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A l’échelle des caractères : divers procédés graphiques

Première partie

2. Des effets graphiques variés

2.2 A l’échelle des caractères : divers procédés graphiques

Il y a beaucoup à dire sur le tracé des caractères qui constituent les impressifs graphiques, puisque celui-ci est l’une des sources principales de leur expressivité. C’est également l’un des aspects des impressifs graphiques les plus marqués historiquement. En cela, le tracé des caractères rejoint le trait du dessin. En effet, de la même façon que les styles de dessin des mangas ont connu différentes modes, sensibles à la fois dans le trait, les proportions et les instruments utilisés106, le type

de tracé employé pour les impressifs graphiques reflète très souvent les modes de l’époque de leur création. D’ailleurs, le tracé des impressifs graphiques dans JoJo a beaucoup changé au cours de ses dix premières années de parution, dans le sens à la fois d’une plus grande variété et d’une plus grande cohérence.

2.2.1 Des procédés de stylisation

Commençons par mentionner l’existence de différents types d’impressifs graphiques : certains sont formés de caractères pleins noirs, pour d’autres, seul le contour des caractères est tracé et l’intérieur est laissé blanc, et enfin l’intérieur de certains caractères est rempli par un motif, réalisé au stylo ou à l’aide d’une trame107.

Ces variations ne portent pas en elles-mêmes de sens particulier – dans JoJo tout du moins – et semblent motivées avant tout par des considérations esthétiques, telles que l’équilibre du noir et du blanc sur la page, ainsi que la recherche de variété visuelle. Dans certains cas toutefois, l’usage combiné de caractères pleins et de

106 Voir la présentation des différents outils de dessin ainsi que des périodes et des genres auxquels

ils sont associés dans NATSUME Fusanosuke, Manga wa naze omoshiroi no ka, op. cit., p. 32-37. 107 Dans la suite de ce travail, nous appellerons les premiers « caractères pleins », les suivants

« caractères évidés ». Par ailleurs, le terme de « trame » désigne une technique de remplissage d’une surface de papier à l’aide de feuilles adhésives semi-transparentes sur lesquelles sont imprimées des motifs variés. Cette technique a commencé à être utilisée largement dans les années 1950 dans les mangas pour permettre de rendre des tons de gris. L’usage des trames s’est progressivement développé et diversifié, et sont apparues des conventions qui associent certaines trames à des états psychologiques. Voir OGATA Katsuhiro et NATSUME Fusanosuke (dir.), Manga no yomikata, op. cit.,

caractères évidés semble venir souligner l’antagonisme de deux personnages. On peut en voir un exemple dans une double-page du volume 24 (fig. 50), qui présente une lutte sous l’eau entre un chien et un faucon. Plusieurs impressifs graphiques y présentent à la fois des caractères pleins noirs et des caractères blancs au contour noir. Le volume 2 présente un autre exemple particulièrement clair de cet effet (fig. 29). Le face à face tendu entre Jonathan et Dio est en effet traduit par la mise en page qui juxtapose deux plans serrés de leur visage, et par la symétrie des impressifs graphiques qui les surmonte. En effet, l’impressif « goro goro », qui exprime le grondement du tonnerre, est présent deux fois, au-dessus de chaque visage, et les caractères pleins et les caractères évidés qui composent les deux occurrences de l’impressif graphique sont disposés en miroir.

L’usage des impressifs graphiques dont le contour est rempli par des trames est très réduit dans JoJo. Notons par ailleurs que de façon générale, la nature des trames employées est particulièrement sensible au passage du temps et des modes. Pour un lecteur averti, les trames font partie des indices les plus parlants pour dater un manga inconnu. Les quelques occurrences d’impressifs tramés de JoJo appartiennent d’ailleurs aux premiers volumes : c’est le cas par exemple des impressifs graphiques « kān ! » (fig. 24) et « ka’ » (fig. 34). L’abandon subséquent des trames dans les impressifs graphiques de JoJo est probablement le reflet du fait que l’image des caractères tramés est plutôt associée aux années 1970 et au début des années 1980, et commence donc un peu à passer de mode quand débute JoJo108.

