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Cette « fonction du nouveau » dans la résolution de problèmes recouvre trois aspects distincts en fonction de leurs processus d’émergence et les lieux favorables à ces processus : la découverte, la créativité et l’invention. La découverte recouvre la fonction du nouveau dans des activités de recherche, et nous ne nous attardons pas sur ce processus hors de notre sujet. Seules l’invention et la créativité retiennent notre attention, parce qu’elles répondent à la nécessité de trouver une solution à un problème. Notre intention n’est pas de trancher une question formelle : les accessoiristes sont-ils des inventeurs ou des professionnels créatifs ? Notre hypothèse est que les deux activités ne sont ni disjointes ni antagonistes, mais souvent co-présentes dans le fil de l’activité.

Mais pour notre réflexion, il importe de ne pas les assimiler, ce qui ferait perdre tout un champ de compréhension de processus individuels et collectifs à l’œuvre dans l’activité de travail et la compréhension de son développement.

Nous tentons de comprendre comment cette fonction du nouveau dans la résolution de problème advient et s’organise au sein de ce collectif de travail, sans hiérarchie entre ces deux processus témoignant de l’invention humaine à l’œuvre dans l’activité laborieuse et de son potentiel de développement. Nous allons définir tour à tour les modalités opératoires de la créativité puis de l’invention.

Une forme de bipartition pourrait distinguer la créativité dans le cadre de l’usage d’un objet, et l’invention située lors de la fabrication. Mais les deux activités répondent à un problème posé et pour l’opérateur qui fait face à ce problème, il s’agit de trouver une ou des solutions techniques. Dans certains cas la réponse technique apportée est une recombinaison de propriétés déjà présentes, dans d’autres elle se présente sous la forme d’une réponse totalement inédite.

13.2.1 La créativité

A la différence de l’invention qui s’effectue par phases, impliquant parfois plusieurs générations d’inventeurs, la créativité consiste en la production d’une grande quantité d’idées grâce à la levée de l’esprit critique, ou d’une trop grande rationalité qui entrave la pensée. Elle est une manifestation de l’intelligence humaine qui sollicite fréquemment le groupe (on n’est pas sans songer à la méthode du brainstorming). Il s’agit le plus souvent d’une activité de courte durée, effectuée collectivement qui ne nécessite pas nécessairement d’expertise dans le domaine impliqué et dont le but est d’apporter rapidement, de manière pragmatique une solution à un problème posé. La solution provient surtout d’une modification de l’utilisation d’outils, d’instruments, de modes opératoires ayant habituellement un autre usage ou une autre fonctionnalité. Dans ce cas, proche de la notion de bricolage chez Lévi-Strauss (1962), la créativité consiste à ajouter dans la situation qui pose problème, au-delà des propriétés données, une médiation fournie par des propriétés latentes (Simondon, 2005, p. 335). L’activité créative consiste à proposer des usages inhabituels et virtuels dépassant les usages habituels (Simondon, 2005, p. 335).

L’émergence de fonctions nouvelles relève de la proposition de combinaisons inédites ou d’usages détournés, qui peuvent intervenir dans la fabrication d’un autre objet. Le processus de créativité, s’inscrit le plus souvent dans un environnement fortement socialisé en raison de la co-présence de plusieurs personnes qui stimule ce type de production par un phénomène d’association d’idées, et parce qu’il y a nécessité de prendre en compte la réponse à une demande identifiée et les attentes de différents acteurs sociaux importants pour le problème posé. C’est le cas des accessoiristes qui doivent répondre à la demande d’un metteur en scène, en l’étudiant sous la forme d’un problème à résoudre, à cause du caractère nouveau de l’objet-accessoire. Le soin qu’apporte l’équipe des accessoiristes à ses relations internes constitue un environnement favorable à la mise en circulation d’informations, qui non seulement apporte toujours une aide, mais établit aussi un environnement stimulant par confrontation permanente des idées et manières de faire.

Simondon (2005, p. 337), précise que le personnage créatif est mieux socialisé que l’inventeur, car il est plus apte « à saisir les nuances du set, […] et « capable de saisir les communications implicites ». Il est certain que le travail de

l’accessoiriste nécessite de prendre en compte la demande parfois confuse du metteur en scène, de faire avec ce qu’il a à disposition comme matériau, et les connaissances disponibles par lui et ses collègues.

