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Chapitre 1 : Contexte de la recherche et méthode

1.6 Une immersion féconde

La période d’observation entre novembre 2005 et juillet 2006 a permis de collecter beaucoup d’observations sur la fabrication de différents accessoires, le fonctionnement de l’équipe, la manière de répartir le travail, l’ambiance, les relations avec les autres équipes de techniciens, les modalités de transmission des ordres et consignes, les relations avec les metteurs en scène et les décorateurs.

La décision de passer un mois en « prenant le poste » s’étaye sur deux éléments : le premier est de « vérifier » ce que signifie cette insistance à nous voir rester plus longtemps et de manière continue dans l’atelier. Nous faisons l’hypothèse que la nature de cette activité nécessite une observation continue.

Mais nous n’écartons pas que l’insistance soit liée à un souhait de faire de nous des témoins des difficultés perçues comme subies par ce collectif. Quelque chose qui aurait un lien avec cette expression sur une méconnaissance du travail par des personnages non définis. La seconde raison est que nous souhaitons affirmer plus nettement une posture d’implication du chercheur, pour pouvoir mettre en discussion notre expérience en tant que sujet observant et objet observé par eux.

Le paragraphe suivant retrace de manière synthétique et partielle notre expérience de plusieurs semaines à faire le travail auprès des accessoiristes.

Notre démarche si elle est proche de celle des ethnographes, s’appuie aussi sur notre connaissance de l’activité et de son caractère situé. C’est le fait d’accomplir le travail, bien sûr dans la limite de nos compétences, qui nous permet de mieux comprendre le contenu de cette activité. Mais cette expérience ne peut être que l’expérience d’un sujet qui nécessite de parler à partir de son point de vue.

Pendant quatre semaines je prendrai le poste de sept heures jusqu’à seize heures trente, partageant avec les accessoiristes le travail et les repas, me soumettant aux exigences implicites d’aller chercher à manger le midi, d’écouter les blagues, les histoires sur le travail et sur la vie privée indissociable de l’activité laborieuse, d’entendre les éclats de colère, les griefs envers la hiérarchie et certains collègues, la fierté de faire ce métier. Un ensemble de tâches me seront confiées : peindre des centaines de livres, participer à la fabrication de moules en plâtre, proposer des idées pour les essais de fabrication d’un buste, installer des anneaux à l’aide d’une machine sur des tentures destinées à la scène, poser des épingles pour marquer le bord d’un ourlet d’un velours destiné à recouvrir un matelas, peindre des valises en rose, assister aux répétitions et repérer les objets qui ne fonctionnent pas.

L’expérience est féconde : elle permet de vivre des points relevés par ailleurs dans le discours des accessoiristes tels que la difficulté à interpréter la demande du décorateur lorsque celle-ci est floue ; le degré de détail à opérer entre un vrai objet et un objet factice ; l’importance de connaître la distance à laquelle l’objet doit-être vu et perçu ; la crainte du jugement du décorateur sur une réalisation dont les normes sont indéfinies (c’est quoi un objet réussi ?) ; la confrontation à la matière « qui n’obéit pas » ; les moments d’hésitation entre demander de l’aide ou me débrouiller afin de ne pas déranger pour rien et passer pour une assistée ; les changements soudains et parfois absurdes des consignes ; la joie de voir mon objet sur la scène lors des répétitions, de recevoir les encouragements des collègues ; l’attention permanente portée au détail qui cloche ; l’incompréhension face aux sommes dépensées pour des fabrications devenues inutiles ; la difficulté à se lever le matin ; la chaleur d’été sous la verrière et ses effets sur les matériaux ; la mise en garde sur la possibilité de modification de la commande et enfin ma fausse indifférence lorsque mon objet est refusé.

De cette présentation courte de l’expérience vécue au quotidien, nous n’abordons de manière un peu abrupte, que des points qui avaient déjà éveillé notre attention. A cela s’ajoute la patience nécessaire pour voir un objet de fabrication complexe apparaître, les essais-erreurs, le questionnement mutuel entre accessoiristes.

Ici les objets ont une place évidente. On respecte autant l’outillage qui doit être entretenu et rangé, l’atelier qui doit être propre et ordonné, que les accessoires qui naissent et prennent forme à partir d’un croquis ou d’une maquette.

L’expérience du travail permet de mettre en lien des éléments observés ou décrits par les accessoiristes, et la nature particulière des accessoires.

Ce travail comme toute activité comporte une dimension prescrite : arriver à l’heure, recevoir des consignes, travailler à partir d’un plan, répondre à la demande d’un concepteur, tenter de comprendre sa demande, ne pas discuter les décisions hiérarchiques, obéir à certaines règles des métiers de l’artisan, rendre un travail bien fait, avoir un souci esthétique permanent… Il contient en même temps une grande liberté et implique la responsabilité inventive de l’accessoiriste qui doit faire preuve à la fois d’autonomie et de capacité à demander de l’aide au bon moment, en restant attentif à ce qui se passe autour de lui.

Les remarques récurrentes mettent aussi sur la piste ou bien corroborent des ébauches d’hypothèses de compréhension, comme cette phrase répétée souvent sur un ton mi-agacé mi-complice, « quand tu es accessoiriste, faut te démerder».1 Autrement dit, il s’agit de résoudre des problèmes et cela est affaire

1 Non retranscrit dans le verbatim

de débrouillardise, d’inventivité, d’autonomie individuelle ; c’est aussi affaire de responsabilité dans ces résolutions de problèmes.

La progression dans la compréhension de la situation de travail permet de poser des questions en apparence absurdes telles que : « comment définiriez-vous votre métier ou votre savoir-faire d’accessoiriste » ? Nous tentons dans un premier temps de proposer une définition de ce métier. La réponse des accessoiristes est univoque :

« Non, accessoiriste ce n’est pas un métier, ce n’est pas un faire, c’est trop rigide un savoir-faire, le métier c’est ébéniste ou tapissier, non, accessoiriste c’est une vieille habitude d’inventer» : Peter et Marcel1

1.7

En résumé

Nous venons de présenter les modalités de démarrage de notre recherche au sein d’un univers de travail qui possède une histoire et des traditions et qui, depuis quelques années est traversé par des évolutions technologiques qui reconfigurent l’activité de ces professionnels, tant dans les modes opératoires que dans la désignation et le contenu des métiers. Notre méthode d’investigation et de compréhension de ce milieu se rapproche d’une ethnologie sélective puisqu’elle se limite à une immersion dans le contexte de travail, sans observation de la vie hors-travail de ces personnes. Cette immersion nous a exposée à la fascination qu’exerce ce milieu, dont la mission est de produire de la fiction. Nous proposons dans les pages qui suivent une description précise de cet univers professionnel au niveau de son organisation générale, de la nature de sa production et de ses conséquences sur le travail des accessoiristes.

1 Non retranscrit dans le verbatim

Chapitre 2 :