Cependant, l’une des sources les plus évidentes de la diversité visuelle des impressifs graphiques tient à l’ensemble des effets graphiques qui se manifestent dans le tracé des caractères des impressifs graphiques. Certains de ces effets sont employés en relation avec le phénomène exprimé par l’impressif, tandis que d’autres le sont indépendamment de sa signification. Par ailleurs, il est parfois malaisé de tracer une nette distinction entre les effets iconiques, qui traitent les caractères d’écriture comme une matière physique, et des effets de stylisation ; cette frontière peut se mouvoir au gré de l’interprétation personnelle du lecteur.

Dans JoJo, les effets graphiques sont particulièrement nombreux, surtout à partir du second volume. Le tracé des caractères des impressifs graphiques dans le premier volume se caractérise en effet par une certaine homogénéité et pourrait être

108 Signalons néanmoins que l’avènement de l’usage des outils informatiques pour le dessin des

mangas a entraîné un retour en grâce des trames dans les impressifs graphiques dans un certain nombre de mangas, en permettant notamment des effets de transparence ou de dégradés dont l’aspect est suffisamment éloigné des exemples des années 1970 et 1980 pour ne pas paraître daté.

qualifié de tracé en bâton dans la grande majorité des cas, en raison du fait que les caractères sont constitués de traits épais et rectilignes à la largeur constante et aux extrémités en angle droit (on en voit plusieurs exemples dans la figure 24). Cependant, Araki élargit rapidement la gamme d’effets qu’il emploie. Certains de ces effets s’inscrivent dans la lignée des stylisations de caractères adoptées par Tezuka et de nombreux autres auteurs de manga des années 1950 et 1960. Par exemple, parmi les premiers effets graphiques qu’il applique à ses impressifs, on peut citer les caractères rectilignes mais au contour légèrement arrondi qu’il emploie pour écrire l’impressif « dododo » dans une scène de combat du deuxième volume, en bas de la page de gauche (fig. 30), ou bien les katakana aux extrémités pointues qui forment les impressifs graphiques « shan ! » et « suta’ » (fig. 23). Citons également un exemple isolé de caractères dont le contour forme des zigzags serrés qui cherchent vraisemblablement à exprimer la vibration due à la force du coup porté par Jonathan (fig. 24, dernière case, « gurā ! »). Ces effets sont déjà quelque peu datés lorsque paraît JoJo. On retrouve par exemple des impressifs graphiques en katakana aux extrémités pointues dans Manga Nihon keizai nyūmon qui, en tant que manga didactique, vise la clarté plutôt que l’originalité (fig. 16 et 17). Il est possible principalement qu’Araki ait cherché avec l’usage de ce genre de graphies à donner une tonalité rétro à JoJo, mais l’abandon rapide de la plupart de ces stylisations semble indiquer qu’elles n’étaient pas satisfaisantes.

2.2.2 Des effets iconiques

Cet abandon est à comparer avec l’emploi à de nombreuses reprises d’un effet stylistique qui possède la même qualité rétro que les exemples évoqués plus haut, et qui pourrait être qualifié d’iconique ou de semi-iconique en ce qu’il évoque un ruban déchiré aux formes simplifiées. Cet effet apparaît très tôt, dès le premier chapitre, et il continue à être utilisé régulièrement tout au long de la série, notamment dans la scène évoquée précédemment de la sortie de terre du manoir de Dio dans le volume 24 (fig. 53). Or on peut trouver des exemples d’usage d’impressifs graphiques au tracé similaire dans des mangas d’après-guerre comme un shōnen manga de 1965 au style fortement inspiré de celui de Tezuka Osamu,

Uchū ēsu (宇宙エース, L’as de l’espace) de Yoshida Tatsuo 吉田竜夫 (1932-1977),

(fig. 6). Il est difficile de savoir pourquoi cet effet en particulier a été adopté par Araki. On peut cependant remarquer qu’il s’inscrit en contraste avec une grande

part des effets de tracé que l’on peut observer dans l’ensemble de l’œuvre.

