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L’ambition de ce travail est d’étudier les impressifs graphiques dans les mangas dans le cadre d’une « poétique », comprise dans un sens proche de celui

que propose Gérard Genette de « théorie des formes littéraires53 ». Dans notre cas,

il s’agit d’une théorie des formes de la bande dessinée et, plus spécifiquement, du manga54. Il nous semble en effet que pour comprendre les évolutions d’usage qu’ont

connues les impressifs graphiques, il est indispensable d’associer à l’étude diachronique une analyse synchronique des mangas en tant que système sémiotique, et que ce qu’affirme Roman Jakobson au sujet du langage peut en grande mesure s’appliquer au système codé que forme le manga :

[…] dans le domaine du langage, « statique » et « synchronique » ne coïncident pas. A l’origine, tout changement relève de la linguistique synchronique : l’ancienne et la nouvelle variété coexistent au même moment dans la même communauté linguistique, l’une étant plus archaïque, l’autre à la mode, l’une appartenant à un style explicite, d’autre à un mode elliptique – c’est-à-dire à deux sous-codes du même code convertible. Chaque sous-code en lui-même est, au moment considéré, un système stationnaire régi par des lois structurales rigides, tandis que le jeu réciproque de ces systèmes partiels est soumis aux lois flexibles de transition d’un système à un autre55.

Cette approche nous semble pertinente également dans le cas de l’étude des mangas, parce que si leurs conventions formelles sont moins rigides et évoluent plus rapidement que les codes des divers langues, l’ensemble de ces conventions dessine néanmoins un système sémiotique présentant une certaine stabilité et une cohérence interne indéniable. Il nous semble que, de même que, comme l’a théorisé Jakobson, le langage présente une fonction poétique que l’on peut étudier dans différentes œuvres en s’appuyant sur les apports de la linguistique56, il existe une fonction

poétique qui est plus ou moins investie par les différents mangas, qu’il est possible d’étudier en s’appuyant sur les enseignements de la sémiotique appliquée aux mangas. Nous y travaillerons en prenant en compte leurs aspects narratifs, esthétiques, et ce que l’on pourrait nommer le « génie du médium57 », c’est-à-dire

les spécificités du manga à la fois en tant que dispositif sémiotique et en tant que forme culturelle.

Il existe diverses études des mangas et des bandes dessinées en tant que système dans une perspective synchronique. Comme évoqué plus haut, au Japon,

53 Gérard GENETTE, Figures III, Paris, Seuil, 1972, 286, p. 10.

54 On sait qu’il n’existe malheureusement pas en français d’adjectif qui ait un sens équivalent à la

locution « de la bande dessinée », comme il en existe pour la littérature (« littéraire ») ou le cinéma (« cinématographique »). C’est également vrai pour la locution « du manga ».

55 Roman JAKOBSON, Essais de linguistique générale, 1. Les fondations du langage, Paris, Éditions

de Minuit, 1963/2003, p. 75.

56 Roman JAKOBSON,Essais de linguistique générale, 1. Les fondations du langage,op. cit,p. 218-

221.

57 Nous empruntons ce terme à Harry MORGAN, qui l’emploie notamment dans Principes des

une partie de la recherche sur les mangas s’est attaché à divers objets qui relèvent de ces problématiques, qu’il s’agisse des questions de mise en page, des formes et des fonctions des cases et des bulles de parole, des différents symboles graphiques utilisés dans les mangas, des rapports entre le texte et l’image, ou encore des qualités expressives du trait. Si les chercheurs de ce courant se sont souvent attachés à identifier les différentes catégories d’éléments constitutifs du manga et les procédés rhétoriques ou narratifs que permet leur combinaison, peu se sont essayés à en donner un modèle structurel complet58.

Dans le cas de la recherche en français, les approches d’inspiration structuraliste et sémiotique sont plus marquées et ont donné lieu à divers essais de présentation des bande dessinées en tant que système. L’ouvrage fondamental de Thierry Groensteen justement intitulé Système de la bande dessinée est certainement le plus abouti de ces essais. Cependant, Groensteen évite volontairement d’entrer « à l’intérieur de la vignette59 » et ses analyses concernent

principalement des phénomènes qui prennent place à l’échelle de la page, de la double-page ou de l’œuvre entière. Par ailleurs, au-delà du seul cas de Groensteen, les études occidentales qui appuient leurs études sur les bandes dessinées européennes ou américaines ignorent inévitablement un certain nombre de spécificités des mangas.

Une piste intéressante est cependant proposée par Neil Cohn, dans son ouvrage The Visual Language of Comics60 publié en 2013 et dans son article A Multimodal Parallel Architecture: A cognitive framework for multimodal interactions61, en 2016. Cohn y adapte une grande part de la terminologie et des

concepts de la linguistique pour proposer une analyse du « langage visuel » tel qu’il se manifeste dans la bande dessinée, avec l’ambition d’en proposer un modèle complet. Le modèle que propose Cohn s’inscrit dans la lignée des théories de la grammaire générative et se réfère plus particulièrement aux travaux de son mentor

58 Voir par exemple SAITO Nobuhiko, « Manga no kōzō moderu » (Modèle de la structure du manga),

in OGATA Katsuhiro et NATSUME Fusanosuke (dir.), Manga no yomikata, op. cit., p. 220-223. Ce

chapitre, qui se présente comme une tentative de modélisation de la structure sémiotique des mangas, est plus proche d’une typologie raisonnée des différents signes qui composent les mangas.

