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Bonobono : une rupture dans l’œuvre d’Igarash

Deuxième partie

1. Bonobono : un yon-koma manga atypique

1.2 Bonobono : une rupture dans l’œuvre d’Igarash

Bonobono marque une rupture de ton dans la production d’Igarashi pour

plusieurs raisons. Tout d’abord, Bonobono met en scène des personnages d’animaux qui évoluent dans un cadre naturel détaché des contraintes de la société humaine. De plus, ces personnages sont récurrents et forment un microcosme cohérent, contrairement aux personnages de ses précédents mangas, qui n’apparaissaient que le temps d’un strip, sans aucune continuité d’un strip à l’autre. Enfin, et c’est probablement le plus frappant, le ton de Bonobono, au moins pendant les premières années, est caractérisé par une certaine tranquillité et une absence manifeste de cruauté qui contraste avec la noirceur et le cynisme des strips qui avaient fait la renommée d’Igarashi.

Bonobono raconte en effet les micro-aventures d’un enfant loutre de mer

nommé Bonobono ぼのぼの et de ses proches, qui vivent au bord de la mer et dans la forêt. Bonobono est un enfant calme, comme le suggère son nom, qui évoque fortement le terme « honobono ». Celui-ci est un impressif très ancien, puisqu’on le trouve par exemple dans le Dit des Heike (Heike Monogatari), au XIVe siècle, et

l’un des rares à pouvoir s’écrire avec des caractères sino-japonais : 仄々. Son sens

premier est celui d’une lumière qui apparaît progressivement, par exemple au lever du jour, mais il est plus souvent employé aujourd’hui pour évoquer un sentiment doux et agréable, comme une gentillesse qui réchauffe le cœur196. Toutefois, comme

le fait remarquer Ishikawa Jun いしかわじゅん (né en 1951) dans Manga nōto, Igarashi n’appelle pas son personnage « Honobono », mais bien « Bonobono », c’est-à-dire une version voisée, ou troublée, de l’impressif197.

Outre Bonobono, les personnages principaux sont ses deux amis Shimarisu

シマリス, un écureuil, et Araiguma アライグマ198, un raton laveur, tous deux du même âge environ que Bonobono (voir par exemple la figure 98). Tandis que

196 Voir ONO Masahiro (dir.), Nihongo onomatope jiten : giongo-gitaigo 4500, op. cit., p. 458. 197 ISHIKAWA Jun, Manga nōto (Cahiers du manga), Tōkyō, Bajiriko, 2008, p. 238-240. Ishikawa va

jusqu’à affirmer que Bonobono est l’équivalent pour Igarashi du manga d’horreur qu’il n’a finalement pas publié, ce qui nous semble exagéré. Nous le suivons cependant dans l’idée que

Bonobono n’est pas aussi dénué de noirceur qu’il pourrait le sembler au premier abord.

198 Le nom des personnages correspond souvent au nom de leur espèce. C’est le cas de Shimarisu

(tamia, en français) d’Araiguma (raton-laveur) et de Sunadorineko (chat viverrin). Bonobono accole à ces noms les suffixes « kun » pour ses amis et « san » pour les adultes.

Shimarisu est, dans les premiers volumes tout du moins, craintif et discret199,

Araiguma est en revanche souvent brutal et autoritaire. Les adultes sont aussi représentés, par exemple par le père de Bonobono, qui est lui aussi très calme et gentil, ou par Sunadorineko スナドリネコ, un chat viverrin sage et solitaire (voir par exemple la figure 80). Au fil de la série, plusieurs dizaines de personnages (castors, fennecs, ours, orques…) font leur apparition et quoique Bonobono reste le personnage principal, plusieurs développements sont consacrés entièrement à certains d’entre eux.

Pour la première fois, Igarashi crée des personnages largement considérés comme mignons, en raison à la fois de leur comportement enfantin et de la rondeur de leur dessin, et malgré l’absence de l’un des traits généralement associés au caractère mignon, à savoir de grands yeux expressifs. Les yeux de Bonobono, en particulier, sont figurés par de simples points placés de chaque côté du visage, très éloignés l’un de l’autre. La création de Bonobono intervient cependant dans un contexte particulier, puisqu’en 1984 a eu lieu un pic soudain d’intérêt pour les loutres de mer dans tout le Japon, suite à la naissance en 1984 d’un bébé loutre dans l’aquarium de Toba, dans le département de Mie. C’est d’ailleurs au retour d’une visite dans un aquarium qu’Igarashi a dessiné ce qui deviendrait Bonobono, qu’il a envoyé par fax sans projet précis à son conseiller de rédaction Tsujii Kiyoshi 辻井 清200. Celui-ci, voyant que le manga d’horreur qu’écrivait Igarashi depuis deux ans

n’était pas prêt à être publié et poussé par les responsables du magazine dont il dépendait à faire produire à Igarashi autre chose en attendant, a vu dans ce dessin isolé la potentialité d’un personnage attachant. C’est donc sur la suggestion de son conseiller qu’Igarashi a créé et envoyé les quatre premières planches de Bonobono à Manga raifu.

L’intuition de Tsujii était bonne, puisque Bonobono a connu très rapidement une grande popularité, même si les fans d’Igarashi ont pu être déçus de ne pas retrouver le même type d’humour absurde et parfois cruel de ses premiers mangas. En effet, Bonobono n’était pas seulement mignon, mais également dépourvu de méchanceté. Dans les premiers volumes, une très grande part des strips sont centrés sur les petits plaisirs de la vie, comme toucher les coussinets de Sunadorineko (fig.

