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Observer cette activité professionnelle à partir de là où elle s’exprime, peut impliquer pour le chercheur « d’entrer dans le jeu ». Ce qui renvoie à une nécessité de se mettre à la même hauteur que les personnes et la situation observées. Le jeu ne peut se saisir à partir d’un point de vue trop extérieur, il faut « en être » pour en voir les processus, les marquages, l’état que cela produit, le plaisir à être là, et pouvoir peut être y participer. Cette nécessité n’est pas spécifique à l’observation de ce travail. Mais dans le cas des accessoiristes ne pas prendre en compte et reconnaitre comme nécessaire ce registre d’activité remet en cause d’une part l’utilité sociale de ce travail, mais aussi ce qui construit son moteur. Il nous parait donc nécessaire pour le chercheur, sans abuser des formules métaphoriques, de « se prêter au jeu » pour en saisir le processus et par là même, adresser au collectif de travail de manière implicite, sa reconnaissance et son acceptation.

14.3.1. Du jeu spontané à la spontanéité dans le travail

Le jeu est avant tout une action libre (Huizinga, 1951, p. 24). Il est incompatible avec la contrainte sous la forme d’un pouvoir exercé par un tiers. On ne peut obliger quelqu’un à jouer. D’ailleurs ce sont les joueurs qui le définissent et le régulent Le jeu est défini par un espace spatio-temporel délimité (Huizinga, 1951, p. 26), il a un début et une fin, il se déroule et ce sont les participants au jeu qui

acceptent les règles qui le délimitent. Le cadre ludique est délimité par les éléments du jeu eux-mêmes : joueurs et règles du jeu acceptées ou inventées par les joueurs.

L’activité de jouer n’est pas une activité instinctuelle qui poserait « l’utilité du jeu comme une pétition de principe » (1951, p. 24), ce n’est ni un devoir moral, ni une exigence physique. L’action de jouer est liée au plaisir qu’on a à jouer, la liberté se trouve à cet endroit. Proche de cette position, Winnicott (1971) précise que l’enfant joue parce qu’il a du plaisir à le faire, il n’y a pas à chercher d’explication à l’activité ludique humaine, cela fait partie de sa constitution d’être vivant.

Selon le psychanalyste anglais, le jeu est excitant non pas pour des arguments instinctuels mais en raison de la précarité du jeu réciproque entre la réalité psychique personnelle et l’expérience de contrôle des objets réels. De même, Caillois (1958) nomme paidia un état fondamental qui est à la source du jeu. Cet état est une liberté, « puissance première d’improvisation et d’allégresse » (p.

52), qui se conjugue à une seconde capacité fondamentale et tendance naturelle du goût pour la difficulté gratuite nommée ludus. Paidia, est une sorte de turbulence primitive, non régulée, inqualifiable à ce stade, parce qu’ « en-deçà de toute stabilité, de tout signe distinctif, de toute existence différenciée, qui permettrait au vocabulaire de consacrer leur autonomie par une définition spécifique » (p. 55). Le ludus est la voie de la socialisation de la paidia. Le jeu est gratuit (Huizinga, 1951, p. 24) et désintéressé. Il apporte la satisfaction liée à sa propre dynamique et son accomplissement. Le jeu est indispensable à l’individu comme fonction du vivant, et à la communauté pour le sens qu’il contient et produit, les liens sociaux qu’il crée. De ces trois auteurs qui se situent dans des traditions scientifiques différentes, nous retenons une position convergente sur le caractère spontané, la dimension sociale, le plaisir et la gratuité du jeu qui ne vise pas d’autre gain que ce sentiment parfois jubilatoire.

Nous retenons de ce premier argumentaire théorique, que la dimension ludique d’une activité de travail ne peut faire l’objet d’une prescription organisationnelle.

Ce sont bien les professionnels qui décident de ce régime d’activité, moteur de l’activité de travail, à la fois au plan individuel et collectif. Ce régime a quelque chose d’incitatif, d’une part parce que le jeu est une action, d’autre part parce qu’il possède une énergie autonome qui peut entraîner l’activité de production.

