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Les caractères répétés

Première partie

3. Des caractéristiques linguistiques originales

3.2 Des variantes expressives visuellement motivées

3.2.4 Les caractères répétés

Le dernier procédé linguistique expressif motivé visuellement que nous allons examiner est un peu différent des précédents. On sait que les impressifs courants présentent souvent une forme redoublée148. Les formes redoublées sont cependant

relativement rares dans les impressifs graphiques, qui présentent à la fois plus de formes simples et plus de répétitions et duplications extra-numéraires.

Le redoublement des impressifs dans la langue permet d’ordinaire d’exprimer l’idée de durée ou de répétition. Voici ce qu’écrit Tsuji à ce propos :

La signification des formes rédupliquées n’est pas différente de celle dénotée par la forme de base. Mais ce procédé ajoute une nuance d’intensité, de répétition, de continuation du procès décrit149.

Dans la langue, il suffit donc de doubler la syllabe ou l’ensemble de syllabes pour évoquer un phénomène répétitif et éventuellement constant. Cette convention est une stratégie efficace pour ne pas allonger le discours outre mesure. Dans le cas des impressifs graphiques, la volonté de limiter la longueur de l’impressif n’est pas aussi forte. En outre, on a vu que la linéarité de l’impressif graphique n’est pas obligatoire. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la convention du doublement ait été ignorée, au profit d’effets visuels variés. La répétition dans le cadre des impressifs graphiques peut en effet prendre plusieurs formes : la répétition au sein d’un impressif d’un même caractère (qui peut être une voyelle simple ou non) ou la duplication d’une suite de caractères, de façon jointe ou disjointe.

La répétition graphique d’un même caractère présente un effet visuel tout à fait particulier, notamment quand l’impressif ne comporte qu’un seul caractère répété un grand nombre de fois. Revenons sur la scène de l’apparition du manoir de Dio (fig. 53). La double-page comprend trois occurrences de l’impressif « dodoX » (plus précisément « dodododo », « dodododo » et « dododododo », écrit en grands caractères blancs sur le fond noir du ciel. La répétition du même élément fait des impressifs graphiques un motif visuel autant que des mots à lire. Cette impression

148 TSUJI Sanae distingue les formes « redoublées », qui correspondent aux impressifs à base

monosyllabique (par exemple, « gangan », qui évoque un bruit métallique retentissant) et les formes « rédupliquées », qui correspondent aux impressifs à base dissyllabique (comme « niko niko » qui exprime un sourire franc). Sur le plan sémantique, il n’existe pas de différence entre les deux, et nous emploierons le terme « redoubler » dans les deux cas.

est renforcée par l’inscription des impressifs graphiques à l’arrière-plan, les kana coupés en partie par les bords des cases. L’impressif « gogoX », qui, comme « dodoX », apparaît très souvent dans JoJo, est souvent utilisé de la même manière, même s’il lui arrive plus souvent d’être écrit en alternant les caractères pleins noirs et les caractères évidés blancs, ce qui a tendance à atténuer l’effet visuel répétitif (fig. 52). L’impression créée par l’utilisation de ces impressifs graphiques en tant que motifs est celle d’une présence continue et entêtante. L’usage fréquent de ces deux impressifs graphiques explique que l’on trouve des caractères répétés (en excluant les kana représentant les voyelles) dans 14,3% des impressifs graphiques dans JoJo, contre seulement 7% dans Boku tama.

Souvent, les impressifs graphiques présentent une répétition du dernier caractère uniquement. On en trouve deux exemples dans la double-page de Ranma

½ déjà citée (fig. 18). Le premier, « shutatatata », correspond aux pas rapides de

Ranma sur le toit, tandis que le second, « gyurururururu », accompagne le tourbillon dans les airs de Happōsai. La motivation de la répétition de la dernière syllabe apparaît comme double. D’une part, sur le plan linguistique, la répétition crée un effet de réel, comme si à chaque pas de Ranma correspondait un « ta », et à chaque tour sur lui-même de Happōsai un « ru ». L’affranchissement des conventions linguistiques qui se traduit par l’adoption de formes hétérodoxes augmente le pouvoir d’évocation des impressifs en suggérant qu’ils « collent à la réalité ». Dans le même temps, la répétition du dernier caractère permet de donner une certaine longueur aux deux impressifs graphiques, ce qui souligne leur inscription dans l’espace, le long de la trajectoire des deux personnages. Dans le cas de « gyurururururu », le tracé du caractère « ru » en hiragana rappelle même subtilement le mouvement circulaire de Happōsai dans les airs.

