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LE TRAVAIL DES ACCESSOIRISTES

Chapitre 5 : Rendre le travail visible

5.2.3 L’inédit et la nécessité de prendre des risques

Pascal accessoiriste temporaire, vient de terminer une sculpture en sagex1 représentant la Louve de Rome. L’objet est réussi aux plans technique, et esthétique. La sculpture est composée de trois pièces: la louve elle-même et deux enfants (Remus et Romulus), installés sous ses mamelles. Elle présente des courbes au niveau du corps donnant l’impression de vie, et a la tête orientée presque à 90° sur la gauche, oreilles dressées. L’o riginal romain paraît habité de sentiments avec une expression dans les yeux et la gueule entrouverte,

1 Non retranscrit dans le verbatim

particularités que Pascal a cherché à restituer. Le pelage est réalisé à partir de boucles de pâte en forme d’apostrophes.

Le projet initial était de confier cette réalisation à un artiste externe, aucun des accessoiristes ne possédant des compétences assez solides dans le domaine de la sculpture. Le devis trop élevé a conduit le responsable des ateliers à adresser de nouveau le projet à l’équipe des accessoiristes.

Pascal est autodidacte, il fabrique habituellement des objets en papier mâché, destinés à des animations de rue. Lorsque la proposition est adressée collectivement à l’équipe, Pascal s’avance et d’un air décidé se propose pour réaliser la sculpture, en affirmant qu’il « peut le faire », bien que son expertise ne soit pas la même que celle requise par des objets en polystyrène.

Obtenir un contrat même temporaire au GTG assure un salaire fixe le temps du contrat, un enrichissement du CV et active l’espoir d’être embauché comme permanent si l’occasion se présente. Il est donc impératif de tenter de répondre à la demande tout en restant lucide. Cela exige une évaluation subtile de la situation de fabrication. Il est nécessaire d’afficher une capacité à prendre des risques et à s’engager dans une voie inconnue, tout en restant lucide et ne pas prendre d’engagement sans avoir la garantie d’y parvenir.

En ce qui concerne la fabrication de la statuette, le polystyrène, impose un processus de fabrication de l’extérieur vers l’intérieur de l’objet, contrairement au papier mâché qui nécessite une construction depuis l’intérieur par ajout progressif de matière. Dans le cas du polystyrène, le mouvement se fait par façonnage progressif en soustrayant de la matière. La difficulté est évidente, et la performance réelle, car le polystyrène est un matériau rigide qui ne peut être moulé et n'est pas propice à des formes en courbes : il faut sans arrêt être vigilant au coup de cutter invasif. Le papier mouillé lors de la fabrication, présente une certaine capacité plastique que ne possède pas le polystyrène expansé.

Un engagement dans la prise de risque

La Louve est terminée et le pari gagné. C’est l’heure de la pause du matin ; nous sommes quatre autour de la table : le chef d’équipe, Pascal accessoiriste vacataire fabricant de la Louve, et les deux chercheurs. Phileas demande à Pascal s’il saurait réaliser des moulages de mains et d’avant bras en latex, les doigts devant être articulés. Pascal hésite un court instant, puis dit que peut être il pourrait y parvenir. Il dit cela d’une manière un peu fuyante, il est embarrassé ;

1 Sagex : polystyrène expansé

il dit aussi n’avoir jamais effectué ce type de réalisation. Phileas repose sa question de manière plus insistante en lui demandant de préciser s’il s’en sent capable ou non, il attend un signe qui lui permet de décider si oui ou non il confie ce nouveau chantier à Pascal. Poussé par Phileas, Pascal finit par énoncer de manière affirmée qu’il est capable d’effectuer ces moulages.

Nous retenons ces deux situations pour leur ressemblance concernant le mode d’énonciation de l’engagement dans une activité nouvelle, mais aussi parce qu’elles sont situées dans une sorte de rupture du fil de l’activité habituellement assumée par les accessoiristes expérimentés.

Pascal est accessoiriste temporaire, et ne possède pas encore tous les codes de ce groupe professionnel. C’est dans les ruptures du cours de l’activité courante que peuvent se repérer ces caractéristiques, habituellement masquées, recouvertes par les habitudes de fonctionnement. La présence d’un personnel temporaire relativement intégré est une occasion favorable à l’émergence d’éléments saillants et repérables par l’observateur. C’est au cœur même de l’hésitation de Pascal et de l’insistance de Phileas que se lit et se confirme l’hypothèse de la prise de risque exprimée par une énonciation très affirmée.

