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Une frontière poreuse entre impressifs sonores et non-sonores

Première partie

3. Des caractéristiques linguistiques originales

3.3 La sonorisation en question

3.3.1 Une frontière poreuse entre impressifs sonores et non-sonores

Nous avons jusqu’ici volontairement mis de côté la question de la distinction entre les impressifs exprimant un phénomène sonore (giongo) et les impressifs exprimant un phénomène non-sonore (gitaigo). D’un point de vue narratif, il fait sens, dans de nombreux cas, d’effectuer une distinction entre les impressifs graphiques décrivant un phénomène sonore, a priori audible par l’ensemble des personnages présents, et les impressifs décrivant un phénomène non-sonore qui peut le cas échéant n’être ressenti que par l’un des personnages. Sans même parler spécifiquement des mangas, la distinction entre les phénomènes sonores et les phénomènes autres que sonores semble largement considérée comme à la fois claire et importante. D’ailleurs, il n’existe pas de mot sino-japonais qui désigne à la fois

152 Voir par exemple John E. INGULSRUD et Kate ALLEN, Reading Japan Cool, Patterns of Manga

Literacy and Discourse (Lire le « cool » japonais : modèles du discours et de la littératie des mangas),

les impressifs sonores et les impressifs non-sonores. En revanche, il existe d’autres appellations, dont l’usage n’est pas homogène au sein de la communauté des linguistes. C’est ainsi que certains chercheurs appellent les impressifs sonores « giseigo » (擬声語), tandis que d’autres réservent le terme à la sous-catégorie des impressifs exprimant des émissions vocales humaines ou animales. On trouve également le terme « gijōgo » (擬情語), qui désigne les impressifs exprimant des états émotionnels. Il est intéressant de constater que, si ces termes plus spécifiques sont souvent inclus dans les catégories plus larges des « giongo » et des « gitaigo », la distinction apparemment fondamentale entre les impressifs sonores et les impressifs non-sonores est souvent conservée jusque dans le titre des dictionnaires consacrés au sujet.

Parmi les études portant sur les impressifs graphiques dans les mangas, plusieurs ont utilisé cette distinction sans la remettre en question. C’est notamment le cas de Okamoto Katsuto 岡本克人 dans son article « Nichi-futsu manga no taishō

gengogaku-teki kenkyū » (« Les onomatopées dans les bandes dessinées – Une

étude linguistique contrastive »)153 et de Chen Jia-Wen dans son double article

« Manga ni okeru onomatope » (Les onomatopées dans les mangas)154. Okamoto

relève par exemple l’absence d’impressifs non-sonores dans les bandes dessinées françaises, à la différence des mangas japonais, tandis que Chen compare la proportion de giongo et de gitaigo en fonction des divers genres de manga. Elle compare également, à l’intérieur de chaque genre, la proportion d’impressifs classiques, de variantes et de néologismes en distinguant là encore les giongo des

gitaigo. Ce travail présente un intérêt indéniable et permet par exemple de constater

que les mangas destinés à un public féminin ont tendance à utiliser proportionnellement moins d’impressifs sonores que les mangas destinés à un public masculin.

Cependant, comme le note d’ailleurs Chen dans son évocation des études précédant la sienne, d’autres chercheurs ont fait le choix d’étudier les impressifs dans les mangas avec un angle linguistique et quantitatif en les classant en trois catégories. En plus des catégories d’impressifs purement sonores et purement non- sonores, ils créent une catégorie double comportant les impressifs exprimant à la

153 OKAMOTO Katsuto, « Nichi-futsu manga no taishō gengogaku-teki kenkyū » (Les Onomatopées

dans les Bandes Dessinées – Une Etude Linguistique Contrastive), Kōchi daigaku gakujutsu kenkyū

hōkoku - jinbun kagaku (Bulletin de la recherche de l’Université de Kōchi), Sciences humaines), vol.

40, 1991, p. 23-39.

154 CHEN Jia-Wen, « Nihon manga ni okeru onomatope (1) : ryōsūteki chōsa taishō oyobi kijun wo

fois des éléments sonores et d’autres non-sonores. C’est le cas par exemple des articles « Manga no giongo-gitaigo » (Les impressifs sonores et non-sonores des mangas) de Hinata Shigeo 日向茂男 (1986), et « Manga no giongo-gitaigo – sakka

ni miru – » (Les impressifs sonores et non-sonores des mangas à travers les auteurs)

de Echizen.ya Akiko 越 前 谷 明 子 (1989), cités par Chen155. Pour celle-ci,

l’ambiguïté de certains impressifs quant à leur caractère sonore ou non peut être levée en prenant en compte le contexte narratif formé par le manga. Elle explique ainsi avoir tranché dans plusieurs cas en déterminant quel aspect de l’impressif était le plus marqué, de façon à le faire entrer dans l’une ou l’autre catégorie156.

