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Un choix libre fondé sur les formes

Première partie

2. Des effets graphiques variés

2.5 Une utilisation différenciée des syllabaires

2.5.2 Un choix libre fondé sur les formes

On constate en effet que les hiragana ont fortement tendance à être utilisés dans des scènes à faible tension dramatique ou à teneur comique, tandis que les impressifs graphiques associés à des scènes dramatiques sont plus souvent écrits en

katakana, indépendamment de leur lien avec leur origine vocale éventuelle. Cette

tendance s’est particulièrement affirmée dans les mangas grand public, c’est-à-dire les shōjo manga et les shōnen manga, et elle est toujours d’actualité.

Si nous n’avons pas d’explication sur les raisons de l’évolution de ces conventions, nous faisons l’hypothèse que l’utilisation différenciée actuelle repose sur la différence de formes entre les katakana anguleux et les hiragana courbes. En effet, il nous semble que l’on a tendance à associer à des formes anguleuses un caractère dangereux et agressif, et à des formes courbes un caractère inoffensif. Ces connotations liées aux formes des deux syllabaires se fonderaient sur un instinct largement partagé s'apparentant à une synesthésie, c'est-à-dire à l'association de caractéristiques relevant de modalités sensorielles différentes118. Ainsi, de façon

très générale, l’aspect anguleux ou au contraire arrondi d’une forme pourrait être interprétée de façon automatique et inconsciente en relation avec le sens du toucher.

Bien sûr, il faut noter que l'opposition des formes entre les hiragana et les

katakana n'est pas absolue. En particulier, le traitement graphique manuel des kana

peut altérer les caractéristiques de chaque syllabaire : on peut écrire des katakana plus ou moins arrondis et inversement des hiragana plus ou moins anguleux. Néanmoins, dans les mangas qui utilisent les hiragana dans les scènes légères et les

118 Voir RAMACHANDRAN Vilayanur et HUBBARD Edward, « Synaesthesia: A window into

katakana dans les scènes dramatiques, l’arrondi des uns et les angles des autres ont

tendance à être au contraire accentués. On peut également penser que l’identité visuelle de chaque syllabaire est suffisamment forte et installée dans les mémoires pour que l’association synesthésique entre chaque syllabaire et son ensemble de connotations s’applique automatiquement. Si l’on admet cette hypothèse du fondement synesthésique de cet usage différencié, les informations visuelles portées par la forme des kana fonctionneraient de façon très proche de la façon dont fonctionnent en partie au moins les informations portées par les phonèmes des impressifs à un niveau linguistique. On a vu en effet que la motivation phonique des impressifs dans la langue japonaise s’appuie vraisemblablement en partie sur un mécanisme de synesthésie, ou correspondance trans-modale.

Il nous semble intéressant d’évoquer dans ce contexte un autre effet de correspondance trans-modale qui semble universellement partagé : l’effet Bouba- Kiki. Celui-ci a été mis en évidence par plusieurs expériences et décrit en particulier dans un article de 2001 de Vilayanur Ramachandran et d’Edward Hubbard consacré à la synesthésie. Cet effet peut être rapidement décrit comme suit : lorsque l’on demande à des personnes placées devant deux figures fermées, l’une au contour anguleux et l’autre au contour ondulé, d’attribuer à chaque figure soit le nom « kiki » soit le nom « bouba », la grande majorité des personnes attribuera le nom « kiki » à la figure anguleuse et le nom « bouba » à la figure plus arrondie (fig. 169)119. C’est-à-dire que certaines qualités phoniques sont associées à certaines

qualités visuelles de façon non arbitraire pour une large majorité de la population, indépendamment de la nationalité ou des langues parlées.

Pourtant, nous n’avons pas constaté de franche corrélation entre le type de sonorités employées dans les impressifs graphiques et le choix des formes (arrondies ou anguleuses) choisies pour les écrire. Notre hypothèse est que l’ensemble des contraintes et des ressorts d’expressivité des impressifs graphiques est déjà particulièrement complexe, et que deux types de corrélations sont déjà à l’œuvre dans la création des impressifs graphiques. En effet, une première corrélation existe au niveau purement linguistique entre les phonèmes et les phénomènes sensibles qu’ils évoquent : c’est le principe même du phono-

119 Voir RAMACHANDRAN Vilayanur et HUBBARD Edward, « Synaesthesia: A window into

perception, thought and language », op. cit., p. 18-21 ; MAURER Daphne et al., « The shape of boubas: sound–shape correspondences in toddlers and adults » (La forme des boubas : correspondance entre son et forme chez les adultes et les jeunes enfants), Developmental Science,

symbolisme des impressifs. La deuxième corrélation est celle qui existe entre les effets graphiques que nous avons décrits jusqu’ici et les phénomènes sensibles évoqués par ces impressifs graphiques. Ainsi, un même impressif graphique, pour peu qu’il présente des effets visuels, fonctionne déjà comme une combinaison de ces deux corrélations. Il est par ailleurs contraint également par des questions de mise en page. L’effet Bouba-Kiki, qui lie le sonore et le visuel, reste donc en retrait par rapport à la double motivation linguistique et visuelle des impressifs graphiques, puisque les choix narratifs des auteurs sont certainement avant tout déterminés par les phénomènes sensibles qu’expriment ces impressifs graphiques. Ce que nous apprend toutefois l’existence de l’effet Bouba-Kiki, c’est l’existence dans l’ensemble de la population de corrélations trans-modales inconscientes, ou pour le dire autrement, d’une propension universelle à la synesthésie.

La proportion de hiragana et de katakana dans la graphie des impressifs graphiques est extrêmement variable en fonction des mangas. On peut le voir aisément en observant les trois principaux mangas que nous étudions : en effet, si dans JoJo, la quasi-totalité des impressifs graphiques sont écrits en katakana, c’est l’inverse dans Bonobono, dont tous les impressifs graphiques sont écrits en

hiragana (les seuls impressifs en katakana apparaissant dans les premières planches,

avant de disparaître complètement). Enfin, dans Boku Tama, l’utilisation des deux syllabaires est au contraire équilibrée, avec de grandes variations en fonction des chapitres (voir Tableaux statistiques 1 et 2, Annexes). Dans ce dernier manga, le choix de l’un ou l’autre syllabaire semble bien motivé par les connotations liées aux formes des caractères.

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