59 Thierry GROENSTEEN, Système de la bande dessinée, op. cit., p. 8. Groensteen emploie le terme

de « vignette » dans un sens proche de celui que nous attribuons au terme de « case » dans ce travail.

60 Neil COHN, The Visual Language of Comics: Introduction to the structure and cognition of

sequential images (Le Langage visuel des comics : introduction à la structure et à la cognition des

images séquentielles), Londres, Bloomsbury, 2013, 240 p.

61 Neil COHN, « A Multimodal Parallel Architecture: A cognitive framework for multimodal

interactions » (Une architecture parallèle multimodale : un cadre cognitif pour les interactions multimodales), Cognition, no 146, 2016, p. 304-323.

Ray Jackendoff qui a développé dans Foundations of Language: Brain, meaning,

grammar, evolution62 un modèle théorique de l’architecture du langage verbal sur

lequel nous reviendrons. Toutefois, si les analyses de Cohn sur de nombreux sujets, comme par exemple les aspects morphologiques du lexique visuel des bandes dessinées, sont souvent inspirantes, son traitement de la syntaxe sous l’angle exclusif de la « grammaire narrative » nous paraît réducteur et problématique, puisqu’il ne traite pas du tout des rapports entre les différents éléments graphiques des bandes dessinées63.

Ainsi, bien que les études sur les aspects narratifs et esthétiques des mangas et de la bande dessinée en général constituent désormais un ensemble riche et stimulant, il n’existe pas en l’état de synthèse du système sémiotique des mangas qui décrive l’ensemble des structures qui le composent et qui nous permette de rendre compte des divers processus par lesquels les impressifs graphiques s’inscrivent dans ce système. En outre, aucun modèle ne prend en compte de manière nuancée le caractère complexe de l’écriture.

En effet, au cœur de notre sujet se trouve la question de l’écriture. La nature profondément hétérogène de celle-ci, ainsi que le caractère essentiel de ses dimensions visuelle et spatiale sont désormais des faits acquis, grâce notamment aux ouvrages de Jack Goody, qui a analysé dans une perspective anthropologique les implications de l'utilisation de l'écrit dans La Raison graphique. La

domestication de la pensée sauvage64, ouvrant la voie notamment aux réflexions du

psychologue David R. Olson dans L'Univers de l'écrit. Comment la culture écrite

donne forme à la pensée65, ou à celles d'Anne-Marie Christin, dans L'Image écrite ou la déraison graphique66.

Par ailleurs, dans les études consacrées à l’écriture, l’écriture japonaise

62 Ray JACKENDOFF, Foundations of Language: Brain, meaning, grammar, evolution (Les fondations

du langage : le cerveau, le sens, la grammaire et l’évolution), Oxford et New York, Oxford University Press, 2002.

63 Les travaux de Cohn, tout en ouvrant des perspectives nouvelles pour la recherche sur les bandes

dessinées, présentent de nombreux points problématiques et défauts théoriques, qui sont évoqués par exemple dans Fred ANDERSSON, « Choosing the Easy Way Out - Neil Cohn and His Visual

Lexicons » (La voie de la facilité – Neil Cohn et ses lexiques visuels), Scandinavian Journal of

Comic Art, vol. 2 :1, 2015, p. 85-90, et dans Francesco-Alessio URSINI, « The Visual Language of

Comics, Neil Cohn » (Le langage visuel des bandes dessinées, Neil Cohn), Mutual Images [en ligne], 2017, vol. 2, p. 1-18.

64 Voir Jack Goody, The Domestication of the Savage Mind, Cambridge, Cambridge University Press,

1977, traduit sous le titre La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1979.

65 David R. OLSON, L’Univers de l’écrit. Comment la culture écrite donne forme à la pensée, Paris,

Retz, 1998.

semble occuper une place singulière, en raison de sa complexité remarquable et de son importance culturelle. Il existe actuellement un large mouvement dans les études japonaises francophones, dans lequel s'inscrit notre étude, qui s'intéresse de façon interdisciplinaire à la part visuelle et à l'iconicité de l'écriture, comme en témoignent les ouvrages Du pinceau à la typographie, dirigé par Claire-Akiko Brisset, Pascal Griolet, Christophe Marquet et Marianne Simon-Oikawa67, ou Du visible au lisible : Texte et image en Chine et au Japon, dirigé par Anne Kerlan-

Stephens et Cécile Sakai68. Les résultats de ces recherches informent dorénavant

toute étude traitant de l’écriture japonaise.

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