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LE TRAVAIL DES ACCESSOIRISTES

Chapitre 5 : Rendre le travail visible

5.3.1 Une organisation spatiale et sociale pour une circulation de l’information

Ces situations, rassemblées pour leur communauté de signification, montrent que le travail est le plus fréquemment individuel, chaque accessoiriste ayant la responsabilité de l’objet qu’il doit fabriquer. Cependant une information à propos de cette activité circule sans arrêt entre les membres du collectif. C’est ce passage constant entre individu et collectif qui est intrigant.

Les éléments recueillis lors des observations vont dans le même sens : avec la mise en circulation des habiletés, des connaissances sont construites dans l’action, et mises en mémoire. Cette mémorisation ou conservation s’effectue soit sous forme déposée dans les accessoires, soit dans la mémoire individuelle et ou partagée des accessoiristes. Avec cet aspect c’est le développement collectif de l’activité qui est en jeu.

Plus les accessoiristes ont à produire des inédits techniques pour fabriquer des objets, plus ils échangent à propos de ces fabrications, plus ils « retiennent » ces réponses techniques, plus le collectif « monte » en capacité de faire face à des demandes exigeantes. Ce n’est donc pas la virtuosité individuelle et les connaissances isolées qui produisent le niveau de compétence de cette équipe.

C’est le mouvement incessant entre individu et collectif qui permet à chacun de faire toujours mieux, et à ce groupe de résoudre des problèmes techniques complexes et neufs.

Tout l’environnement spatial, organisationnel et social est tourné vers cette circulation permanente des connaissances. C’est un environnement qui permet une visibilité permanente, une écoute toujours possible, une déambulation entre

les établis, une entraide obligatoire, une polyvalence intentionnelle, des mises en mémoire dans les accessoires du musée, dans la mémoire de chaque professionnel.

La configuration de l’atelier donne l’impression d’un laboratoire, faisant cohabiter activité individuelle et collective en raison de la perspective offerte depuis n’importe quel endroit de la pièce, sur le travail de chacun. L’arrangement personnalisé de chaque établi montre que chacun possède une place reconnue et différenciée.

Le collectif ainsi constitué n’est pas une configuration qui associerait dans un ensemble confondu les cinq accessoiristes. Il est composé d’individus distincts qui, par leurs relations dans le fil de l’activité créent un collectif grâce à leur histoire technique commune. Les échanges s’effectuent selon différentes modalités, entre deux accessoiristes, ou dans certains cas plus rares entre la totalité des membres de l’équipe ; selon le degré d’intérêt de chacun au problème rencontré par un collègue, la prescription de la hiérarchie de s’intéresser au travail des autres, ou bien d’avoir l’avis de l’ensemble de l’équipe, la sollicitation de l’accessoiriste qui demande un avis ou un conseil, le degré de complexité de la réalisation technique.

Le collectif se spécifie selon deux principes articulés : la fabrication de chaque objet est le plus souvent de la responsabilité d’un accessoiriste ; le développement collectif de l’activité procède d’un gain individuel de l’accessoiriste même si plusieurs d’ entre eux acquièrent de nouvelles habiletés.

On n’est pas dans la situation de vases communicants avec un niveau qui monterait de manière égale et comparable pour chaque accessoiriste dont l’individualité disparaitrait au profit d’une configuration d’ensemble de l’équipe.

