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Chapitre 4 : Les accessoires, une signification qui migre

4.1 L’arc d’Ulysse : leurre ou arme véritable ?

La fabrication de cet accessoire, dans ses variations, met en évidence une proximité variable avec les leurres définis précédemment. Ces variations sont en en lien avec la conception technique de cet objet, notamment en ce qui concerne le choix des matériaux utilisés et le procédé de fabrication.

4.1.1 Description de la situation

La fabrication dont il s’agit est celle de l’arc d’Ulysse dans « le retour d’Ulysse dans sa patrie » de Monteverdi1. Comme dans le poème d’Homère, l’arc appartient à Ulysse qui a quitté Ithaque depuis longtemps en le laissant dans sa demeure, Depuis si longtemps qu’on le croit mort, et que Pénélope, son épouse, entourées de prétendants et face à leurs demandes pressantes, propose que l’homme qui parviendra à bander l’arc appartenant à Ulysse, deviendra son époux.

Le metteur en scène reprend cette situation et décide que l’arc doit être exposé en scène sur une sorte de bloc cubique. Le décorateur propose un croquis effectué par ordinateur. Il représente un arc dont on reconnait la nature à la courbure générale du tracé. La ligne courbe n’est pas d’un seul trait, elle est composée d’une sorte de hachure dont l’organisation générale indique une forme courbée et correspond aux lignes de trace qu’effectue un ordinateur. On voit donc globalement une forme, sans cote, avec une idée générale de style.

Dans un premier temps c’est à Damien qu’il est demandé par la hiérarchie de proximité de réaliser l’arc. Damien est graphiste et a l’habitude de travailler avec des produits comme la résine, les moulages, la peinture, le plastic, le silicone.

Puis Peter, ébéniste, décide à son tour de fabriquer cet arc. La fabrication de cet

1 Mise en scène Philippe Arlaud juin 2006

objet a donc mobilisé séparément deux accessoiristes. Au cours de l’échange entre le chercheur et Peter, celui-ci donne deux informations concernant cette initiative : la possibilité donnée par le sous-chef de participer à cette fabrication, le fait qu’il n’ait rien d’autre à faire : « en principe c’était à lui sur ce coup-là, c’est le chef qui lui a dit, …, et puis je me suis dit j’avais rien à faire vendredi dernier » 1

Les deux accessoiristes fabriquent alors deux arcs de conceptions différentes.

Damien fabrique un objet constitué à l’intérieur d’une tige en plastique autour de laquelle s’enroule une mousse recouverte de matière plastique donnant l’illusion du bois lorsqu’il est vu à une certaine distance en réponse à l’idée du décorateur d’exposer sur son socle un arc plus grand qu’un arc normal. Le but est de marquer la présence symbolique de l’arc, objet chargé de « choisir » le futur époux remplaçant Ulysse.

De son côté Peter s’engage dans une autre direction : il décide d’utiliser du bois et de fabriquer un arc capable de tirer des flèches. Il répète plusieurs fois qu’il privilégie la forme de l’objet et sa forme esthétique.

Pour son spectacle le metteur en scène choisira de ne prendre aucune des deux réalisations des accessoiristes, mais d’acheter un arc fabriqué par un facteur d’arc. L’objet sur scène sera donc un arc véritable, pouvant être bandé et tirant des flèches.

Nous avons principalement observé Peter dans la fabrication de cet arc, particulièrement vers la fin de la réalisation : objet constitué avec du bois encore à l’état brut, corde installée, usage possible. Les enregistrements vidéo portent sur différentes phases : tentative de tir et évaluation de la résistance de l’arc, habillage et renforcement de l’arc.

4.1.2 La nature de l’objet, entre vérité et leurre

Peter exprime la difficulté, dans son contexte de travail, à répondre à la demande d’un accessoire qui soit un leurre tout en étant proche d’un objet de la vie courante. Cela pose des problèmes en termes de procédé de fabrication, de performance de l’objet et de degré de finition. Cela multiplie et diversifie les références techniques sur lesquelles l’accessoiriste peut s’appuyer pour réaliser l’objet.

A : Un arc d’accessoiriste c’est quoi alors pour toi ?

Peter : (fait une mimique) C’est qu’il ressemble le plus possible à un arc, pas forcément utilisable , mais bon s’il est utilisable pourquoi pas quoi, c’est un paradoxe parce qu’ici ils veulent toujours que ce soit le plus proche possible de la réalité, et en même temps que ce soit un leurre

A : C’est difficile de trouver la limite Peter : Oui, on ne la connait pas2

Le leurre contribue à l’immersion fictionnelle puisque c’est un objet dont la fonction est de « valoir pour ». Il participe à l’instauration du processus

1 Verbatim, p.4, l. 32-34

2 Verbatim p. 11, l. 50-55.

fictionnel (Schaeffer, 1995 ; Zaccaï-Reyners, 2005). Dans de nombreux cas, le décalage entre l’aspect externe de l’accessoire ressemblant à l’objet usuel et sa fonctionnalité au service de la mise en scène ne pose pas problème : il y a une congruence entre l’aspect de l’objet usuel et sa capacité scénique fonctionnelle, inscrite de manière invisible à l’intérieur de l’objet ou à l’abri du regard des spectateurs. Dans le cas de l’arc, la situation est plus complexe. Cette complexité permet aussi de voir plus clairement le déplacement d’un objet de la vie courante vers un usage fictionnel.

