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LE TRAVAIL DES ACCESSOIRISTES

Chapitre 5 : Rendre le travail visible

6.3 La fabrication de l’objet comme espace de conservation- innovation-distribution

Le modèle construit à partir de l’observation répétée de différents objets (Goudeaux, Stroumza & Durand, 2008a), met en évidence la présence de trois éléments présents conjointement pour que le métier continue d’évoluer et présente une certaine vitalité produite par les opérateurs eux-mêmes. Ces trois axes, que momentanément nous nommons conservation-innovation-distribution, situent notre analyse de cette activité « fabriquer un objet de mise en scène » du côté d’une problématique de formation.

6.3.1 L’accessoire nappe-table-fumée

Qu’en est-il à l’occasion de la fabrication de la nappe-table-fumée ? L’éthos du respect des objets est-il un élément porteur d’apprentissage professionnel tant pour les accessoiristes expérimentés que pour les plus jeunes ?

C’est la presque totalité du collectif qui se mobilise pour la fabrication de l’objet.

Un seul accessoiriste reste à son poste de travail, Peter l’ébéniste, qui est occupé à la réalisation d’un autre objet et n’a pas reçu la demande par voie hiérarchique de s’intéresser à la confection de pièces de tissus. Ce n’est pas le cas de Damien, graphiste susceptible d’être embauché de manière stable lors du départ à la retraite de Marcel prévu quelques mois plus tard.

On observe le mouvement suivant : au départ la fabrication concerne trois des accessoiristes, le sous-chef et les deux accessoiristes plus jeunes ; Marcel se joint à la réflexion ainsi que Dorian chef des accessoiristes-atelier et plateau ; au fur et à mesure de la résolution et de l’aboutissement dans la fabrication finale, Dorian s’éloigne et reprend une autre activité, puis Phileas ainsi que Fantine ; ce sont Marcel et Damien qui terminent la fabrication finale avant livraison.

La coprésence de la presque totalité de l’équipe indique une sorte de regroupement face à un élément qui pose problème. Même si nous repérons mal

ces mouvements apparemment spontanés individuel-collectif et leur modalité d’émergence, nous pouvons déjà affirmer que le processus de construction de cet objet particulier a mis en coprésence et en situation de témoins actifs la presque totalité des membres de l’équipe, leur permettant de participer collectivement à une communauté d’expérience. Ils ont partagé durant ce moment, une phase de travail commune a priori partagée et inscrite dans la mémoire individuelle et potentiellement collective.

Il y a eu une sorte d’unité de temps et de lieu entre les membres de l’équipe lors des différentes étapes du processus de construction, ponctué de confrontations, d’avis divergents, de demandes d’informations, d’apports d’idées nouvelles, de points de vue esthétiques, de désaccords quant au vocabulaire désignant les différentes faces d’une table, et de coopération quant au gestes à effectuer sur l’objet. Tous, implicitement ont obéi et ont été attentifs à l’émergence progressive de l’objet, à ses exigences particulières, au souci de son intégrité et à la préoccupation de ne pas travailler pour rien.

Ils ont inventé collectivement et de manière progressive une manière de concevoir cet objet particulier pour qu’il puisse répondre à la demande du metteur en scène et aux contraintes des accessoiristes-plateau. Au fil de l’activité une construction en partie inédite antérieurement apparait et la table peut être livrée.

Ces différentes considérations nous amènent à nous interroger sur les modalités de développement des ressources de ce collectif de travail : y-a-t-il transmission ou acquisition collective d’un nouveau mode opératoire grâce à une coprésence et une activité de coopération ? Quelle place occupe la mémoire inscrite lors d’un évènement partagé ?

Il nous parait nécessaire d’envisager de manière systématique les éléments du système à trois pôles de manière séparée tout en maintenant l’hypothèse que c’est la coprésence de ces éléments qui permet le développement constant de l’activité et des compétences individuelles et collectives de cette équipe.

La conservation : Phileas à plusieurs reprises énonce de manière explicite que la fabrication de cette nappe et de la confection de l’ourlet, tout en servant des valeurs basées sur l’esthétique et l’intégrité de l’objet comme vu précédemment, est l’occasion de retrouver un savoir-faire « oublié » :

[…] « Ça c’est un prototype, d’accord, on se souvenait plus comment on faisait les coins » […] « je me souvenais plus comment on faisait » […] « même moi je m’en souviens plus avec quelle combine alors » […] « j’essaye de me remettre dans le bain aussi parce que cela fait longtemps que j’ai pas fait, tu vois » […]. 1

Le statut de prototype conféré à cet objet situe à la fois l’activité comme porteuse d’incertitude et de découverte mais aussi ouvre sur des possibles en termes d’essai-erreur et de potentialités d’apprentissage. Dans ce cadre l’objet

1 Verbatim, p. 16, l. 31-33

peut être saisi comme une opportunité de reconquête d’un savoir-faire inactivé antérieurement. La construction est l’occasion, pour le professionnel, d’établir une relation avec l’objet qui lui permet de retrouver les prises (Bessy &

Chateauraynaud, 1995) et de « récupérer » une habileté et un mode opératoire un peu oublié.

