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Une structure fondée sur la variation au sein de la répétition

Deuxième partie

1. Bonobono : un yon-koma manga atypique

1.3 Les caractéristiques formelles de Bonobono

1.3.2 Une structure fondée sur la variation au sein de la répétition

L’impression d’homogénéité et d’uniformité dégagée par Bonobono est renforcée par un usage très marqué de la répétition à divers niveaux. L’une des structures poétiques récurrentes de Bonobono consiste en effet dans la répétition d’un motif agrémenté de subtiles variations. On a déjà vu que le texte d’introduction des chapitres peut présenter de nombreuses répétitions (fig. 78), mais c’est loin d’être le seul lieu où celles-ci sont abondantes. Ainsi, dans un même strip, il arrive souvent que certaines cases soient reproduites quasiment à l’identique. Par exemple, dans une page du premier chapitre qui montre Sunadorineko demander à Bonobono de faire une blague (fig. 80), le décor et la position respective des personnages (à l’exception de la première case) sont constants. Cette répétition graphique incite le lecteur à prêter attention aux différences discrètes entre les cases (ici, à la position des bras de Sunadorineko212).

La répétition peut aussi concerner la structure narrative d’un strip ou d’une page. Par exemple, une page intitulée « Pendant ce temps-là, Bōzu-kun » (sono koro

no bōzu-kun, その頃のボーズくん) met en scène le personnage de Bōzu ボーズ, un bébé castor, en train de jouer seul, comme l’explique la phrase de narration de la première case (fig. 91). Non seulement les huit cases de la page présentent le même personnage, dans la même position et le même décor, mais les deux strips verticaux qui composent la page suivent la même structure narrative : une case (cases 1 et 5) montre la situation initiale de Bōzu flottant dans l’eau sur le dos ; dans la case suivante (cases 2 et 6) il crée un volume dans sa fourrure avec ses pattes avant, dans la suivante (cases 3 et 7) il reste immobile, et la dernière case (cases 4 et 8) le montre enfin toucher le volume créé. Ici encore, c’est la répétition qui force le lecteur à prendre en compte les variantes entre les deux strips, à savoir le détail que Bōzu remette sa fourrure en place dans la première case du deuxième strip, la différence de mouvements des pattes dans les cases 2 et 6, exprimés à l’aide des impressifs « kuru kuru kuru » (qui indique un mouvement circulaire) et « kui kui kui » (qui correspond à un mouvement de rassemblement vigoureux), et les résultats différents de ces mouvements. Le rythme créé par ce choix poétique est tout à fait nouveau dans les mangas et s’oppose frontalement à la norme du « ki-shō-ten-

212 Bien qu’il s’agisse techniquement non de bras mais de pattes avant, l’anthropomorphisation de

certains personnages dans Bonobono nous amènera parfois à utiliser des termes faisant référence à la morphologie humaine pour décrire ces personnages.

ketsu » évoquée plus haut. En effet, il n’existe pas de chute au sens classique dans

ces strips, à moins que l’on considère que l’absence de chute humoristique constitue une chute en elle-même.

En outre, au-delà même des cases en coprésence sur une même page ou double-page, Bonobono met en résonnance des strips éloignés, parfois publiés à plusieurs années d’écart. Par exemple, la planche intitulée « Un jeu de Bōzu-kun » (Bōzu-kun no oasobi, ボーズくんのお遊び) (fig. 108) fait clairement écho à celle

que l’on vient de voir et qui était parue quatre ans auparavant. Cette planche montre également Bōzu jouer seul dans l’eau ; les trois premières cases sont une réplique des cases 1, 6 et 7 de la planche vue précédemment : Bōzu flotte dans l’eau, rassemble la fourrure de sa poitrine avec ses pattes avant, dans un mouvement décrit par l’impressif graphique « kui kui kui », puis reste immobile. Cette fois-ci, cependant, il ne touche pas la bosse formée par sa fourrure, mais se retourne dans l’eau (« kuru’ »), et laisse celle-ci détacher doucement ses poils les uns des autres (ce qu’exprime l’impressif graphique « juwā »). Un tel écho ne pourra être repéré que par un lecteur fidèle et attentif, mais il témoigne de l’ampleur que peut prendre le procédé de la reprise de motifs au fil de l’œuvre.

Ce procédé peut également être appliqué en lien avec des impressifs graphiques. Ainsi, une scène récurrente du manga montre Araiguma donner à Shimarisu un coup de pied qui l’envoie en l’air, très souvent dans la dernière case de la page. Cette scène s’accompagne d’un impressif graphique différent à chaque fois ou presque, ce qui introduit la variété au sein de la répétition. On verra plus loin certains impressifs graphiques particuliers associés à cette scène récurrente.