A chaque fois qu’un accessoiriste apprend une nouvelle technique, même si cette nouveauté reste individuelle, c’est le collectif qui gagne en performance, car la connaissance est présente, et potentiellement disponible pour une autre occasion. Il n’y a pas besoin que toute habileté, invention technique soient diffusées systématiquement. Ce qui est important c’est de savoir où est située la ressource, et d’être toujours en mesure d’être capable de réaliser la tâche, même si le spécialiste est indisponible. Il s’agit d’un entre-deux fonctionnel qui n’est ni du côté d’une attribution de compétences individuelle maximaliste, ni à l’opposé du côté d’une polyvalence sous la forme d’une interchangeabilité totale entre les professionnels. Il s’agit plutôt d’une figure d’une activité conjointe (Lorino, 2009), qui définit une activité collective qui implique des pratiques différentes et complémentaires, même si dans le cas des accessoiristes il est demandé à chaque professionnel de posséder une partie des connaissances des pratiques professionnelles des autres collègues. Un tapissier-décorateur doit savoir travailler le bois, et autres matériaux, un ébéniste doit savoir coudre des tissus.

Répondre à la commande du MES est à la fois du ressort de l’accessoiriste désigné pour la fabrication, et de la responsabilité du collectif. Autrement dit les membres du collectif sont reliés entre eux parce qu’ils sont confrontés à la nécessité de réussir une action (Lorino, 2009, p.89) c'est-à-dire de fabriquer des accessoires et répondre à des problèmes techniques. Le fonctionnement organisationnel mis en place par ce collectif, distribution des connaissances, organisation spatiale de l’atelier, déambulation, entraide, se rapproche plus d’une solidarité organique définie par Durkheim (1893, 2007, pp. 110-111) cité par Lorino (2009, p. 89), basée sur une organisation collective construite sur la nécessité pragmatique plutôt que sur la nécessité identitaire.

Mais le collectif ou le groupe, a une réalité pour chaque accessoiriste. Le fonctionnement collectif qui correspond à une réalité en termes de circulation d’information sur la fabrication des objets, existe aussi en termes d’entité d’appartenance et d’envie de partager. Le soin qu’apporte cette équipe à sa convivialité, autour des déjeuners ou autres évènements indique de notre point de vue, la nécessité de maintenir une relation entre les membres de l’équipe pour permettre une fluidité lors des échanges, de demande d’aide, de conseils, etc. On peut s’interroger en quoi dans le cas des accessoiristes cette activité conjointe basée sur une solidarité organique ne se double pas d’une solidarité mécaniste (Durkheim, 1893, 2007, pp. 110-111) plus basée sur des valeurs partagées et des enjeux identitaires plus marqués.

Pour nous la réponse est difficile à trancher. Est-ce la présence indiscutable d’une nécessité de réussir qui produit cette solidarité organique qui génère des phénomènes appartenant au domaine de la convivialité, ou bien on a affaire dans ce cas à la présence d’un double processus qu’il est important d’interroger pour savoir si le fonctionnement de cette équipe reste une sorte de cas d’exception ou bien possiblement généralisable.

5.3.2 En résumé

Ce collectif est composé d’individus qui possèdent chacun une expertise singulière liée à sa formation d’origine et son histoire professionnelle. Elle se constitue à partir de deux activités génériques de distribution ou de mise en circulation d’informations, et de conservation qui correspond aux procédés techniques utilisés et inventées, qui appartiennent alors au patrimoine de cette équipe. Toute l’organisation du travail de cette équipe est orientée vers une facilitation de la circulation des accessoiristes eux-mêmes, ainsi que d’informations concernant l’activité de fabrication.

Chapitre 6 : L’objet technique : Une présence constitutive de l’individuation collective ________________________________________________________________

Nous reprenons la fabrication de l’accessoire nappe-table-fumée, après avoir envisagé cet objet à partir du malentendu signant la contribution progressive à un double processus « ordinaire » et « fictionnel » qui produit de l’inédit technique. La fabrication de cet objet met à jour la mise en circulation et l’émergence de nouveaux modes opératoires à l’intérieur de ce collectif de travail.

C’est la relation entre les accessoiristes et l’objet qui nous intéresse, au cours de laquelle s’invente un mode opératoire encore inconnu ainsi que les échanges en termes de construction d’une mémoire commune entre les différents individus qui constituent ce collectif, composé d’accessoiristes expérimentés.

6. 1

Fabriquer de l’éphémère ou du durable ?