Pourtant, il nous semble que ce choix ne permet pas de rendre compte de l’ambiguïté intrinsèque à une très large part des impressifs graphiques employés dans les mangas. Les trois catégories adoptées par Hinata et Echizen.ya ont au contraire l’avantage de faire une distinction entre les impressifs purement sonores, les impressifs absolument non-sonores et les impressifs comportant à la fois des aspects sonores et non-sonores, qui ne sont pas une exception, mais une part importante des impressifs graphiques présents dans les mangas. Pour en donner un exemple très simple, voyons l’impressif graphique « suta’ », qui accompagne l’image de la réception au sol de Dio, qui a sauté d’une voiture en marche, dans le volume 1 (fig. 23). L’impressif « suta’ » est classé comme « manière » dans Nihongo onomatope jiten, et exprime une façon légère de toucher le sol après un saut157. Le même dictionnaire considère également l’impressif voisin

« suta suta » comme décrivant une « manière » de marcher rapidement et légèrement, et donc comme un impressif non-sonore. Pourtant, le dictionnaire de Hida Yoshifumi et Asada Hideko, Gendai giongo gitaigo yōhō jiten, reconnaît à « suta suta » la capacité d’exprimer le son des pas typiques de cette démarche (l’impressif « suta’ » est absent de ce dictionnaire)158. Dans la scène qui nous

intéresse, il est indéniable que l’impressif graphique « suta’ » exprime la légèreté de la réception de Dio, mais on peut imaginer qu’il prend également en charge l’expression du son produit par le contact des pieds de Dio avec le sol. Le caractère sonore de la scène est donc laissé à l’appréciation du lecteur.

155 CHEN Jia-Wen, « Nihon manga ni okeru onomatope (1) : ryōsūteki chōsa taishō oyobi kijun wo

kiban ni », op. cit. p.141.

156 CHEN Jia-Wen, « Nihon manga ni okeru onomatope (2) : tan.igo kara mita shiyō keikō », op. cit.,

p. 50-51.

157 Voir ONO Masahiro (dir.), Nihongo onomatope jiten : giongo-gitaigo 4500, op. cit., p. 204. 158 Voir HIDA Yoshifumi et ASADA Hideko (dir.), Gendai giongo gitaigo yōhō jiten, op. cit., p. 225-

Plusieurs facteurs expliquent cette importance numérique relative des impressifs graphiques au caractère sonore ambigu. Tout d’abord, il faut bien noter que la distinction entre giongo et gitaigo n’est pas nécessairement claire en dehors des mangas non plus. En effet, dans la langue courante, certains impressifs peuvent en fonction du contexte exprimer un phénomène sonore, un phénomène non-sonore, ou l’ensemble de ces aspects, comme le souligne Ono Masahiro dans l’introduction du dictionnaire Nihongo onomatope jiten. Celui-ci donne en effet comme première raison pour son emploi dans le titre de l’ouvrage du terme « onomatopée » (onomatope オノマトペ) le fait que celui-ci regroupe sous une même appellation les

giongo et les gitaigo, ce qui permet de prendre en compte les cas ambigus159. Dans

le corps du dictionnaire, chaque entrée comporte ainsi une indication parmi les trois suivantes : « son » (oto ), « manière » (samaさま), ou « son / manière » (oto /

sama 音 ・ さ ま). On retrouve la triple catégorisation utilisée par Hinata et Echizen.ya dans leurs articles.

Dans les mangas, un autre élément vient compliquer la question du caractère sonore ou non de chaque impressif graphique. Il s’agit de l’utilisation métaphorique des impressifs sonores, qui prennent un sens psychologique. Le premier exemple de ce type d’emploi est attribué à Kajiwara Ikki 梶原一騎 (1936-1987) et Kawasaki Noboru 川崎のぼる (né en 1941) dans une page restée célèbre du shōnen manga de

baseball Kyojin no hoshi (巨人の星, L’étoile des Giants) paru entre 1966 et 1971 (fig. 8)160. Dans cette scène, l’une des dernières du manga, le jeune héros Hoshi

