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11.1 L’activité dans l’angle mort de l’usage et du travail dans la critique marxiste ?

Nous reprenons, pour la poursuivre, la discussion précédemment engagée à propos de l’approche anthropocentrée, développée par Rabardel (1995). C’est la notion d’usage qui définit cette orientation. C’est à partir d’elle, que s’impose et se justifie la nécessité d’intégrer l’activité humaine dans la conception de l’objet.

Du point de vue de l’analyse de l’activité, l’usage est en lien étroit avec le l’activité produite par l’opérateur, c'est à dire singulière et toujours arrimée à une situation précise. Il y a une proximité entre la notion d’usage et celle de situation qui peut conduire à rendre équivalents les deux termes, ce qui opère un renforcement de la notion d’usage et une forme d’assimilation. L’usage devient alors synonyme d’une activité déterminée et c’est l’usage qui devient le moteur de la fabrication des objets. Il donne non seulement sens à l’objet mais forme et oriente la composition et le fonctionnement interne des éléments entre eux. Cela situe la totalité de l’activité de fabrication dans la réponse à cet usage et ne laisse pas de place pour penser un processus lié à une logique interne de l’objet.

Il n’est pas question de réfuter ici la nécessité de l’usage. Mais elle a comme effet d’établir comme prioritaire et dominante, la situation de destination ou le résultat de la production. Dans le cas du travail des accessoiristes qui nous intéresse, l’objet est inséré dans la mise en scène et fonctionne à l’intérieur de cette mise en scène. C’est comme s’il était implicitement admis que l’intérieur de l’objet c’est de l’activité humaine, mais que cette activité est uniquement guidée par son usage, dans une tension « téléologique ». Cela ne permet pas de prendre en compte, ni même de voir, l’activité lors de la rencontre avec la matière et les processus d’émergence de l’objet. La pensée de l’usage qui privilégie l’activité

de l’utilisateur de l’instrument, écrase l’activité qui se déploie lors de la fabrication de l’objet.

En conclusion, l’activité pensée à partir de l’usage ne prend pas suffisamment en compte le mode d’existence de l’objet avec son processus de concrétisation et la relation établie avec la pensée humaine. Avec la disparition de ce processus génétique c’est l’idée d’une activité émergente par couplage avec un objet, qui disparait.

Simondon définit le travail comme l’obéissance à une organisation du travail dominante, dans la lignée de l’analyse marxiste du travail dans l’économie capitaliste. Mais il indique par ailleurs que c’est la « condition servile du travailleur » (1989, p. 242) « qui a contribué à rendre plus obscure l’opération par laquelle matière et forme sont amenées à coïncider ». A la suite, la prescription définie par le commanditaire ne fait figurer que l’ordre donné sous forme de contenu et de matière, sans définir, ni même envisager, l’existence du processus de prise de forme permettant d’obtenir le résultat.

Nous ne pouvons qu’être étonnée par cette clairvoyance dans ce qui correspond selon nous à la définition même de l’activité de travail, c’est à dire ce que l’organisation ne consigne pas et qui permet pourtant d’obtenir le résultat.

Ce qui nous intéresse c’est le résultat de cette dénonciation. Elle englobe à la fois l’activité de l’utilisateur d’outils et d’instruments, et celle du fabricant dans leurs rapports féconds à l’objet. Bien que cette possibilité paraisse écartée dès le départ par cette analyse axée autour de l’aliénation dans la pensée marxiste, il n’en reste pas moins que Simondon, dans ses réflexions sur les échanges entre l’objet et l’homme décrit la présence d’une activité humaine émergeant au fur et à mesure de l’apparition de l’objet.

En résumé, entre une activité uniquement envisagée à partir de la question de l’usage, et une définition du travail qui semble effacer l’activité, existe un angle mort qui empêche de penser l’activité à l’œuvre dans une lecture technologique, de la relation objet-homme, conçue comme le développement de deux lignées qui évoluent en présence l’une de l’autre. C’est parce qu’il y a des objets que l’activité humaine se développe, c’est parce qu’il y a une activité humaine et une pensée technique que les objets existent et se développent.

11.2

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L’activité, opération de prise de forme

Nous avançons l’idée que dans le monde du travail, la prescription et les attentes managériales sont basées sur un schéma hylémorphique, qui pense le processus de production comme un schéma de prise de forme à partir d’un moule qui donnerait sa forme à une matière inerte et docile. Autrement dit le

travail des opérateurs disparait au profit d’une obéissance quasi-magique à une prescription toute puissante dans sa force à donner forme quoi qu’il arrive.

Simondon signale bien que la résistance du schéma hylémorphique et son universalité tiennent à ce qu’il prend racine dans un fonctionnement social, distribué entre deux mondes, les dominants qui indiquent la forme et les dominés qui la prennent et exécutent.