Outre le goût d’Igarashi pour les répétitions, on peut noter la fréquence des phénomènes de progression, qui peuvent également se manifester à plusieurs niveaux. Il peut ainsi s’agir de progressions dans les dessins, avec par exemple des planches construites suivant un zoom arrière, où chaque case est cadrée un peu plus large que la précédente, ou bien suivant un zoom avant. Un autre exemple de progression correspond aux séquences de plusieurs pages brodant sur le même motif qui présentent très souvent la répétition d’un phénomène avec une intensité croissante, comme le crescendo de l’énervement d’Araiguma.

A l’intérieur d’un même strip, on constate parfois également un caractère progressif des impressifs graphiques. Un tel caractère est manifeste par exemple dans une page du deuxième volume intitulée « La puissance de la mère de Bōzu- kun » (Bōzu-kun no okāsan no hakuryoku, ボーズくんのおかぁさんのハクリョク)

(fig. 90). Dans cette planche, Bonobono a fait un malaise parce qu’il a faim, et la mère de Bōzu, un castor au caractère peu commode, vient à son secours. Debout derrière un buisson, elle demande par trois fois aux amis de Bonobono, Araiguma et Shimarisu, ce que mange habituellement Bonobono. Araiguma, qui refuse d’abord de lui répondre, finit par céder devant son insistance menaçante. Celle-ci est rendue au moyen de plusieurs procédés. Tout d’abord, la mère de Bōzu répète mot pour mot sa question dans les cases 1, 3 et 7, sans changer l’expression sévère de son visage. Le cadrage, cependant, diffère d’une case à l’autre, puisque qu’il est de plus en plus serré autour du visage de la mère castor, qui apparaît donc de plus en plus grand. Enfin, les questions sont à chaque fois accompagnées d’un impressif graphique dont le sens reste quelque peu obscur, puisqu’il s’agit de néologismes, mais qui présentent une progression indéniable : « deburian213 » « deburigen »

« deburigesutoo ». La progression est à la fois linguistique et visuelle, puisque chaque impressif graphique est écrit plus gros que le précédent.

Ces différents exemples illustrent la façon dont Bonobono tire parti de ce que Groensteen a baptisé le « tressage ». Celui-ci « consiste en une structuration additionnelle et remarquable qui, tenant compte du découpage et de la mise en page, définit des séries à l’intérieur d’une trame séquentielle214 ». Le tressage est une

propriété poétique propre à la bande dessinée, qui tient au fait que les cases de bande dessinée (que Groensteen nomme « vignettes ») se déploient à la fois de façon linéaire comme un ruban et de façon transversale comme un réseau :

Au contraire du découpage et de la mise en page, le tressage se déploie dans deux dimensions à la fois et les fait collaborer : celle, synchronique, de la coprésence des vignettes à la surface du même support, et celle, diachronique, de la lecture, qui reconnaît dans tel nouveau terme d’une série un rappel ou un écho d’un terme antérieur auquel il renvoie. Une tension peut s’établir entre ces deux logiques, mais loin d’aboutir à un conflit, elle se résout ici en un enrichissement sémantique et une densification du « texte » de la bande dessinée215.

Bonobono fait un usage particulièrement marqué de ces relations de tressage, qui

se déploient dans toute l’œuvre et y tissent des réseaux complexes. En outre, loin de ne concerner que les rapports des cases entre elles, le tressage peut s’appliquer à

213 Il est possible de voir dans cet impressif une variante de « deppuri », qui exprime l’idée d’être

bien en chair. La terminaison en « an » est peut-être un écho au titre d’un yon-koma manga à succès dont la publication a débuté en 1987 dans Manga Life, Obatarian, de HOTTA Katsuhiko, qui met en

scène une femme d’un certain âge au caractère irascible. Voir SHIMIZU Isao, Yon-koma manga, op.

cit., p. 160.

214 ThierryGROENSTEEN, Système de la bande dessinée, op. cit., p. 173. 215 ThierryGROENSTEEN, Système de la bande dessinée, op. cit., p. 174.

des éléments d’une dimension inférieure, puisqu’il peut s’appliquer à des unités narratives ou sémiotiques de tailles différentes. Nous verrons plus loin que l’un des réseaux concernés par le tressage est celui que forment les différents énoncés textuels, dans lequel s’inscrivent les impressifs graphiques.

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