En effet, les effets graphiques qu’a développés Araki de la façon la plus remarquable et qui sont à présent intimement associés à l’identité visuelle de JoJo ont pour point commun un traitement des caractères d’écriture comme une matière physique fluide allant de l’état liquide à une consistance pâteuse ou visqueuse. Le tracé de ces caractères est traité de façon moins régulière que dans les exemples cités plus haut et leur contour est volontiers tremblé, hérissé, saccadé ou déformé de multiples manières.

Dans le premier volume, les premiers exemples de cette tendance peuvent être trouvés de façon très ponctuelle dans le tracé de certains caractères comme ceux de l’impressif graphique « ban » (fig. 23, première case), qui ne sont pas tout à fait rectilignes. Mais c’est dans le deuxième volume que les impressifs graphiques « pâteux » si caractéristiques de JoJo font leur apparition. Dans une scène qui voit un vampire assaillir Dio, le visage du vampire est accompagné de l’impressif « dōn », qui renforce son aspect menaçant (fig. 28, en bas à droite). Les caractères sont tracés de façon à évoquer une matière molle, dont la fluidité est soulignée par ce qui semble être un trou dans le trait supérieur du dernier caractère « n ». Ici, la motivation de ce traitement graphique est vraisemblablement la volonté de suggérer au lecteur une forme de dégoût ou même d’inquiétude à travers l’idée d’une matière fluide non identifiée qui évoque un fluide organique.

Dans d’autres cas, l’aspect fluide des caractères possède une composante iconique qui nécessite pour être pleinement comprise une certaine connaissance des tropes de la culture populaire japonaise. Voyons par exemple la case inférieure de la page 194 du volume 16 (fig. 45). Dans cette scène, la voiture où se trouvent les héros est poussée dans un ravin par la voiture d’un ennemi. L’un des occupants de la voiture des héros matérialise alors son sutando, Hierophant Green ハイエロファ ントグリーン (Haierofantogurīn), visible dans la première case, qui saisit un câble de leur voiture et l’accroche à la voiture de l’ennemi, évitant ainsi la chute. Jōtarō matérialise ensuite son sutando Star Platinium, qui remonte la voiture en tirant sur le câble. L’impressif graphique « dogyūn » qui accompagne la scène possède une apparence particulièrement fluide, évoquant une matière presque coulante. Le choix de ce type de graphisme pourrait sembler surprenant. En effet, l’absence presque totale d’angles aigus et de lignes droites au profit de lignes sinueuses évoque davantage une forme de relâchement qu’un geste énergique de préhension tel qu’on le voit dessiné. La déformation de la forme globale de l’impressif graphique qui

semble comme tiré vers le bas peut être considérée comme un effet métonymique (que l’on verra ci-après), mais elle n’explique pas le choix de l’aspect fluide des caractères. En réalité, il faut comprendre que l’impressif « dogyūn », qui est inventé par l’auteur, possède un sens complexe et exprime à la fois la matérialisation du

sutando, qui apparaît à cet instant pour sauver Jōtarō et ses amis (« do ») et son

geste de préhension (« gyūn »). Or l’apparition du sutando évoque pour le lecteur les scènes de l’apparition du héros dans des séries télévisées comme Kamen Rider, qui sont traditionnellement accompagnées d’effets de distorsion sonore. Il nous semble que c’est cette distorsion sonore appartenant à l’imaginaire collectif qui est ici évoquée de façon analogique par une distorsion du tracé des caractères de l’impressif graphique. On constate en effet l’association fréquente de ce type de graphies aux caractères distordus à des scènes d’apparition de sutando.