La conservation dans cette situation n’est pas un état passif de mémorisation, en tirant du côté de la métaphore comme un savoir stocké (Jobert, 2000), disponible et qu’il suffirait d’extraire pour l’utiliser, mais plutôt comme un processus qui nécessite le contact perceptif avec un objet technique porteur d‘exigences singulières.

Le système s’autoalimente : il y a conservation parce qu’il y a des expériences sédimentées mais aussi parce que les habiletés sont entretenues régulièrement par l’opérateur. L’activité est saisie comme le moyen de réactiver certains modes opératoires « oubliés ». Il s’agit d’une forme de mémorisation « par ou dans » l’action plutôt que par un procédé d’archivage. Dans ce cas l’activité est mise au service de l’opérateur, par lui-même, et à cette fin il saisit d’une manière opportuniste les occasions qui se présente pour entretenir son expertise ou se ré-entraîner.

L’innovation : cette dimension est tenue par l’exigence imposée à l’objet d’une fonctionnalité « extra-ordinaire », différente de celle usuelle. Par conséquent, les modes opératoires habituels sont amputés, reconfigurés en fonction de la nouvelle prescription. Dans ce cas il s’agit de trouver une modalité permettant à la nappe, malgré l’ouverture sur un de ses côtés, de conserver le tombé dans les plis et son esthétique, tout en assurant la libre évacuation de la fumée et garantissant une ergonomie satisfaisante pour les accessoiristes-plateau.

C’est dans le type de découpe du tissu que se situe en priorité la réponse au problème, et qui fait l’objet de débats et de simulation sur l’objet lui-même.

La pose du molleton pour opacifier le tissu, appelle aussi une réponse inventive sous la forme de l’utilisation du double scotch et du système d’agrafage « tissu posé à l’envers puis rabattu », qui permettent de maintenir de manière efficace et simple le tissu épais sur la table.

Dans les trois cas c’est la décision d’une certaine modalité opératoire s’appuyant sur l’utilisation d’autres objets qui permet d’ouvrir sur une réponse adaptée satisfaisant l’effet attendu. Dans ces différents moments de progression dans la fabrication de l’objet on relève une fréquence élevée d’interventions parfois simultanées de chaque accessoiriste, pour apporter un point de vue, une idée. C’est l’échange avec des contenus parfois contradictoires qui permet de construire une solution adaptée et assumée par Phileas ou Marcel.

La distribution : nous n’utilisons pas cette notion dans un sens qui pourrait sous-entendre une forme intentionnelle de circulation d’une information entre un agent en possession d’une connaissance et émettant un message vers un autre agent-récepteur accueillant cette information a priori considérée comme nouvelle pour lui. En fait l’objet nappe-table-fumée présente des modalités de circulation de connaissances sous des formes multiples et qui ne sous entendent pas l’idée obligatoirement, de fournir à un tiers une connaissance qu’il ne possède pas.

On peut repérer quatre formes de mise en circulation collective dans l’action, à partir de deux types différents de contact direct avec l’objet.

- Regarder faire : dans la première phase de fabrication de l’objet, Damien qui aurait dû faire lui-même la nappe sur demande de sa hiérarchie, reste présent à proximité de la table, à l’écart de son propre poste de travail, attentif, face à Phileas qui a décidé d’effectuer la tâche dans une poursuite d’apprentissage pour lui-même. Pourtant durant les échanges de cette étape, Damien ne pose pas de question à Phileas sur la manière dont il s’y prend pour réaliser le pli marqué au fer à repasser en prévision de la couture. A d’autres moments, même si la situation n’est pas désignée comme une situation de transmission, l’activité déployée sous forme de mode opératoire, de manière de faire, de gestes, d’utilisation particulière d’outils, autrement dit, rendue visible, peut être l’occasion de prélèvement dans le fil de l’activité et d’appropriation pour soi.