C’est exactement ce que dénonce l’ergonomie de langue française (Guérin et al.

2006). Le travail n’est jamais une simple exécution, un asservissement de l’homme à son poste de travail. C’est dans l’intime de la réalisation, que se joue le processus de prise de forme, lors de la rencontre entre un opérateur et la résistance du monde. C’est dans cette rencontre que cet humain déploie son inventivité, pour résoudre ce qui se pose le plus souvent comme un problème et pour lequel il peut déployer son ingéniosité (Dejours, 1995). Nous pensons par conséquent que l’approche « moderne » de l’activité a refusé d’une certaine manière le schéma hylémorphique porté notamment par l’organisation du travail vue par le bureau des méthodes taylorien, qui reste une vision dominante, et se développe encore actuellement dans les choix de rationalisation de la production. Ce qu’affirment l’ergonomie de langue française et la psychologie du travail, c’est que le fait de dire et prescrire ce qu’on veut obtenir, ne révèle rien de la manière dont cela se produit, car « le réel c’est l’action de réalisation jamais totalement prévisible » (Clot, 1999, p. 94). Selon nous, l’analyse de l’activité porte précisément sur ce que le schéma hylémorphique laisse dans l’ombre : l’opération de prise de forme, c’est à dire ce qui se passe aux plans inter-élémentaires et intra-élémentaires comme les définit Simondon : Comment font les humains ? Qu’est-ce qu’ils déploient dans le fil de l’action pour agencer produit attendu, forme prescrite et résistance du monde, ou complexité du réel ?

11.3. Le développement de l’activité comme ensemble d’opérations de prise de forme

Nous prenons l’exemple du cas de la fabrication d’une brique proposé par Simondon (2005, pp. 39-45), le moule est à considérer comme équivalent de la définition de la tâche ou du produit à obtenir, la matière aux différents composants du système de production, sous la forme de modèles organisationnels avec les notions d’input et d’output, le personnel d’exécution ou de production englobé dans ce schéma. Elément important, l’opération de prise de forme qui, chez Simondon est définie « comme la conversion d’une structure en une autre structure » (Chateau, 2008, p. 92), est assimilée aux schémas organisationnels internes : circuits, opération de transformation d’un état en un autre… Ce raisonnement fait apparaitre une forme qui domine et imprime sa force à une matière dont on ne peut imaginer qu’elle est active dans

ce processus. Le schéma managérial basé sur l’atteinte des résultats à partir de la prescription tel que le dénonce l’analyse de l’activité est bâti sur le schème hylémorphique.

A contrario le courant de l’analyse de l’activité énonce que c’est l’activité qui constitue l’opération de prise de forme. C 'est-à-dire la mise en relation effectuée par une intervention humaine qui se charge de cette mise en tension et de sa résolution sous la forme d’une production, entre le contenu d’une prescription, une matière, des contraintes contextuelles ou bien de potentiels, qu’ils soient économiques, humains, matériel, temporel. Selon cette position, il est possible de dire qu’analyser l’activité c’est observer ce qui se passe lors de cette opération de prise de forme, c'est-à-dire rendre compte de l’intimité du processus de réalisation d’un objet au sens générique. Cela signifie a) que l’activité comme opération de prise de forme et opération technique est le point d’observation central de la relation entre les objets et les hommes lors de la fabrication et b) que la connaissance des modes d’existence des objets techniques, leur processus de concrétisation et d’individuation sont éclairants pour saisir et analyser le développement de l’activité face à ce processus.

Par ailleurs le fait de définir la prise de forme non hylémorphique comme l’activité technique indique une relation homme-matière non basée sur « la puissance et la maîtrise » (Chateau, 2008, p. 118), ce qui induit une relation active entre l’objet et son fabricant, le mode d’existence de l’objet ayant un lien étroit avec l’activité déployée par l’humain.

En conclusion, le refus de l’hylémorphisme contient une réflexion à double étage. Dans un premier temps, au niveau social, ou niveau inter-élémentaire, l’activité définie comme opération de prise de forme est une entrée pour résoudre le problème de l’opacification de cette opération : entre l’ordre donné et la matière première présente, l’opération est réalisée par la présence humaine qui travaille. Dans un second temps, le niveau intra-élémentaire doit être interrogé dans ce qui se passe entre l’objet en train de s’individuer qui, nous le rappelons, n’est pas une matière inerte mais qui contient sa propre énergie, et l’activité déployée par l’être humain. C’est dans cette opération de prise de forme entre l’objet et l’homme, dans cette émergence mutuelle que selon nous s’inscrit le développement de l’activité.

Chapitre 12 :