En tant qu’objet analogon (Simondon, 2008), l’arc « vaut pour » plusieurs autres choses, et notamment l’esthétique d’un objet nerveux et élancé, et une arme puissante qui évoque l’idée de force. Il s’agit de l’arc d’Ulysse qui symbolise la virilité, le statut social élevé, la dangerosité, ainsi que le génie humain qui a permis sa fabrication. Dans la mise en scène proposée, l’arc peut induire ces significations de trois manières : être simplement exposé, être bandé, envoyer une flèche. Ces trois modalités sollicitent à chaque fois les capacités dynamiques des matériaux utilisés et la technique de fabrication employée.

Autrement dit, sauf pour l’état le plus immobile -donc le plus passif- de l’exposition, l’objet peut être fabriqué soit dans un matériau non élastique comme le faux arc de Damien, soit en bois ou dans une autre matière ayant des propriétés analogues, comme le propose Peter.

Cependant, à partir du moment où l’arc doit être bandé, il doit posséder dans sa ligne, non seulement cette forme courbée qui le fait classer dans la catégorie des arcs, mais aussi la souplesse qui permet aux deux extrémités de se rapprocher et de se ployer.

L’arc doit donc avoir des propriétés statiques et dynamiques alternées et différentes : se présenter « au repos » comme incurvé, et se ployer et se déployer. La technique de fabrication et les matériaux sont donc contraints : il est nécessaire d’utiliser une essence de bois qui possède des capacités dynamiques élevées.

Le mode de fabrication s’en trouve spécifié de façon précise. L’exigence de bander l’arc élimine le faux arc conçu par Damien, et oriente vers un mode de fabrication tel que celui choisi par Peter l’ébéniste. L’arc en bois doit posséder une plasticité qui lui permet a minima de supporter une flexion permanente pour tenir dans sa forme incurvée les deux extrémités reliées par la corde qui exerce une tension, mais aussi d’admettre un mouvement plus intense et intermittent, entre la phase fortement ployée lors du tir, et l’état d’origine et de fin (de repos).

Dans le cas de l’arc en bois, même dans sa position la plus immobile, lorsqu’il est exposé, l’arc doit posséder des qualités qui lui permettent un certain mouvement et le sollicitent dans sa résistance à ployer. Un arc capable de rester incurvé et de se ployer sans se casser est apte de fait, à la troisième utilisation : tirer une flèche.

A ce moment-là la différence entre la réalité et le leurre est difficile à discerner.

Un arc d’accessoiriste capable de se ployer pour être bandé est potentiellement capable de tirer une flèche, il devient une arme. À partir du moment où le metteur en scène décide que l’arc pourra tirer une flèche, c'est à dire un objet habité par un mouvement, les lignées techniques suivies par les deux accessoiristes, Peter et Damien, apparaissent nettement divergentes. La version de Damien, en plastique, est la plus proche de la notion de leurre ou d’objet factice, mais elle est inappropriée. C’est cette subtilité que Peter relève lors d’un entretien après le refus du metteur en scène.

A : Celui que tu aurais aimé que ce soit plus qu’un leurre mais un vrai arc qui tire ? Peter : (fait la moue) Qui tue ou qui tue pas ça m’est égal

A : Non tire pas tue K : Rires

Peter : Qui tire oui, mais qui tue quoi, parce qu’un arc qui tire c’est un arc qui sert à tuer non, c’est une arme

A : Oui

Peter : Non mais qui tire ou qui tire pas moi je m’en fous, ce qui est bonnard c’est la beauté de l’objet…1

Peter relève l’équivalence des deux fonctionnalités, un arc qui fonctionne est un vrai arc, il s’agit d’une arme, dont le statut est bien différent de celui d’un leurre, et énonce qu’elle ne l’intéresse pas. Ce qui intéresse Peter c’est l’aspect extérieur de l’objet, son esthétique. Celui-ci peut s’accorder avec un arc factice qui posséderait certaines caractéristiques du référent réel, sans en avoir toutes les fonctionnalités ou bien en possédant d’autres.

En synthèse, dans le cas de l’arc, la limite entre réalité et fiction n’existe pas. Un arc d’accessoiriste dont on attend une fonction symbolique à partir de sa capacité dynamique est similaire à celui fabriqué par un facteur d’arc, destiné à un usage sportif ou guerrier.

Par ailleurs on observe une oscillation dans les possibilités de symbolisation de l’objet entre un arc-jouet pour enfant et un arc-symbole de virilité et arme d’un objet signifiant de la force, de la virilité et de la présence d’Ulysse dans l’opéra, peut devenir un jouet. Dans les deux cas l’objet contribue à un processus

Mais l‘arc fabriqué par Peter est refusé par le metteur en scène qui préfère un arc fabriqué par un facteur d’arc. C’est à cet arc que K. fait référence dans l’extrait d’entretien suivant.

K : Et pourquoi il a pris celui-là plutôt que le tien ? Tu le sais ?

Peter : Parce qu’il trouvait que le mien était un peu kiki, ce qui est possible… Et que la ficelle était trop près de l’arc lui-même …. Mais ce n’est pas grave1

On voit dans ces deux extraits de verbatim qui correspondent à des moments différents (avant le refus, après le refus) qu’un arc destiné à la mise en scène et au personnage d’Ulysse -c'est-à-dire à un homme adulte- doit être courbe, élégant, résistant, et puissant. Un arc légèrement courbe, beau dans sa forme, mais fragile, est un jouet pour garçonnet. Dans les deux cas l’arc sert un