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L’invention n’est pas un processus isolé, émergeant de manière auto-générée, apparaissant et disparaissant selon une logique indéfinie ou non spécifiée. C’est l’aboutissement d’un cycle génétique de l’image qui se concrétise avec l’invention pour ensuite redémarrer sur un cycle suivant qui prend la même voie.

L’imagination est la capacité à produire des images, c'est à dire par exemple d’anticiper le fonctionnement interne et externe de l’objet avant sa réalisation.

C’est donc la capacité à le « faire exister » avant qu’il n’ait sa consistance matérielle, et à anticiper « l’unité du futur milieu associé, dans lequel se déploieront les relations de causalité qui permettront le fonctionnement du nouvel objet technique » (Simondon, 1989, p. 58) ; cette unité « est représentée, jouée comme un rôle peut être joué en l’absence du véritable personnage, par les schèmes de l’imagination créatrice. » (p. 58).

13.3.1. Le cycle de l’image : un processus transductif

Le couple imagination-invention procède du processus d’individuation.

L’invention est une forme individuée d’un cycle de développement d’une production d’image que Simondon nomme imagination. L’image n’est pas que le résultat de la pensée. Elle peut s’imposer à elle lorsqu’elle est importée de l’extérieur ; elle peut constituer un germe qui, à l’exemple du cristal, lui confère un mode d’existence opérant par transduction, c'est-à-dire par propagation de phase en phase. Simondon décrit ce cycle de développement de l’image en quatre phases : imagination anticipatrice, perception ou expérience, symbolisation et l’invention. Pour les besoins de notre réflexion nous ne conservons que l’étude des deux premières phases de ce cycle. Il s’agit de l’anticipation, puis de la perception.

- La première phase, l’anticipation est une activité « à vide ». Il y a production d’image à partir d’une exploration sans lien avec un objet particulier, ce que Simondon (2008, p. 29) nomme « le contenu moteur des images, l’image avant l’expérience de l’objet ». C’est là une idée centrale : la motricité précède la sensorialité et la perception. La rencontre de l’acteur avec le milieu est un couplage qui n’est pas basé sur un lien stimulus-réponse, parce que l’acteur a toujours déjà anticipé un rapport au milieu par des conduites d’investigation, même sans but défini.

Simondon indique que c’est dans cette capacité à l’investigation et l’anticipation que s’inscrit l’invention, comme une sorte de « nouveauté endogène » (2008, p.

30). Celle-ci peut prendre la forme opératoire d’essais et erreurs, d’une investigation spontanée à la rencontre du milieu, qui permet à l’individu

d’aborder le milieu ultérieurement avec un potentiel de conduites déjà prêtes. Le sens du processus est important car il contient l’idée que la capacité d’invention est déjà là dès la première phase de production d’image à l’initiative de l’individu. Autrement celui-ci peut créer une relation avec le milieu de façon orientée parce qu’il est capable de « découvrir » ce milieu d’une manière non dirigée : son attitude naturelle étant d’aller vers le milieu comme une sorte d’aventure. Cette activité détient des potentiels qui sont les produits de son activité volontaire de découverte.

- Lors de la deuxième phase, l’image constitue une structure d’accueil des informations provenant du milieu, que Simondon nomme expérience ou

« contenu cognitif des images, image et perception » (2008, p.63). Cette phase correspond à une activité de classification des éléments provenant du milieu, sous la forme d’images pré-perceptives produisant une classification des objets non encore totalement identifiés ; il s’agit de catégories initiales et provisoires.

L’organisme reçoit des informations sensorielles nouvelles, repérées dans une sorte de forme générale et qui ouvrent sur une anticipation potentielle d’un objet plus finement déterminé. Par exemple, dans un dessin de bande dessinée, des personnages aux traits ronds produisent plutôt une attirance alors que des personnages avec des traits aigus produisent plutôt de la prise de distance. On parlerait aujourd’hui d’affordance, capacité d’un objet à suggérer sa propre utilisation (Gibson, 1977, 1986).

Ce qui nous parait important dans cet enchaînement, c’est la primauté de la conduite motrice qui précède la phase de perception et son caractère spontané.

