'est-à-dire l’apparition d’objets qui sont des dérivés du monde objectif qu’ils visent à remplacer ou à faire exister sous une autre forme : c’est ce que Winnicott (1971) définit comme du jeu « play » et qui constitue le lit de la culture. C’est le même processus d’illusion qui existe chez l’enfant et chez l’adulte dans l’art et la religion.

Bien que les deux auteurs n’aient pas le même ancrage théorique, Huizinga affiche clairement un propos sociologique, alors que Winnicott est psychanalyste, ils nomment, décrivent le jeu comme une activité ou un processus qu’un être humain produit ou réalise.

On retrouve la même idée chez Schaeffer (1999) à propos de la fiction théâtrale dont la fonction est de déplacer des préoccupations humaines fondamentales, de la réalité vers un mode représentationnel, et à « distance de la vie courante »

pour reprendre l’expression de Huizinga (1951, p. 24), dans le but de les résoudre.

Le jeu contient l’idée déterminante d’un double processus, auquel le joueur adhère et participe, à la fois dans ses actions et dans sa conscience en arrière-plan, d’agir « seulement en apparence » (Huizinga, 1951, p. 42) car il est conscient de cette double activité mentale qu’il déploie temporairement.

La fiction comme sens du travail

Pour revenir au travail des accessoiristes, et l’hypothèse d’un processus ludique, nous avons été témoin d’un moment inscrit dans le fil de l’activité au quotidien, anecdotique en apparence, mais qui nous semble indiquer la nécessité pour le joueur d’être conscient qu’il contribue au jeu surtout lorsque celui-ci définit en partie le travail.

Lors d’une enquête d’un journal local, un technicien du Grand Théâtre, interviewé, qualifiait le travail effectué comme relevant de l’absurde. L’article ne définissait pas plus le sens que soulignait ce professionnel et il nous est impossible de le réinterroger. Mais l’article avait été découpé par un des accessoiristes et affiché sur un panneau à l’entrée de l’atelier. A la remarque d’un des chercheurs, un des accessoiristes avait exprimé son désaccord sur cette manière de qualifier le travail, en précisant que leur travail consistait à

« vendre du rêve ».

Nous retenons cette anecdote parce qu’elle résume plusieurs aspects. C’est l’affichage de la coupure de journal qui dans un premier temps retient notre attention. L’intention peut être double. Le premier point est de montrer que la presse parle du travail des techniciens du Grand Théâtre, sorte d’effet narcissique lié à un aspect de médiatisation, et ne pas laisser passer le contenu de la remarque sur le caractère absurde du travail, mis en caractère gras par le journaliste. Cela montre l’importance que les accessoiristes accordent au propos.

Le second point porte sur l’argumentaire développé face à l’expression du caractère insensé du travail. La réponse est complexe : elle définit l’activité de travail comme productrice d’une autre forme d’activité onirique, proposée et consciemment partagée, souhaitée, attendue par d’autres personnes.

Proposition reconnue socialement puisqu’elle fait l’objet d’une transaction financière.

La réponse fait échec au risque d’annulation du processus ludique, elle confirme l’existence du jeu et redonne à l’activité professionnelle son sens et son utilité sociale. Pour pouvoir exercer le métier d’accessoiriste il faut porter le jeu et y contribuer, sinon effectivement l’activité devient absurde, et les objets aussi.