Si de tels exemples sont rares dans JoJo, on y trouve en revanche de nombreux cas d’allongement vocalique transcrit à l’aide de kana répétés. On a vu précédemment que les auteurs ont le choix de noter l’allongement vocalique à l’aide de la barre d’allongement vocalique, ou par la répétition du kana de la voyelle en question150. Notre étude statistique montre que la barre d’allongement est utilisée

dans 12,2% en moyenne des occurrences d’impressifs graphiques dans JoJo (11,9% dans Boku tama), tandis que la représentation de l’allongement vocalique au moyen de la répétition d’un même kana est présente dans 8,6% impressifs graphiques des

impressifs graphiques de JoJo, contre 1,7% des impressifs graphiques de Boku tama. En effet, si l’usage de la barre d’allongement vocalique offre l’avantage de sa grande plasticité, la répétition d’un caractère de voyelle permet d’autres effets intéressants exploités dans JoJo. Notons tout d’abord que dans les cas où la répétition du même caractère est choisie, on assiste souvent à la répétition d’un grand nombre de voyelles. Sur le plan de la prononciation de l’impressif graphique, cela ne détonne pas par rapport à l’usage de la barre d’allongement, puisque la longueur de celle-ci suggère souvent un allongement vocalique d’une durée conséquente. En revanche, l’aspect visuel de l’impressif en est grandement changé. En effet, à longueur équivalente, les kana occupent généralement une plus grande surface que la barre d’allongement (quoique le tracé en zigzag affectionné par Araki permette aussi d’occuper une surface importante).

Dans JoJo, qui présente une proportion importante d’impressifs graphiques de grande taille, on trouve de fait de nombreux exemples d’allongement vocalique notés à l’aide du même kana répété. Par exemple, dans la scène de l’apparition du personnage de Kakyōin, qui est accompagnée de l’impressif graphique « pā », l’utilisation du caractère « a » répété six fois permet de donner corps à l’impressif graphique. JoJo présente d’ailleurs fréquemment des impressifs graphiques combinant l’emploi de la barre d’allongement et des voyelles notées en kana, comme dans la scène où les héros arrivent devant l’entrée du manoir de Dio, dont le caractère massif et dramatique est souligné par l’impressif graphique « dōn » (ド オーオン) (fig. 54).

L’utilisation des kana permet par ailleurs un effet impossible à rendre à l’aide de la barre d’allongement. Lorsque les héros pénètrent dans le manoir de Dio, ils débouchent sur un long couloir rectiligne représenté avec un point de fuite et l’impressif graphique « fuō » (フオオオオオオオ) évoquant l’air s’y engouffrant (fig.

55). La disposition de l’impressif forme un début de spirale, de façon à créer une illusion de profondeur. En particulier, on remarque que la taille des kana va en s’amenuisant, de façon à suggérer que l’impressif graphique est soumis à la même perspective que le dessin du couloir. Dans ces divers cas d’allongement vocalique, on retrouve, comme pour les autres répétitions surnuméraires de syllabes, la motivation de l’effet de réel créé par l’affranchissement des conventions linguistiques.

D’autres choix de mise en page ont des conséquences importantes sur la morphologie des impressifs graphiques. Une configuration fréquente est celle de la

répétition d’un impressif, dont les diverses occurrences sont disposées non à la suite les unes des autres, mais de façon dispersée dans l’image. Il n’est pas toujours évident de déterminer si l’on a affaire à un seul « méga-impressif graphique » ou à plusieurs occurrences d’un même impressif graphique simple. Dans certains cas, ce procédé est discret et le nombre de répétitions est modeste. Par exemple, dans

Ranma ½, le tremblement de colère de Happōsai est exprimé par l’impressif

graphique « wana wana wana » (fig. 18). La forme courante de l’impressif est « wana wana », et les trois occurrences de « wana » sont proches et orientées de la même manière, ce qui incite à interpréter l’ensemble comme un seul impressif, une version augmentée de « wana wana ». La duplication surnuméraire a pour effet de suggérer la durée de façon plus marquée que dans la forme orthodoxe, et permet aussi de représenter plus efficacement l’impression d’une colère qui émane du personnage. Celle-ci est en effet matérialisée à la fois par les volutes dessinées par la trame et par la disposition de l’impressif graphique.

