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Un format original et des expérimentations narratives

Deuxième partie

1. Bonobono : un yon-koma manga atypique

1.3 Les caractéristiques formelles de Bonobono

1.3.3 Un format original et des expérimentations narratives

Une autre caractéristique de Bonobono est le glissement qui s’opère au fil des années dans son économie narrative. En effet, la série est d’abord constituée de strips indépendants, mais développe rapidement l’usage de « doubles strips », c’est- à-dire d’unités narratives d’une page composée par deux strips verticaux de quatre cases surmontés d’un titre, un format déjà employé ponctuellement par Igarashi dans ses yon-koma manga précédant Bonobono. Rapidement, non seulement ces doubles strips deviennent majoritaires, mais on voit également l’apparition d’arcs narratifs contenus dans un chapitre, puis rassemblant plusieurs chapitres. L’arc narratif le plus long, qui consiste en un voyage initiatique mené par les trois amis, intervient dans le dixième volume et court sur plus de deux cents pages. Suite à cela, Igarashi revient à des arcs narratifs plus courts, mais le caractère suivi des strips reste la norme. La continuité rigoureuse des strips va à l’encontre des conventions régissant les yon-koma manga jusque-là, au point que les participants à l’émission

BS manga yawa consacrée à Bonobono s’interrogent sur la pertinence de le

catégoriser comme yon-koma manga216. Dans Tezuka izu deddo, Itō évoque le

développement d’un nouveau genre dans les années 1990 que l’on a appelé « sutōrī

yon-koma manga » (story yon-koma manga), dont il suggère avec prudence que Bonobono pourrait être un précurseur217.

Parmi les caractéristiques narratives typiques des story manga, on peut remarquer l’alternance de plusieurs « lieux d’action » dans un chapitre, chaque chapitre suivant généralement en parallèle les péripéties de deux ensembles de personnages. Bien sûr, le rejet des enjeux narratifs traditionnels vient régulièrement subvertir ce dispositif, comme on peut le voir dans la figure 91. Le titre de la planche « Pendant ce temps-là, Bōzu-kun » est une référence à un format traditionnel de narration des mangas d’aventure (entre autres), qui délaisse un instant les protagonistes pour donner à voir l’avancement d’une action menée par d’autres

216 A la quatorzième minute de l’émission : voir

https://www.youtube.com/watch?v=tNEN5MwkBtA (dernière consultation : 15/03/2019).

personnages, dont les conséquences ont une importance pour les protagonistes. Ici, rien de tout cela, puisque les jeux de Bōzu n’ont pas incidence sur l’arc narratif de Bonobono et de ses amis, en termes d’intrigue tout du moins.

En outre, même si la continuité de l’action (ou de l’inaction) est un élément inhabituel dans les yon-koma manga, Bonobono conserve un grand nombre de caractéristiques du genre, à commencer par le format fixe de mise en page. En effet, une fois établi l’usage des doubles strips, le nombre et la taille des cases ne change pas, de même que la navigation entre ces cases. Le rythme de lecture reste donc fortement marqué par l’unité du strip et éventuellement du double strip. Ainsi, les changements de décor ou de personnages s’effectuent systématiquement au moment du passage d’un strip à l’autre ou d’une page à l’autre. Le genre narratif de

Bonobono peut donc être considéré comme un genre original qui présente un

caractère hybride en même temps qu’une nouveauté radicale.

Par ailleurs, l’un des attraits de Bonobono tient à ses nombreuses expérimentations poétiques. Igarashi s’amuse en effet régulièrement à déjouer les attentes des lecteurs fondées sur les conventions des mangas en général et plus spécifiquement du genre des yon-koma manga. L’économie de moyens dont

Bonobono fait preuve rend chaque détail potentiellement signifiant ; la vigilance

des lecteurs en est aiguillonnée. L’un des thèmes principaux de l’œuvre est la difficulté, voire l’impossibilité de la communication des expériences personnelles. Ce thème récurrent n’est que rarement abordé de front ; il transparaît plutôt dans la manière qu’a la série de jouer sur le montré et le caché, le visible et le lisible. Ces jeux passent en grande partie par une utilisation des attentes des lecteurs fondées sur l’utilisation des divers signes qui composent les mangas, comme les cadres, les bulles, les symboles graphiques ou encore les impressifs graphiques.

Il est à noter que ces expérimentations formelles sont surtout présentes dans les premières années de la publication de la série et perdent progressivement du terrain, en même temps que s’effectue une évolution du ton vers davantage de noirceur et un relâchement du trait dans le dessin, qui perd de sa rondeur et de sa retenue minimaliste. Les jeux sur les conventions des mangas laissent place à une narration centrée sur les relations des personnages, qui sont exprimées de façon plus directe dans les dialogues. En conséquence, on constate une diminution des occurrences d’emplois originaux des impressifs graphiques après quelques années de publication.

conventions narratives des mangas qu’opère Bonobono nous donnent l’occasion d’étudier précisément ces diverses conventions. La question reste, bien sûr, de savoir lesquelles de ces conventions peuvent être qualifiées de règles syntaxiques : c’est ce que nous tenterons de faire au cas par cas. On verra en poursuivant notre étude que, dans Bonobono, certains emplois des impressifs graphiques n’ont rien d’inhabituel et sont représentatifs d’un usage « normal », tandis que d’autres tirent leur effet comique précisément de leur détournement des conventions.

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