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L’immersion du chercheur ou la fascination à l’œuvre Lors des premiers contacts avec l’équipe de direction du GTG et le lancement du

Chapitre 1 : Contexte de la recherche et méthode

1.3 L’immersion du chercheur ou la fascination à l’œuvre Lors des premiers contacts avec l’équipe de direction du GTG et le lancement du

projet de recherche, une visite des lieux a été effectuée avec un des membres de l’équipe de direction à l’origine du projet. Nous avons visité différents services, pour que nous nous fassions une idée de cette institution, et que nous rencontrions les personnes responsables des services techniques. Nous avons donc rapidement visité l’atelier des menuisiers, cordonniers, costumières, et le plateau du Grand Théâtre en dehors d’un moment de répétition.

Cette visite rapide porte déjà ses fruits pour tout observateur un peu averti. Il s’agit dès ce moment d’entendre les échanges et leur contenu entre professionnels, de sentir l’ambiance, et de mettre en marche sa perception et sa sensibilité, engageant une activité d’éveil (Laplantine, 1996, p. 7). C’est, comme le rappelle aussi Caratini (2004), travailler plus avec son corps dans un premier temps qu’avec sa tête.

Ainsi, alors que la direction technique signalait la disparition de certaines compétences par absence de situation permettant de les produire, lors de notre visite de l’atelier des menuisiers, pendant un échange un peu vif entre deux responsables, un des deux a exprimé son regret et certains reproches quant à l’évolution du métier de menuisier dû à la création d’un bureau d’études chargé d’effectuer les plans de construction des décors. Selon lui, cette nouvelle organisation et ce mode de prescription du travail privent les menuisiers de l’exercice « du trait ». Activité qui consiste à tracer à même le sol la forme des différentes parties en bois. De même les plans trop précis sont accusés de faire perdre leur autonomie aux menuisiers.

Il n’est pas question bien sûr de prendre position face à ce choix technique et organisationnel, sans doute lié aux exigences de sécurité et de contrôle-qualité obligatoires de nos jours dans n’importe quelle construction impliquant la sécurité des personnes. Mais, on peut lire malgré tout à travers ce reproche, les conséquences de l’exigence rationaliste, comme une diminution voire une disparition du travail de conception propre aux artisans. Cette évolution déplace l’activité vers une simple exécution plus proche de celle de l’ouvrier. Ces critiques concernent aussi la place prise par un dispositif technique informatique. Autrement dit, travail d’exécution rimerait dans ce cas, avec arrivée d’objets techniques remplaçant petit à petit la présence et la compétence humaine et prolétarisant les techniciens.

Au cours des visites suivantes nous nous sommes insérés encore davantage dans cet univers, en apparence plus léger, ludique, avec le sentiment de pénétrer un monde et ses coulisses auxquels seuls quelques initiés ont accès. Il s’agissait de découvrir l’envers du décor, de lever l’énigme en voyant à l’envers et de près ce qui est habituellement invisible. Un processus de fascination était enclenché nous interdisant, pour le meilleur et le pire du point de vue scientifique, la position de l’entomologiste regardant ses observés au travers de la paroi d’un bocal transparent (Laplantine, 1996, p.20). Nous étions par un processus de captation, dès le début, du côté de l’expérimentation in vivo.

C’est le processus fictionnel et son environnement de production qui sont à l’origine de cette attirance et ce sentiment de bonheur. Le chercheur se trouve pris, ce qu’il comprendra plus tard, par le caractère anthropologique et social de la fiction qui est une forme du jeu (Huizinga, 1951). Univers qui traverse toute activité professionnelle au sein du GTG.

Accepter de se laisser faire et d’être dominée pendant un temps par cette attirance, constitue, de notre point de vue, un risque quant à l’exigence de réflexivité souhaitable chez un chercheur, mais aussi une nécessité dans ce contexte ludique. Pour comprendre ce qui s’y passe, il faut accepter d’entrer un moment dans le jeu et d’en accepter les règles. « L’ethnologue est celui qui doit être capable de vivre en lui la tendance principale de la culture qu’il étudie », rappelle Laplantine (1996, p. 20).