La dimension à la fois individuelle et fortement socialisée de ce régime d’activité retient notre attention. Il est possible d’envisager cette activité ludique comme une forme de relation avec l’environnement qui mobilise possiblement un être humain, un groupe et une façon dont un collectif organise son fonctionnement. Il nous semble intéressant, à la suite de Huizinga, de prendre en considération la fonction sociale du jeu et son potentiel de structuration institutionnelle. Ce qui signifie que notre hypothèse oblige à observer l’activité individuelle et groupale de cette équipe, ainsi que la façon dont elle organise son fonctionnement et sa régulation. Cela prend en compte à la fois des paramètres qui indiquent

comment l’activité s’effectue mais aussi comment elle s’organise et comment elle structure le fonctionnement collectif. Ce qui rejoint l’idée du jeu défini par un espace spatio-temporel délimité (Huizinga, 1951, p. 26), qui a un début et une fin.

Ce sont les participants au jeu qui acceptent les règles qui le délimitent. Le cadre ludique est délimité par les éléments du jeu eux-mêmes : joueurs et règles du jeu sont acceptées ou inventées par les joueurs.

14.3.2. L’univers du « comme si »

Le jeu n’est pas la vie « courante » ou « proprement dite » (Huizinga, 1951) : il procède par déplacement provisoire dans un autre univers ayant des propriétés spécifiques. Les exemples sont fréquemment pris dans le langage utilisé par les enfants, « on dirait que », « on ferait comme si ». Le joueur change de statut en fonction de sa fréquentation de ce monde parallèle, s’il est dedans il joue, s’il en sort il ne joue plus. Bien que de nombreux jeux ne comportent pas de règles explicites, comme jouer à la poupée, c’est le fait d’imiter la réalité, de « faire comme si », qui en constitue le cadre. Winnicott (1971) propose la notion d’espace transitionnel pour définir le lieu qui répond et permet de négocier les effets de la séparation entre l’enfant et sa mère et qui devient le ciment de cette activité, et chez l’adulte le lieu de l’imagination, de la créativité et de la culture dans ce qu’elle a de plus socialement défini. C’est dans cet espace transitionnel que l’enfant élabore des images produites par son l’imagination, résultat d’une capacité de symbolisation : apparaissent alors des objets qui ont une existence subjective et sont des dérivés du monde objectif qu’ils visent à remplacer ou à faire exister sous une autre forme. C’est cette aire que Winnicott définit comme l’espace du jeu « play », au cours duquel s’exprime un « faire comme si ». En d’autres termes, l’espace potentiel est une aire de développement de compétences à imaginer, produire des images, se séparer du monde extérieur tout en développant des actions qui permettent d’agir sur lui. C’est sa capacité fictionnelle que l’être humain développe et construit dans cette troisième aire.

Chez Caillois (1958), mimicry désigne cet univers du simulacre et de l’illusion, le mimétisme. Ce comportement se baserait sur la tendance première chez les vertébrés à la contagion et à l’imitation, comme le bâillement, le rire, le mouvement. Le plaisir s’inscrit dans le fait de se faire passer pour un autre ou de se prendre pour un autre.

Le théâtre est la pratique sociale la plus représentative de mimicry. C’est le monde de la création, de l’imaginaire, de l’interprétation qui est à l’œuvre. Cela nécessite une complicité entre celui qui propose le simulacre et celui qui l’accepte. Schaeffer (1999) désigne cette situation comme basée sur un processus de feintise ludique partagée définissant un espace fictionnel, à côté de la vie courante, partagé par consentement par l’ensemble des personnes présentes, comédiens et public et qui s’enclenche grâce à un processus

d’immersion mimétique déclenché par des mimèmes que peuvent être des accessoires, objets présents et « valant pour autre chose ».

