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LE TRAVAIL DES ACCESSOIRISTES

Chapitre 7 : Conclusion des parties 1 et 2

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7.1 Activité productrice et développement de l’activité : une relation de causalité réciproque ?

Au terme de cette première partie, il nous parait possible, à partir des résultats présentés, de modéliser le fonctionnement et l’organisation de l’activité de travail des accessoiristes selon quatre caractères :

Le premier est celui de l’articulation entre trois processus : l’invention, processus que nous nommons temporairement de cette manière avant de l’analyser plus amplement dans les chapitres suivants, qui permet de répondre à la demande de nouveauté technique contenue dans la requête du metteur en scène ; la conservation, ou la mise en mémoire des procédés techniques utilisés et déposés dans les objets ainsi que dans la mémoire de chacun des accessoiristes et/ou du collectif en temps que mémoire partagée ; la distribution, c'est-à-dire une circulation ininterrompue d’informations entre les membres de l’équipe sous diverses modalités.

Le second est la nécessité de la coprésence des trois éléments car c’est à cette condition que l’activité individuelle se collectivise et entraine un développement de l’activité individuelle et collective.

Le troisième indique que chaque processus est en interaction avec les deux autres, c’est à dire que leur coprésence n’est pas une juxtaposition passive ou une coprésence un à un : le mouvement de développement de l’activité s’inscrit dans un réajustement et une reconfiguration permanents de ces trois processus, comme si la modification d’un des éléments entrainait de fait une modification des deux autres par un phénomène d’influence global. Chaque processus ne peut exister et se développer que parce que les deux autres sont en interaction permanente avec lui.

La quatrième est que chacun des trois processus implique trois entités : l’accessoiriste, les objets, le collectif de travail. Il y a simultanément dans ce

processus développemental la coprésence de l’individu-sujet, du collectif et de la technique.

Le patrimoine culturel de ce groupe professionnel ne consiste pas seulement en la sédimentation des expériences, métaphore d’une coupe géologique au sens d’une accumulation ou d’un empilement comme de la matière fossilisée. Il s’agit plutôt du mouvement dynamique d’une information qui circule. C’est une information collectivement partagée à l’intérieur d’un groupe humain de plus ou moins grande taille et qui évolue par phases d’individuation.

Par processus identique entre l’activité productrice et son développement, nous désignons un mouvement permanent de développement de l’activité de travail, arrimé à un processus d’apprentissage individuel et collectif. L’idée de processus unique entre l’activité de production et son propre développement précise aussi que ce mouvement ne s’établit pas à partir d’un schéma bipolaire, indiquant, dans un sens puis dans l’autre, que c’est l’activité qui modèlerait, formaterait les apprentissages, les reproduisant à son image, rendant toute-puissante l’activité porteuse, ou à l’inverse une activité conditionnée par l’étendue plus ou moins importante des apprentissages. Ce double processus indique que l’activité et l’apprentissage sont des processus identiques. Il y a un état d’homogénéité, d’analogie à la fois structurelle et temporelle dans la nature de ces deux mouvements. Il y a une simultanéité qui correspond à un rapport non pas dialectique mais de résonance interne entre les deux éléments.

L’activité donne une information à l’être humain en train de la déployer, qui agit sur lui et le transforme en partie, cette propagation par effet récurrent agit sur l’activité en train de se réaliser ou à venir. On a d’ailleurs plus à faire avec des processus à l’œuvre grâce à une information qui se propage et nourrit le mouvement des processus, qu’à des entités constituées qui interagissent l’une sur l’autre.

En raison du caractère de correspondance développement ou activité-apprentissage lié à la présence d’un système dynamique composé de ces trois éléments, nous nommons CID (conservation-invention-distribution), ce système qui implique toujours simultanément l’individuel, le collectif et la technique.

7.2. La relation entre la technique, l’individu et le collectif

Nous souhaitons apporter une dimension plus théorique à cette construction jusqu’ici tenue par la seule argumentation empirique.

Au sein de cette équipe de professionnels, de son organisation et de sa production, la fabrication des accessoires concerne toujours un accessoiriste et un objet. Ce principe organisationnel de base concerne le fonctionnement collectif de cette équipe et de manière plus générale, le processus de développement de l’activité de chaque accessoiriste en relation étroite avec le développement de ce collectif de travail. Mais la constitution de cette expérience

et sa mise en circulation ne suffisent pas pour comprendre, en même temps et pourtant de manière différenciée, le processus de développement de l’activité professionnelle individuelle et collective des accessoiristes.

Ce que nous souhaitons étayer au plan théorique c’est le lien étroit et la nature de la relation dynamique qui existe entre l’objet, l’accessoiriste et l’équipe, toujours à l’œuvre dans notre tentative de modélisation. Autrement dit comment sont reliés et comment au travers de cette relation, ces trois éléments sont porteurs de développement.

Pour des raisons d’étayage théorique nécessaire à notre démonstration, nous choisissons déjà de présenter et d’utiliser certains concepts de la théorie de Simondon à propos de la technique et du processus d’individuation avant même de présenter l’argument théorique dans sa globalité dans les chapitres suivants.

Notre démarche vise aussi à mettre à l’épreuve de manière conjointe et réciproque, notre modélisation et la théorie de Simondon concernant la technique.