Ceci est particulièrement illustré lors de la fabrication de l’arc étudiée précédemment. Peter utilise le bois à disposition, ses connaissances de ce matériau, sollicite les connaissances de ses collègues notamment lors de la

« révision » avec Marcel de la fabrication du nœud marin. Mais Peter a un point de vue lorsqu’il interprète le croquis de l’objet. Pour lui les Grecs sont des hommes qui ont un sens de l’esthétique, les références architecturales sont là pour en témoigner. C’est pourquoi il tente de fabriquer un arc élégant. Bien que le metteur en scène n’ait donné aucune consigne directe à Peter, celui-ci

« devance » cette demande en resituant l’objet dans un contexte historique et esthétique qui correspond à la période du poème d’Homère. Il a comme idée de proposer cet arc au metteur en scène et d’élargir du même coup le nombre de possibilités offertes. On retrouve bien là ce que Simondon (2005, p. 337) nomme

« une sensibilité aux normes de la situation et aux probabilités d’attente des personnages représentatifs ».

13.2.2. L’invention

L’invention selon Simondon est plus rare et aléatoire ; elle réside principalement dans la production d’objets créés. C’est dans le cas de la fabrication d’un objet technique c'est-à-dire la production d’une entité détachable du réel que l’invention s’exprime le mieux car l’objet lui impose, de par sa logique interne, une sorte de dépassement obligé du but à atteindre, défini par le problème à résoudre. Autrement dit dans le cas de l’objet créé, l’invention dépasse le but assigné, et va au-delà de la résolution du problème de départ. L’individu technique (au sens d’un objet concrétisé qui a effectué plusieurs phases d’individuation), offre des possibilités fonctionnelles ou d’action qui dépassent le problème originel pour lequel la conception de cet objet a été mise en œuvre.

Contrairement au résultat produit grâce à un contexte de créativité, l’invention ne se constitue pas en une seule fois. Elle est un processus qui se déroule sur des espace-temps parfois très étendus ; elle est dépendante des connaissances techniques du moment mais aussi de la capacité d’un environnement social à la recevoir et lui permettre un développement.

Simondon repère trois phases qui correspondent à des étapes de concrétisation de l’objet aboutissant à un agencement d’éléments assurant plusieurs fonctions à l’intérieur de l’objet. Chaque invention passe par une phase de syncrétisation, puis d’analyse, puis de synthèse au cours de laquelle le processus de concrétisation s’exerce le plus souvent pour des besoins de production en grande série destiné et pour un usage répandu. L’objet n’apparait pas directement dans son état final stable. Il se constitue au fur et à mesure des

améliorations proposées, en fonction des potentiels d’utilisation parfois constitués aussi d’objets techniques inventés.

L’invention et la créativité ne sont pas régies par les mêmes processus mentaux et sociaux. Les finalités visées ne sont pas les mêmes, la créativité est souvent utilisée pour répondre à des problèmes urgents, alors que l’invention se fait le plus souvent à l’écart des pressions du monde social.

Par ailleurs et bien que le problème posé constitue le point de démarrage du processus d’invention, il ne le configure pas. L’invention va au-delà, et ouvre d’autres possibilités d’utilisation ou de modifications du milieu que celles attendues au départ. Cela est dû à la présence de l’objet qui apporte sa propre exigence liée à sa dynamique interne c'est à dire son processus de concrétisation par résonance interne par action et rétroaction des éléments les uns sur les autres.

Au total la solution apportée par l’invention dépasse le problème posé au départ.

L’orientation technologique portée par Simondon, à la différence d’une approche techno-centrée telle qu’elle est critiquée par Rabardel (1995), interroge les conceptions du processus d’invention technique, car il y a dans l’invention un saut qualitatif de la pensée. Une force d’amplification (Simondon, 2008, pp. 171-172), dépasse la finalité de résoudre juste un problème particulier en répondant à la question de l’utilisateur. Dans l’invention, l’utilisateur n’est pas oublié, mais cette exigence est prise en compte à l’intérieur de l’objet et entre en relation avec les exigences fonctionnelles internes de l’objet, liées aux compatibilités ou incompatibilités des différents éléments qui le composent. C’est dans cette double prise en compte que se réalise l’invention.