Dans notre cas, la fascination est le résultat, l’effet recherché ou produit par ce qui fait partie de la nature profonde de cet univers professionnel, dont la fonction est de faire rêver. Par ailleurs, l’univers du jeu et de la fiction ne sont compréhensibles que par ceux qui en connaissent les règles. Le jeu a comme caractéristique d’être à « côté de la vie courante » (Huizinga, 1951) et d’être mystérieux pour ceux qui sont en dehors de cette réalité ludique. Autrement dit, pour saisir cette culture professionnelle, il nous a semblé nécessaire de participer à cet univers qui produit de la fiction, de partager l’expérience de ceux qui y travaillent, et qui d’une certaine manière y jouent déjà.

La difficulté est réelle pour le chercheur. Etre fasciné par l’univers fictionnel et ludique se produit malgré soi, en quelque sorte, et au plan scientifique il est nécessaire de s’immerger dans le milieu observé pour le comprendre (ce qui est d’autant plus vrai pour le jeu qui reste opaque au non joueur). Mais le travail scientifique exige aussi de ne pas être fasciné pour pouvoir saisir ce qui se passe. Cela exige une double rupture : celle d’échapper à notre « nature » humaine et à la position consentie dans un premier temps par le chercheur ethnologue. L’entreprise n’est pas garantie d’avance et le travail scientifique peut s’en trouver compromis.

Une des difficultés consiste à percevoir que la fascination est à l’œuvre, car par définition, ce processus capte l’esprit et lui fait perdre tout jugement critique et

tout jugement sur soi. L’absence d’une question de recherche précise permet à la fois d’accueillir la réalité observée mais expose le chercheur à des pertes de repères quant à l’objectif qu’il poursuit. L’arme est à double tranchant.

La présence longue dans un lieu de travail (deux ans) favorise la création de liens avec les professionnels. Une complicité et une coopération se construisent autour du travail partagé. Cet aspect nous a d’ailleurs posé des difficultés pratiques et des interrogations éthiques et méthodologiques.

Nous sommes en effet, constamment dans une double activité : celle du chercheur en train d’observer et de filmer les situations de travail, et celle de participer à ce travail. Cette seconde activité implique de posséder et de partager des informations nécessaires au déroulement de l’activité collective.

Lors de la fabrication d’un objet, les accessoiristes n’avaient pas d’informations sur l’utilisation de cet objet sur scène. Cette information était pourtant déterminante pour comprendre et élaborer le procédé de fabrication de l’accessoire. Nous avions nous, assisté aux répétitions et nous possédions cette information importante pour saisir le mode opératoire adéquat. Pendant les échanges entre les professionnels qui cherchaient à se mettre d’accord sur la manière d’échancrer une nappe en tissu. Nous filmions la situation de travail, et nous nous sentions mal à l’aise. Il était étrange d’être témoin d’un évènement en tant qu’observateur alors que nous possédions le moyen de régler le problème présent.

Le choix du silence pour respecter la neutralité du chercheur et de diminuer autant que possible les effets liés à sa présence, a été à l’origine d’une impression de manipulation désagréable. D’une part cette position nous projetait dans une situation d’extériorité et de voyeurisme, d’autre part elle rompait la coopération nécessaire au travail en commun. Nous avons finalement choisi de donner l’information, parce que nous percevions que notre intégration dans l’équipe était suffisante pour contribuer à la régulation de l’activité sans que notre intervention ne soit perçue comme déplacée.

A posteriori l’effet a été relatif. Bien que les accessoiristes m’aient écoutée, ce n’est pas à partir de mon information que le procédé de fabrication a pu démarrer, mais lorsque le responsable hiérarchique a renchéri. Était-il utile d’intervenir dans la situation ? Elle se serait certainement régulée autrement avec efficacité. L’inefficacité de notre action, rassurante pour le chercheur, peut cependant être troublante pour « le chercheur-accessoiriste ». L’utilité relative de l’information indique la nature de l’intégration dans l’équipe. Nous prenons en compte cet aspect, mais nous nous interrogeons sur la double position externe comme observateur et interne comme opérateur inséré dans une situation de travail qui, de notre point de vue crée une position tierce.