Cette capacité d’anticipation est une caractéristique fondamentale de l’être humain, qui détermine son pouvoir à investir le monde et à agir dessus.

13.4 En conclusion sur la fonction du nouveau

L’invention et la créativité sont les activités d’un esprit doué de capacité d’anticipation, et production d’images ou de simulation sous forme de croquis, schéma. L’imagination créatrice produit des formes variées en fonction de ce que Simondon appelle l’ambiance, c'est-à-dire l’état des techniques et scientifiques du moment ainsi que les besoins de l’environnement. La créativité contribue elle-aussi à de la nouveauté dans des modes opératoires ou bien des solutions immédiates à un problème posé qui doit se résoudre rapidement, par nécessité. Même si les processus psychologiques sont très différents, les deux activités d’invention et de créativité cohabitent potentiellement dans le travail.

Elles sont à l’origine d’un renouvellement ou d’un développement de l’activité par réorganisation de celle-ci au cours de la production d’objets nouveaux.

Par ailleurs, Simondon réfère ces processus d’imagination et d’invention à des questions d’organisation émergente du travail.

« Selon la perspective fournie par l’analyse de l’objet créé, l’étude de l’image

mentale pourrait devenir un cas particulier de l’étude d’un ensemble plus vaste de phénomènes ; c’est par la phase finale d’invention que le cycle de l’image mentale révèlerait son appartenance à la catégorie générale des processus d’auto-organisation de l’activité, dont un des aspects majeurs est dans la société humaine l’organisation du travail. On comprendrait pourquoi, guidée à son origine par la ligne des tendances motrices projetant la rencontre des objets, l’image mentale se charge d’information extéroceptive puis se formalise en symboles du réel avant de pouvoir servir de base à l’invention organisatrice.

En ce sens, à côté des cas exceptionnels où une réorganisation spectaculaire et de grande envergure se propage à travers une société et fait date, il existe un tissu continu de réorganisations implicites, intriquées dans le travail, qui ne sont pas généralisées, ne se propagent pas en dehors du champ d’application pour lequel elles ont été faites ; or ces réorganisations mineures sont aussi des inventions, et un effort d’invention distribuées au cours d’une tâche, chacune étant trop minime pour pouvoir se propager à l’extérieur de la situation, peut être aussi important qu’un acte d’invention massé qui réorganise d’un coup une situation et toutes les situations analogues. ». Simondon (2005, p. 301 et 2008, p.

190)

Cela nous permet d’envisager le lien entre processus d’invention et développement de l’activité de manière générale.

Cette remarque est en effet déterminante pour notre réflexion. Le cycle de l’image constitue un processus à l’œuvre non seulement dans l’invention la plus évidente et repérable, mais aussi d’une manière discrète et silencieuse à l’intérieur de l’activité de travail. Le schème mental est identique dans les deux cas selon Simondon. Il n’est d’une part pas nécessaire de restreindre ce schéma mental à une activité exclusive et somme toute assez rare au sein d’une société, mais il est surtout possible et nécessaire de la rechercher dans toute activité laborieuse. Autrement dit un opérateur, dans certaines conditions est un inventeur potentiel, discret, et c’est ce processus cyclique transductif qui est à l’origine d’une réorganisation potentielle de l’activité.

Chapitre 14 : Le jeu, et le processus fictionnel, comme régime d’activité,

nécessaire au cycle de l’image _______________________________________________________________

Nous tentons d’articuler, à la théorie de Simondon sur le cycle de l’image et le processus d’invention et de créativité, la notion de jeu comme régime d’activité rendant possible ce processus inventif. L’opération pourrait paraitre superflue, la théorie de Simondon suffisant à explorer et analyser ces processus au niveau empirique, à l’aide notamment de la notion de transindividuel.