Hyūma est en proie à une tension psychologique intense. L’impressif graphique qui exprime son choc, « gān » (が ー ん), qui est répété six fois, était jusque-là exclusivement employé pour évoquer des phénomènes sonores tels que la sonnerie de cloches. Suite au succès de cette scène, « gān » a commencé à être fréquemment utilisé pour exprimer cet état psychologique, y compris dans la vie courante. L’efficacité de ce procédé rhétorique en a fait un procédé populaire dans les mangas depuis cette première utilisation fracassante. Le risque de méprise pour des lecteurs non expérimentés est d’ailleurs relevé par Sasamoto Jun 笹本純, dans « Manga

hyōgen ni okeru ”gion” no hataraki : e ni soerareta kotoba toshite no sayō wo chūshin ni » (Le fonctionnement des impressifs graphiques dans les mangas : leur

rôle en tant que mots apposés à des dessins) :

「プンプン」「いらいら」等の様に既成の語彙から採られるものもあるが、ジ

159 Voir ONO Masahiro (dir.), Nihongo onomatope jiten : giongo-gitaigo 4500, op. cit., p. 8-9. 160 Voir NAGATANI Kunio, Manga no kōzōgaku, Tokyō, Index Shuppan, p. 74.

ャンル固有の歴史の中である時期に開発され、それが一般化したものの作用が 目立つ。この場合、当初擬音語や擬態語だったものが擬情語に転用されたもの が多い。…「ヒュー」と書かれていても風がふいている訳ではなく場面の寂寥 感を示しているのであり、「ゴゴゴゴ」とあっても地鳴りではなく不気味で緊 張した雰囲気が支配しているという意味である。こうした「擬音」の使われ方 は、マンガに慣れていない読者から誤解されたり、理解不能の事態を招いたり することもあるが、その独特の表現効果が今日のマンガを特徴づけている点を 見逃す訳にはいかない。161

Il arrive que soient choisis des impressifs existants [pour décrire des états psychologiques], comme « pun pun » ou « ira ira » [qui expriment la colère], mais ce qui saute aux yeux, c’est l’effet produit par les impressifs développés au cours de l’histoire propre aux différents genres et dont l’usage s’est généralisé. Dans ce cas, des impressifs qui exprimaient d’abord des sons ou des phénomènes physiques ont été détournés pour exprimer des phénomènes psychologiques. […] Même s’il est écrit « hyū », il ne s’agit pas du vent qui souffle, mais du sentiment de triste solitude qui imprègne la scène, et même si « gogogogo » est employé, cela n’exprime pas le grondement d’un tremblement de terre, mais une atmosphère tendue et menaçante. L’emploi de tels impressifs graphiques entraîne parfois une incompréhension ou des méprises de la part de lecteurs peu expérimentés, mais on ne doit pas ignorer que ces procédés expressifs particuliers sont caractéristiques des mangas contemporains.

Au-delà de la simple compréhension de telles occurrences, faut-il considérer dans de tels cas que l’aspect sonore d’origine des impressifs est annulé par leur utilisation dans un sens psychologique ? Il semble au contraire que leur caractère sonore est ce qui leur confère leur efficacité, même si le lecteur ne s’y méprend pas et n’imagine pas qu’un son retentit effectivement dans l’espace physique de l’histoire racontée.

Par ailleurs, on a vu que de très nombreux impressifs graphiques utilisés dans les mangas sont des variantes hétérodoxes d’impressifs courants ou des néologismes. Il va de soi que l’emploi de tels impressifs complique la tâche de classification, puisque le sens de ces impressifs graphiques n’est pas toujours évident, y compris en contexte. Par exemple, dans le troisième volume de JoJo, le personnage de Zeppeli ツェペリ enseigne à Joseph sa technique de combat de « l’onde » (hamon 波紋) (fig. 36). Dans une case qui le montre debout sur l’eau

commençant à se rider sous lui, l’impressif graphique « zozo » est écrit deux fois. L’impressif « zozo » est un néologisme de l’auteur, bien que l’on puisse

161 SASAMOTO Jun, « Manga hyōgen ni okeru “gion” no hataraki : e ni soerareta kotoba toshite no

sayō wo chūshin ni » (Le fonctionnement des impressifs graphiques dans les mangas : leur rôle en tant que mots associés à des dessins), Shikaku dentatsu dezain kenkyū-shitsu, Université de Tsukuba, 2000, vol. 6, p. 15.

éventuellement le rapprocher de « zo’ », qui évoque un frisson parcourant le corps et ne semble pas s’appliquer à la scène en question. Les impressifs sonores dans

JoJo ayant tendance à s’éloigner sensiblement du réalisme, il est possible de

comprendre « zozo » comme le son produit par le mouvement de l’eau aussi bien que comme une expression non-sonore de ce mouvement.

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