Inventer se situe au-delà de l’acte de reconfigurer un donné. C’est une activité qui présente quelque chose d’inédit. L’objet va offrir ensuite une multiplicité d’usages qui n’étaient pas envisagés avant sa conception. Une «plus-value fonctionnelle » se constitue (p. 174). C’est le processus d’individuation de l’objet, son processus de résonance interne, de transduction entre chaque élément qui est à la fois le résultat et la cause de la genèse de l’invention. L’objet créé contient la pensée et l’imagination humaine qui l’ont fabriqué. Dans ce sens, le processus d’individuation de l’objet et le processus d’invention humaine ne peuvent exister que si leur relation est celle d’un couplage auto-constructeur, c'est-à-dire une interrelation amplificatrice, une transduction. Mais l’existence de l’objet et de l’invention qu’il contient ne se limite pas à la seule relation avec l’accessoiriste responsable de cet objet. L’objet devient un lieu de sédimentation d’inventions antérieures qui vont pouvoir circuler et être appropriées ensuite par d’autres professionnels. C’est dans ce sens que Simondon parle de progrès.

C’est parce que l’invention peut poursuivre une amplification au sein de nouveaux objets bénéficiant des évolutions antérieures, qu’elle diffuse et se propage potentiellement à l’intérieur d’une communauté. Nous reprenons là les éléments du système CID (conservation, invention, distribution), observé chez

les accessoiristes et présenté antérieurement.

En résumé, il nous parait nécessaire d’envisager le travail des accessoiristes, à partir d’un schéma général qui est celui de la résolution de problèmes. Nous supposons que cette activité est plutôt du côté de la créativité avec pour certains accessoires l’apparition de processus proches de l’invention. D’autant que la créativité est favorable au processus d’invention, d’une part parce qu’il prépare et entraine d’une certaine manière au processus mental inventif, d’autre part parce que créativité et invention sont deux formes de processus qui peuvent cohabités et entrer en synergie lors de la fabrication d’un objet nouveau. Il peut y avoir consécutivement l’émergence d’une configuration nouvelle, encore jamais envisagée par l’accessoiriste, et suivie d’une phase de configuration de données déjà présentes dans l’environnement matériel et humain proche mais aussi dans l’expérience de ce collectif. Il est aussi important de prendre en compte la polyvalence de ce collectif de travail, expérimenté dans l’utilisation de différents matériaux comme le bois, les résines, les tissus, les colles, les peintures, les métaux, le sagex, le latex, …, et l’utilisation des outils nécessaires à la transformation de ces matériaux. Il constitue aussi un environnement favorable à l’invention par la possibilité de mise en relation de matériaux, connaissances et habiletés différents et variés.

Ce collectif, avec son mode de fonctionnement, la nature de sa mission, ses exigences en termes de prise de risque, de mise en visibilité du travail, d’obligation de s’intéresser au travail des autres, son intérêt pour l’aventure technique, sa polyvalence associée à un niveau d’expertise élevé, son expérience, constitue un environnement favorable à l’invention, même si celle-ci est rare. L’observation régulière et sur un temps long permet de constater au sein de ce collectif et chez chaque individu, un état de curiosité permanent, de disponibilité et d’action tournée vers la tentative et la production d’objets nouveaux. On observe également une activité incessante, infatigable, de production ou de transformation d’objets, en dehors même de toute commande pour un spectacle. Dans la création permanente d’objets, parmi un ensemble de problèmes techniques résolus par recombinaison, sélection et bricolage, se nichent des inventions parfois discrètes qui sont de véritables inédits techniques, peu diffusés, conservés localement (et peut-être même partiellement) dans ce collectif.

Bien que les conditions d’émergence de l’invention et de l’imagination créatrice ne soient pas les mêmes, Simondon (2005) indique que la créativité peut constituer une bonne préparation à l’invention. Ceci nous conduit à nous interroger sur le processus d’auto-organisation de cette activité de travail et son développement.