199 Le caractère de Shimarisu connaît cependant un changement progressif, puisqu’il prend

confiance en lui et finit par verser parfois lui-même dans une certaine cruauté à l’égard d’autres personnages.

200 Voir TSUJII Kiyoshi, « Bonobono no tantō henshūsha ni naru mae ni » (Avant de devenir le

79) ; la moindre chose devient prétexte à jouer : le courant d’une rivière, le vent, un caillou… Le tout premier strip de Bonobono, intitulé « Un jeu à moi » (Boku no

oasobi, ボクのお遊び ), illustre bien cela, puisque le « jeu » de Bonobono consiste simplement à dériver le long d’une rivière, porté par le courant, et à se laisser pivoter lorsque sa tête est bloquée par un bout de bois dépassant de l’eau (fig. 78). Dans le même temps, certains strips abordent des questions qui confinent à la philosophie sous la forme d’interrogations enfantines apparemment naïves. Les textes qui accompagnent la première image de chaque chapitre et qui semblent correspondre au dialogue intérieur de Bonobono donnent un bon aperçu de cette tonalité particulière. Voici par exemple le texte qui introduit le premier chapitre de

Bonobono (fig. 78) : 森は楽しい 森は楽しい 水の音が聞こえる 水の音が聞こえる ハナをかむ音も聞こえる ハナをかむ音は どうするんだろう これからどうするんだろう 森は楽しい 森は楽しいったら

On s’amuse bien dans la forêt On s’amuse bien dans la forêt On entend le bruit de l’eau On entend le bruit de l’eau

On entend aussi le bruit que ça fait quand on se mouche Comment il fait, le bruit quand on se mouche ?

Comment il va faire maintenant ? On s’amuse bien dans la forêt

La répétition des phrases courtes ainsi que la disposition du texte soulignent sa parenté avec un poème moderne. Il capture aussi bien la joie de vivre que les préoccupations prosaïques et les interrogations enfantines de Bonobono. Ici encore, on remarque l’attention marquée portée aux sensations, y compris les plus simples. Cette attention portée à des détails infimes et l’absence d’enjeu dramatique fort impriment au manga un rythme tout à fait particulier et peuvent donner l’impression qu’il ne s’y passe rien. Dans un entretien paru récemment, le conseiller de rédaction d’Igarahi, Tsujii, raconte une anecdote qui date de la période précédant la création de Bonobono. Igarashi s’était filmé avec un ami en train de discuter de ce qu’est un manga tout en mangeant un repas acheté dans une supérette, et avait montré en riant la vidéo à Tsujii, en lui disant : « Je fais des choses comme ça. Il n’y a rien, mais c’est intéressant. Pour mes prochains gags, je veux écrire des gags sans calcul (sans intention)201 » (自分はあんなことしている。なにもないけど、面白

い。次に描くギャグは、なにも計算(作為)のないギャグを描きたい。). Tsujii explique qu’il n’a compris ce que voulait dire Igarashi qu’en lisant les premières planches de Bonobono, devant lesquelles sa réaction a été l’étonnement : « Quelle nouveauté, ce manga202 ! » (「なんて新しい漫画だろう」). D’ailleurs, l’absence

d’enjeu dramatique et l’originalité de Bonobono font généralement partie des premiers points à être mis en avant par les divers commentateurs de l’œuvre. Ainsi de Natsume dans Tezuka wa naze omoshiroi no ka203 ou d’Itō Gō 伊藤剛 dans

Tezuka izu deddo204.

Le 10 novembre 1998, un numéro de l’émission « BS Manga Yawa » (BSマ ンガ夜話, Discussions nocturnes sur BS à propos de mangas), diffusée sur la chaîne

BS2, a été consacré à la série, qui paraissait alors depuis douze ans205. Y étaient

réunis des critiques (certains eux-mêmes auteurs) tels qu’Ishikawa Jun, Natsume Fusanosuke, Okada Toshio 岡田斗司夫 ou Horii Ken.ichirō 堀井憲一郎, ainsi que le responsable de l’édition en volumes de Bonobono, Murakami Tomohiko 村上知彦. Suivant le modèle habituel de l’émission, les différents invités et chroniqueurs ont évoqué les aspects graphiques et narratifs de la série ainsi que sa place dans le paysage culturel japonais. Par ailleurs, la série a été adaptée en 1993 puis en 2002

201 TSUJII Kiyoshi, « Bonobono no tantō henshūsha ni naru mae ni », op. cit., p. 97. 202 TSUJII Kiyoshi, « Bonobono no tantō henshūsha ni naru mae ni », op. cit., p. 98. 203 NATSUME, Tezuka wa naze omoshiroi no ka, op. cit., p. 127.

204 ITO Gō, Tezuka izu deddo, op.cit., p. 56-57.

205 L’émission est visible sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=tNEN5MwkBtA

au cinéma d’animation, mais aussi au format de la série télévisée animée en 1995- 96 et à nouveau depuis 2016206. A ces occasions, de nombreux produits dérivés tels

que des peluches, des jouets ou de la papèterie illustrée ont été créés. On constate ainsi que Bonobono connaît à la fois un succès populaire fondé en grande partie sur le caractère mignon des personnages et de leurs attitudes, et un succès critique qui pointe son originalité narrative. Voyons donc plus précisément en quoi consiste cette dernière.

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