2.2.3 Des effets métonymiques

Cette adoption d’un tracé des impressifs graphiques évoquant une matière fluide a permis également l’emploi de figures que l’on pourrait qualifier de métonymiques. Ces effets fonctionnent par analogie entre le tracé des contours de l'impressif graphique et la sensation qu'il évoque, c’est-à-dire que la représentation graphique du son ou du phénomène semble subir les effets physiques du phénomène en question. Ainsi, les effets graphiques peuvent évoquer des phénomènes physiques analogues ou adjacents à ceux qu'ils décrivent linguistiquement, déplacés sur les caractères d'écriture eux-mêmes. C’est en particulier fréquent dans les scènes décrivant des coups portés ou des mouvements brusques. Voyons par exemple l’impressif graphique « baga’ » qui apparaît à côté d’un coup de sabre de Jonathan enfonçant le visage d’un mort-vivant aux ordres de Dio (fig. 31). Le tracé hérissé de pointes rappelle fortement le tracé conventionnel des bulles qui contiennent des cris (on en trouve dans exemples dans les figures 5 à 8, 10, 14, 15, 18 et 20, et pour

JoJo, notamment dans la figure 53). Le tracé de « baga’ » est cependant moins

régulier que ce tracé hérissé conventionnel, ce qui lui confère une certaine matérialité et souligne ainsi le caractère métonymique de l’effet graphique, puisque le contour de chaque kana semble porter la trace du choc représenté par le dessin.

Cet effet est régulièrement employé, avec diverses variantes. Examinons par exemple l’impressif graphique « bun », qui accompagne le coup de poing de Jonathan dans une scène du troisième volume (fig. 36) : le mouvement du poing

vers la gauche, qui est exprimé au moyen de lignes de mouvement horizontales qui dessinent notamment le contour de la main, semble s’être également imprimé sur les deux katakana de l’impressif graphique qui exprime le mouvement rapide de la main. En effet, leur contour est hérissé de façon asymétrique comme si les caractères étaient formés d’une matière fluide et avaient subi un choc et un déplacement vers la gauche.

Dans le volume 19, une scène montre l’attaque de High Priestess ハイプリ エ ス テ ス ( 女 教 皇 )(Haipurisutesu), le sutando d’une ennemie nommée Midler, contre l’équipe des héros (fig. 48). High Priestess a la capacité de prendre la forme de n’importe quel objet solide de façon à passer inaperçue et à reprendre en un instant sa forme initiale pour attaquer par surprise avec ses griffes acérées. Ici, elle prend la forme d’une tasse de thé et se révèle alors qu’elle se trouve dans la main de Joseph Joestar, dans la dernière case de la double-page. Les deux impressifs graphiques qui accompagnent la scène sont « do », qui exprime le changement brusque de forme du sutando, et « piyā’ », qui exprime la façon dont le liquide qu’il contenait se répand violemment. La forme hérissée de « do » rappelle visuellement l’aspect du sutando High Priestess au moment de sa transformation. Ici encore, l’impressif graphique paraît ainsi constitué d’un matériau aux propriétés plastiques subissant diverses forces qui le déforment.

Un autre exemple intéressant peut être trouvé dans le volume 10, dans une image en pleine page qui présente le personnage de Lisa Lisa リサリサ (Risarisa) en pied (fig. 39). Lisa Lisa, un personnage de femme forte et mystérieuse, lance une attaque contre un ennemi en dénouant son foulard, qui se déploie souplement autour d’elle. Deux impressifs graphiques accompagnent la scène : « sū », qui décrit la manière déliée dont se meut Lisa Lisa, et « fuwawawa », qui exprime le mouvement du foulard. De façon remarquable, tous les caractères qui constituent les deux impressifs graphiques présentent une forme similaire et le même genre d’ondulations que celles du foulard et dans une moindre mesure de la chevelure de Lisa Lisa. Les katakana semblent ainsi subir l’effet du vent au même titre que le foulard et les cheveux de Lisa Lisa. De tels effets métonymiques sont régulièrement employés dans JoJo comme un moyen de souligner une scène.

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