Nos constats empiriques, basés sur une observation longue et de proximité auprès des accessoiristes, montrent un poids et une fréquence élevés d’un type d’ambiance, de comportement humain collectif qu’une première approche désignerait comme ludique. Des propos sont clairement énoncés de cette manière, activité de jeu, sensation de venir travailler chez Disney, environnement fictionnel, goût pour le défi, disponibilité à la nouveauté, gratuité des actions menées, conduite d’expériences et de recherches, goût pour la facétie, curiosité insatiable, plaisir, spontanéité à s’engager dans des réalisations aventureuses d’accessoires ou autres objets. Il se produit donc quelque chose qu’il n’est pas possible de laisser de côté.

Face à ce constat, notre interrogation est la suivante. Soit cette ambiance ludique est liée au contexte fictionnel du théâtre, renforcé par un climat particulier à cette équipe et entretenue par elle. Et dans ce cas le constat empirique confine l’analyse à celle d’un environnement local, ce qui n’empêche pas d’en tirer des conclusions plus générales sur le lien entre univers fictionnel et contexte de formation, lors par exemple de dispositifs de formation utilisant des simulateurs de pleine échelle (Durand, 2008). Ou bien et en plus, le régime ludique de l’activité a une proximité avec la fonction du nouveau chez l’humain. Dans ce cas, il peut être heuristique d’articuler le développement théorique du cycle de l’image avec celui du régime ludique de l’activité.

Nous rencontrons là un problème qui s’enracine sur un constat empirique, et nécessite un approfondissement théorique. S’agit-il d’un constat qui ne sert et

ne peut être généralisé que sur un axe établissant une analogie entre ce milieu professionnel qui produit un processus fictionnel et celui de la formation qui propose des artefacts produisant aussi un processus fictionnel et porteur d’apprentissages ? Ou bien est-il possible de poser l’hypothèse générale que le registre ludique est une composante clé du développement de l’activité humaine, dans sa confrontation à l’inédit.

Les conséquences en termes de pratique de formation et d’intervention dans les milieux de travail sont bien différentes selon le cas. D’un côté c’est l’environnement de formation qui est interrogé en termes de dispositif ou d’artefact. Il s’agit alors d’un contexte fictionnel construit de manière intentionnelle pour favoriser l’émergence de la nouveauté dans l’activité. De l’autre, cela interroge sur la dimension anthropologiquement constitutive (Goudeaux, 2009) de la technique et du jeu, et renvoie à une approche plus large et ambitieuse de la conception d’artefacts utiles dans des contextes de changement social et institutionnel plus large que celui de l’apprentissage en formation professionnelle.

14.1

.

Une activité ludique par influence ou bien autonome

Selon Huizinga (1951) et Caillois (1958), et c’est le point de vue que nous adoptons, le jeu recouvre des activités humaines qui débordent largement ce que le sens commun désigne habituellement comme le monde de l’enfance, moment déterminé dans sa durée et lié d’une façon particulière au fonctionnement social en général. A l’inverse ces auteurs ne posent pas le jeu comme un régime d’activité productrice, alors qu’il nous semble toujours à partir de ces auteurs que le jeu est une activité anthropologique qui permet de concevoir n’importe quelle autre activité, y compris professionnelle comme potentiellement traversée par cette dimension du ludus (Caillois, 1958).

Ceci rejoint une préoccupation concernant cette activité professionnelle des accessoiristes : la dimension ludique de leur activité (dont il faut montrer l’existence au-delà de la première impression décrite ci-dessus), est-elle le résultat, l’effet de l’influence d’un champ social, le théâtre, lui-même inscrit dans le domaine du jeu et/ou une caractéristique de cette activité produisant une fonction particulière qu’il s’agirait de cerner ?

S’agissant du travail des accessoiristes, ce régime ludique s’exerce comme dans un set de poupées russes. L’effet ludique fonctionne par emboitements dans un champ social plus large. C’est l’univers du théâtre qui entraine dans son sillage l’activité des accessoiristes du côté du processus fictionnel. Leur travail est au service de l’imaginaire d’un metteur en scène. Dans ce cas, le point de vue renvoie le registre ludique de cette activité à un registre fictionnel et spécifique de ce travail et ne peut pas être transféré à d’autres activités professionnelles dans des univers différents de celui du théâtre. Le contexte fictionnel configure