Nous effectuons le premier pas à partir de la réflexion de Simondon sur les conditions de faisabilité de l’invention. La fabrication d’un objet technique est liée à deux nécessités, celle d’un usage ou d’une utilité visés, qui prennent, pour l’inventeur, la forme d’un problème à résoudre et celle d’un état des connaissances et des moyens techniques déjà présents, disponibles et qui doivent être rassemblés, et qui correspondent au point de départ et aux conditions de la solution inventée et à tout ce que Simondon nomme la préparation des conditions matérielles et technologiques de son invention (Simondon, 2005, pp. 310-311). L’invention est possible d’une part parce qu’un humain est capable de projeter, d’anticiper de façon progressivement déterminée le fonctionnement d’un objet avant même son existence matérielle, parce qu’il possède un potentiel d’habiletés corporelles, mais aussi parce qu’il bénéficie d’un patrimoine résultat des productions antérieures conservées, qui constituent une base à d’autres productions nouvelles, par la mise en jeu de

« chaînons opératoires ». Le propos nous semble très clair, Simondon parle de

« conservation amplifiante des modes de production et des cultures » (2005, p.

311), c'est-à-dire du potentiel développemental de la mémoire, de la conservation des connaissances et de leur mise en circulation, qu’elle soit transgénérationnelle ou sur des empans temporels courts, entre plusieurs opérateurs. Par ailleurs, Simondon énonce et démontre que c’est « autour de l’activité technique » que peut se constituer le collectif (1989, p. 245). Avec l’activité technique l’être humain produit des médiations entre le milieu et lui.

Ces médiations sont des entités détachables, elles sont différenciées de celui qui les a produites. Autrement dit, que ce soit une méthode ou bien une machine, les deux sont à la fois porteuses de la pensée produite par leur

fabricant mais elles en sont séparables au sens où elles peuvent être utilisées par d’autres opérateurs, tout en conservant le geste humain qu’elles contiennent. L’activité technique cristallise la part d’humain, la conserve, et possède la possibilité de se détacher de celui qui l’a conçue. De ce fait, elle peut bien sûr, être socialisée sous forme de socialité interindividuelle pour reprendre Simondon (1989, p. 245), c'est-à-dire d’être possiblement « adressable » entre individus constitués, d’un point de vue intellectuel en établissant des relations rationnelles avec l’objet ou entre eux à travers l’objet, par exemple sous forme de consignes d’utilisation ou bien de mode opératoire formalisé ou de protocole.

Mais cette dimension ne suffit pas, car le passage de l’individuel au collectif ne peut se faire qu’à partir du transindividuel, c'est-à-dire là « où l’homme rencontre l’homme non comme membre d’une classe mais comme être qui s’exprime dans l’objet technique » (Simondon, 1989, p. 253), ou dit autrement l’activité technique relie les hommes parce qu’elle contient de la « nature humaine pré-individuelle » qui leur permet de se comprendre à partir de ce qu’ils partagent au sein de la plus grande différence.

Il est certain qu’au stade de notre présentation nous ne clarifions pas les rapports entre développement de l’activité et processus d’individuation comme processus d’actualisation de potentiels chez un être vivant qui ne cesse de s’individuer donc de se transformer et d’évoluer et qui constitue l’objet principal de la théorie de Simondon, parce qu’il est la définition même du paradigme de cette pensée.

En ce qui concerne les accessoiristes c’est le processus même de transformation des connaissances de chaque accessoiriste qui s’alimente et se confronte aux connaissances des autres membres du collectif, que selon notre compréhension, Simondon (1989, p. 248) nomme transindividuel, « cette relation interhumaine » qui se crée par l’intermédiaire de l’objet technique comme contenant de l’humain préindividuel, de la nature humaine, qui n’est pas la relation entre des individualités constituées mais entre des êtres vivants porteurs de potentiel. Comme le précise Combes (1999, p. 74) à propos de la réflexion de Simondon : « un groupe n’est pas un simple ensemble d’individus, mais le mouvement même d’autoconstitution du collectif » qui s’effectue grâce à la mise en relation des « forces de devenir » ou pré-individuel, de plusieurs êtres vivants doués d’affects, porteurs, si nous reprenons l’exemple du collectif des accessoiristes, d’expériences professionnelles et de vie différentes, de formation professionnelles distinctes, d’histoire singulière, et traversés comme tout être humain par « le besoin essentiel à chercher dans les autres que lui ce qui est la modalité de son être même » (Chateau, 2008, p. 21).

En ce qui concerne le travail de ces techniciens, nos résultats indiquent que l’inédit technique imposé est rendu possible par le caractère fictionnel de l’activité des accessoires, et par la demande du metteur en scène. Dans ce

contexte de travail, c’est la demande du metteur en scène qui est la clef de ce système. Mais l’importance de cette prescription est relative lorsqu’on revient avec Simondon sur le potentiel d’individuation propre à l’être humain. Simondon avec la notion d’individuation apporte des éléments de réponse à cette question qui dépasse largement la situation locale des accessoiristes et interroge sur le caractère emblématique de cette activité humaine.

L’espèce humaine se caractérise par sa dimension néoténique, c'est-à-dire par un état d’inachèvement à la naissance qui contient, dans la conservation de ce caractère originaire et par amplification, son potentiel développemental. L’être humain possède peu de protections naturelles mais il est porteur dans son essence d’un potentiel (pré-individuel) et de capacités de réflexion, symbolisation qui lui permettent de développer ces potentiels pour agir sur son milieu et le transformer. L’humanité est « programmée » en quelque sorte pour inventer, produire du nouveau.

L’invention est nécessaire au développement du patrimoine, à son enrichissement, mais l’invention a besoin de la mémoire et de sa mise en circulation par les relations qu’établissent les hommes entre eux pour advenir.

Autrement dit, technique, individu et collectif ont partie liée, la technique mobilise du transindividuel et c’est le transindividuel qui permet le processus d’invention.

PARTIE 3