Au cours de l’échange entre l’accessoiriste et le chercheur lors de la fabrication de la nappe, le chercheur ne comprend pas le choix d’un procédé plus solide pour réaliser l’ourlet alors que l’objet est éphémère. De plus le verbe araser nécessite une définition. Il s’agit d’un terme technique appartenant à un lexique professionnel des tapissiers décorateurs. Cet épisode se situe au début de l’observation avant que le malentendu sur le nombre de faces que comporte une nappe décrit précédemment n’apparaisse. Il démarre par la question posée par le chercheur sur le choix de ne pas araser le tissu, et de faire un ourlet au tissu de la nappe.

A : « Et pourquoi tu dis que c’est mieux de ne pas araser, …, parce que tu dis que c’est plus solide, pourquoi tu veux que ce soit solide ? » 1

Le choix de faire un ourlet dont la réalisation est plus longue, tient à trois arguments. Le premier est en lien avec la solidité des bords du tissu et l’aspect inesthétique des fils qui risquent de pendre avec la technique de l’arasement, ce qui se verrait sur scène. Ceci montre bien que l’objet est fabriqué en fonction d’une utilisation anticipée sur la scène et des effets potentiels souhaités ou non souhaités. Le second est basé sur un calcul du temps. Perdre du temps à ce moment-là, permet d’en gagner ultérieurement :

Fantine : « Si c’est pour défaire et refaire, vaut mieux le faire une fois »2

La technique de l’arasement nécessiterait, à cause de l’usage intensif de la nappe (lavages, répétitions), une reprise du tissu pour faire disparaître les fils restés libres lors de la coupe, ce qui constituerait une perte de temps et maintiendrait l’objet en état d’inachèvement permanent. Le troisième est l’occasion saisie par Phileas de retrouver une expérience :

Phileas : « Même moi je m’en souviens plus avec quelle combine, alors, …, j’essaye de me remettre dans le bain parce que cela fait longtemps que je n’ai pasfait »3

La réalisation de cette commande est l’occasion de mobiliser des apprentissages antérieurs par une réalisation concrète. C’est lors de la confrontation du corps de l’accessoiriste à la matière (plier le tissu) à un instrument (repasser le tissu avec un fer), à sa mémoire des fabrications d’ourlets antérieures, que se fait la récupération de cette connaissance.

Par ailleurs durant tout le temps de la confection de l’ourlet, Fantine et Damien sont à proximité. Contrairement à Damien, à qui le chef d’atelier a confié la réalisation de la nappe pour apprendre, Fantine qui est tapissière et accessoiriste débutante connait le mode de fabrication d’une nappe et sait

1 Verbatim p. 16, l.5-7

2 Verbatim, p.16, l.19

3 Verbatim p. 16, l. 31-33

réaliser un ourlet. Reste-t-elle à côté parce que regarder c’est apprendre ? Parce qu’elle assure une présence d’un pair en cas de besoin pour Phileas ?

Elle est jeune tapissière en train d’apprendre le métier d’accessoiriste et rester là à regarder faire, signe peut-être un intérêt silencieux et implicite pour toute situation porteuse d’apprentissage et de gain de compétence. Cette capacité à s’intéresser est un critère important et significatif pour cette communauté professionnelle (il faut se rappeler la position du sous-chef qui exige que chacun s’intéresse au travail des autres). En ce qui concerne Damien qui a une expérience de deux années et qui n’est pas tapissier décorateur, rester à proximité est aussi le moyen d’étendre ses connaissances. Il ne faut pas oublier que c’est à lui que le chef d’atelier a confié à l’origine la confection de la nappe. Il est important que chaque accessoiriste possède des compétences minimales pour être capable de manipuler et préparer des tissus. C’est cette modalité de connaissances distribuées qui s’effectue dans cet exemple.

6.1.1 La levée du malentendu, l’engagement dans la fabrication de