Lorsque l’autre fait, « on regarde comment il fait », ce qui peut recomposer des savoirs-faires déjà présents, ou bien en ajouter de nouveaux à son répertoire d’habiletés.

Dans les deux cas l’apprentissage éventuel se fait à distance de l’objet. Ce qui se voit c’est le mode opératoire développé ainsi que l’usage du corps effectué par l’opérateur en contact direct avec la matière.

- Montrer : situation en miroir de la précédente, lorsqu’elle est engagée dans un cadre d’apprentissage, bien que dans le contexte observé, Phileas ne fait pas de commentaire adressé à Damien sur la manière dont il s’y prend. D’ailleurs à la question posée par le chercheur « Et là tu montres vraiment le truc à Damien1 ? », Phileas répond plutôt sur son intention de faire de cette activité un moment formatif pour lui « j’essaye de me remettre dans le bain aussi parce que cela fait longtemps que je n’ai pas fait tu vois ».2

On peut se demander si « montrer » recouvre exclusivement des situations formellement orientées vers le passage délibéré de connaissances. Comme pour le point précédent, la réalisation d’une activité individuelle sous le regard d’autres professionnels rend visible le travail en train de se faire, l’opérateur se montre et montre son travail, même si on prête à ces deux comportement une absence d’intention de visibilité.

1 Verbatim, p. 16, l. 32

2 Verbatim, p. 16, l. 33

On pourrait alors avancer que ces deux facettes, regarder et montrer, s’effectuent sous le même régime : montrer oblige à regarder, regarder contraint à montrer.

Comme le signale Phileas dans une autre situation, « ici on se vole le travail ».

C'est-à-dire que le travail se partage aussi à l’insu des uns des autres, silencieusement à l’occasion d’un coup d’œil, et cette situation fait partie intégrante de la vie du collectif.

- Faire avec ou résoudre ensemble : cette configuration quant à elle indique une proximité forte avec l’objet, et une contribution directe au processus de construction. C’est dans le contact perceptuel avec la matière et la présence d’autrui que se fait l’apprentissage. C’est cette forme qui semble être la plus fréquente dans le déroulement étudié. Même si la finalité de cette mobilisation collective est de résoudre un problème complexe, et non de déclencher un apprentissage, elle semble solliciter l’imagination de chaque accessoiriste présent et on peut s’interroger sur son caractère formatif secondaire. Faire cette l’expérience en commun à partir de mises en débat, d’idées retenues, abandonnées, peut créer une sorte de point de référence commun mémorisable et récupérable facilement en cas d’utilisation ultérieure.

- Se mettre d’accord sur un vocabulaire technique commun : l’incident du malentendu sur la notion de faces, côtés et plateau, fait apparaitre un désaccord sur la manière de désigner et de se représenter un objet.

Trois lexiques différents sont en présence, qui s’appuient sur des conceptions de l’objet différentes : a) celui de Damien qui, après confirmation, conçoit l’objet table recouverte d’une nappe comme un cube, et un cube se désigne par ses différents arêtes ; celui de Dorian le chef d’atelier qui le conçoit comme un objet-nappe composé de plusieurs faces, les faces correspondant aux parties présentes de tissu ; celui de Phileas, Fantine et Marcel qui correspond au répertoire spécialisé et désigne de manière spécifique les faces verticales comme des côtés et la surface plane comme un plateau.

Nous ne reprendrons pas ici le déroulement de la clarification du malentendu, mais on peut penser que l’évènement sera mémorisé et documentera peut-être des situations de travail futures. Il est à l’origine d’un possible consensus lexical mais aussi de définition des problèmes de type « objet-table ». Mais c’est peut être l’usage le plus spécialisé qui l’emportera, comme le signale Damien lors d’un entretien ultérieur, « il faut accepter d’entrer dans le vocabulaire desautres ».1

Par contre à l’occasion de cet incident, un point semble ne pas avoir été résolu.

Le malentendu aurait pu être détecté plus rapidement si la finalité d’utilisation de l’objet avait été énoncée immédiatement. Cet élément aurait permis de comprendre qu’il fallait laisser une échancrure dans la nappe ce qui expliquait de fait la face manquante.

1 Non retranscrit dans le verbatim

En conclusion, bien qu’ayant différencié les trois éléments d’un modèle, l’observation de la situation montre que ces trois éléments sont co-présents et dans les mêmes unités de temps, chaque phase contient à la fois de la conservation avec une réactivation de savoir-faire, à l’intérieur même de moments de résolution de problème inédits, et que la transmission se fait le plus souvent de manière silencieuse sous l’instance nécessaire d’une forte coopération.