Cette posture s’entend comme s’il s’agissait à la fois de se jeter en avant, et d’observer une certaine retenue. C’est la modalité d’expression conjuguant élan et inquiétude qui évoque un choix d’engagement par anticipation d’une réussite à venir et donc basée sur une prise de risque. C’est une affirmation clairement énoncée que le chef d’équipe attend, car elle indique une capacité à supporter de s’engager dans une tâche inconnue, pour laquelle on a peu de repère et pas d’expérience. Cela nécessite d’expérimenter quelque chose qu’on ne sait pas faire. Ce qui implique de posséder suffisamment d’assurance personnelle, de conviction tout en n’ayant pas de certitude de réussir.

Il s’agit d’une action anticipée comme si l’objet, en partie inédit, était à « portée de main ». Malgré les apparences, il s’agit d’une prise de risque calculée, prudente, basée sur une anticipation de la fabrication de l’objet, qui reste inconnue dans sa réalisation matérielle. Il s’agit de faire le pari de l’existence future de quelque chose qui n’existe pas encore.

Cette attitude engage l’accessoiriste qui la porte. Elle indique à l’équipe une capacité à évaluer la situation de manière juste, c'est-à-dire d’avoir en un temps très court, une idée minimale, une esquisse de processus de fabrication. Si l’accessoiriste est persuadé de ne pas y arriver, il l’énonce et ne s’engage pas ; mais à l’inverse s’il s’engage, il promet la réussite à venir.

L’annonce et l’engagement indiquent une capacité à supporter une certaine incertitude mais aussi à assumer la garantie de la réalisation complète de l’objet.

Cette promesse scelle la confiance professionnelle entre accessoiristes. Chacun

peut s’appuyer sur la capacité de chacun à accepter de développer les habiletés en investiguant l’inconnu et acceptant l’aventure. C’est le collectif même qui se constitue à partir de ces engagements individuels.

Les conséquences pour l’individu et le collectif

Le passage de l’individuel au collectif et réciproquement, s’effectue de plusieurs manières ; la première concerne l’attribution collective de la réussite produite individuellement. C’est le risque assumé, la réussite de chacun qui fait la réputation de ce collectif, alors même que les accessoiristes sont capables de désigner l’accessoiriste auteur de la fabrication d’un objet. La seconde concerne le fonctionnement interne de l’équipe. C’est la prise de risque individuelle qui permet le développement du patrimoine de l’équipe. Une difficulté dépassée, un problème résolu est un élargissement de la capacité collective de répondre à la demande d’un MES.

Tout le monde peut ainsi compter sur tout le monde. C’est la prise de risque individuelle qui est la clef du développement du potentiel de cette équipe. Cette attitude à appréhender l’inédit technique comme une aventure sans garantie de réussite est attestée par la présence d’un carton affiché dans l’atelier sur lequel est inscrit : « Qui ne risque rien n’a rien ».1

Au plan des capacités nécessaires, la prise de risque empreinte de conviction, signifie aussi une capacité à « lire » de manière anticipée le procédé de fabrication de l’objet futur, et en tous cas d’être capable d’en envisager rapidement quelques contours qui permettent de mesurer le potentiel de réussite. Des habiletés sont déjà disponibles, ou bien elles sont potentiellement présentes.

Le calcul du potentiel de réussite ne se fait pas uniquement à partir d’une sorte de confiance en ses capacités sans lien avec la configuration de l’objet à réaliser. L’assurance ne se construit pas seulement à partir de soi, mais aussi avec l’appui d’une image anticipée du processus de fabrication, donc d’un fonctionnement interne de l’objet à venir.

C’est parce que l’objet est imaginable, qu’une relation s’instaure, que l’activité future s’imagine en même temps, sans pourtant présenter une forme précise et achevée. Au moment de la décision de fabriquer, une configuration hypothétique se dessine, mais tout reste à faire. Anticiper l’objet dans son processus de fabrication, c’est entrer en relation avec lui, c’est fabriquer de l’activité imaginaire en attendant qu’elle se concrétise.

1 Non retranscrit dans le verbatim