Concernant la dimension séparée du jeu, Huizinga et Caillois posent, selon une orientation sociologique, cette activité comme se déroulant dans un univers distinct du monde habituel circonscrit dans le temps et l’espace. Selon l’orientation psychanalytique de Winnicott, cette activité s’inscrit comme différente du monde objectif mais se produisant en parallèle. L’activité psychique ne nécessite pas de différenciation aussi marquée au plan temporel et spatial, ce qui ouvre sur une autre possibilité : l’activité ludique, selon Winnicott, peut s’effectuer en même temps que d’autres activités inscrites dans le monde objectif, comme travailler ou produire un objet quel qu’il soit, déposé dans le réel.

Pour les accessoiristes, la fabrication des accessoires et leur bon fonctionnement relève d’un univers professionnel, une réalité tangible qui n’offre pas l’habituelle fixité du monde du travail artisanal, et n’indique pas de manière impérative le processus à effectuer. Ceci ouvre sur des possibilités pour l’individu de créer les moyens de produire un objet nouveau. Il s’agit de résoudre un problème de manière invisible, comme dit Marcel accessoiriste expérimenté,

« nos trucs sont cachés et c’est souvent fait avec trois bouts de ficelles ». Tout le dispositif technique qui constitue l’espace de jeu des accessoiristes est masqué, à l’abri des regards convergents vers la scène, et contribue à la mystification collective propre à l’univers théâtral.

Nous rejoignons là l’idée que le jeu crée de l’ordre (Huizinga, 1951), et toute dérogation à cet ordre altère la qualité du jeu et sa signification. Huizinga établit un lien entre ordre et exigence esthétique qui se traduit par des formes estimées belles qui charment le joueur ou le spectateur. On retrouve chez Schaeffer (1999) une hypothèse identique concernant la fiction et l’acceptation pour le joueur de recommencer le jeu. C’est la relation esthétique établie avec la fiction c'est-à-dire sa capacité à nous plaire qui fait qu’on accepte de rentrer dans son processus ou de recommencer à s’y soumettre.

14.3.3. Une activité agonale

Le jeu contient une tension (Huizinga, 1951). Il est habité par une dimension d’incertitude et de chance. Bien que ce soit un moment de détente, il existe un enjeu de réussite. C’est dans cette attente tendue que s’inscrit une dimension éthique du jeu, et que le joueur est considéré selon ses habiletés, sa persévérance, sa force, son ingéniosité…, tout en restant à l’intérieur des limites établies par les règles. Caillois (1958) avec la notion d’agôn, désigne le principe de compétition, de gain à partir d’une relation de rivalité dans un contexte d’égalité de chances préalables. Les épreuves sportives, les échecs sont des

exemples caractéristiques. Le but est l’expression du mérite. Bien qu’en apparence contradictoire, le ludus (la difficulté gratuite) et l’agôn (la compétition contre autrui ou soi-même), sont souvent liés dans des pratiques qui confrontent le joueur à la résistance d’un obstacle, dans un contexte où autrui-pair est pris comme témoin de la réussite.

La virtuosité au sein des pratiques professionnelles s’inscrit dans cette bipartition ludus-agôn. La notion d’arènes de virtuosité (Dodier, 1995) spécifie cette dynamique de l’agôn, déclinée dans une pratique sociale.

Nous avons déjà évoqué ces comportements de mise en visibilité de l’activité dans les chapitres précédents. Celle-ci permet dans un double mouvement de montrer son habileté, même si dans ce cas il n’est pas question de remporter une victoire sur un concurrent comme dans une épreuve sportive. Il existe malgré tout un enjeu : montrer son travail lors de la fabrication difficile ou innovante d’un accessoire. Il s’agit de se lancer dans une aventure technique, pour le plaisir de résoudre une énigme et de montrer ensuite le résultat obtenu.

La fabrication de l’arc par Peter est clairement inscrite dans cette modalité. Il s’agit de se lancer dans la fabrication pour le plaisir de fabriquer un bel objet, de se confronter à la difficulté technique à partir de ses connaissances, de mobiliser son ingéniosité, son sens de l’observation, de montrer ses habiletés aux collègues qui comprennent le niveau de difficulté, peuvent reconnaitre l’effective virtuosité et s’en réjouir comme d’un bon coup réussi.

14.4 Le jeu et sa place dans le cycle de l’image : à la croisée