Parfois, l’ambiguïté est encore plus forte. Dans JoJo, une scène montre Star Platinium, le sutando de Jōtarō, en train de rouer de coups l’arme d’un sutando ennemi, Sheer Heart Attack (fig. 71). L’impact des coups est exprimé par l’impressif graphique « dogo » répété huit fois, dont trois fois en caractères pleins et cinq fois en caractères évidés. L’effet de réel motive certainement l’emploi de huit occurrences de « dogo », puisque cette répétition permet de suggérer efficacement qu’à chaque « dogo » correspond un coup. C’est donc une pluie de coups qui s’abat sur l’ennemi en l’espace d’une seule case. Il est indéniable que les huit « dogo » sont perçus par les lecteurs comme un ensemble. Pour autant, faut-il y voir un seul impressif graphique « dogo dogo dogo dogo dogo dogo dogo

dogo » ? Il nous semble que cela ne reflète pas exactement la conscience qu’en ont

les lecteurs, puisque chaque « dogo » se présente de façon relativement indépendante, que ce soit par l’alternance de « dogo » aux caractères pleins et aux caractères évidés, ou par leur orientation. En effet, même lorsque les « dogo » sont placés les uns au-dessus des autres, chacun présente une orientation en diagonale qui lui conserve une certaine unité propre.

Un autre cas de figure est celui que l’on peut observer dans une scène du volume 32 qui met en scène Kōichi et son ennemie Yukako (fig. 64). Celle-ci vient d’être piégée par Echoes, le sutando de Kōichi, qu’elle tient séquestré. Plus tôt dans la scène, Yukako a saisi le téléphone, et Echoes lui a fait composer le numéro de Jōsuke sans qu’elle comprenne ce qui arrivait. Dans la double-page qui nous

intéresse, Yukako entend la voix de Jōsuke au bout du fil et réalise à la fois qu’elle a été piégée et que, comme elle, Kōichi possède un sutando. La disposition des impressifs graphiques y est très intéressante. Sur la page de droite, on compte treize « do » dispersés de façon à briser toute continuité entre les caractères. Non seulement ils ne forment aucune ligne, mais ils ne sont même pas placés sur le même plan, puisque certains sont placés au premier plan, d’autres presque au dernier plan, derrière le personnage et les différents cadres, d’autres enfin à des plans intermédiaires. L’indépendance de chaque caractère est donc soulignée visuellement et l’on pourrait être tenté d’y voir treize impressifs graphiques « do » différents. Dans le même temps, plusieurs éléments intrinsèques et extrinsèques contredisent cette interprétation. Tout d’abord, le fait qu’il s’agisse du même caractère tracé dans le même style graphique crée un effet de motif qui accentue l’unité de l’ensemble. Et surtout, l’impressif graphique « dodoX » possède un sens particulier dans JoJo, puisqu’il exprime la tension surnaturelle qui accompagne les

sutando. Or, dans cette scène, c’est clairement dans ce sens que l’on comprend

l’ensemble de ces « do ». La disposition que l’on observe sur cette page permet de suggérer efficacement que la tension surnaturelle imprègne totalement la scène. Faudrait-il alors y voir l’impressif graphique « dodoX », malgré la solution de continuité visuelle entre tous les caractères ?

De telles considérations peuvent paraître exagérément tatillonnes. Pourtant, il nous semble important de s’interroger sur la façon dont il convient de considérer linguistiquement de tels impressifs. Les scènes envahies par un même impressif sont particulièrement fréquentes dans JoJo, mais on constate que ce procédé est employé dans la plupart des mangas dans la période que nous étudions. Dans les trois exemples que l’on vient de voir, chaque impressif est en quelque sorte « semi- dépendant » : il possède une unité propre soulignée par son isolement graphique, mais s’inscrit en même temps de façon étroite dans un ensemble. Soulignons par ailleurs que chaque impressif graphique « semi-dépendant » se place sur un continuum entre l’appartenance à une même unité et l’indépendance complète. La diversité des choix graphiques opérés par les auteurs entraîne une inéluctable ambiguïté dans un grand nombre de cas. Cependant, reconnaître l’existence d’une telle catégorie d’impressifs graphiques « semi-dépendants » permet de rendre compte de façon plus fine de la complexité de la question de la morphologie des impressifs graphiques sur le plan linguistique. De futurs décomptes des impressifs

graphiques à des fins statistiques pourraient également y gagner en précision151.

En outre, cette catégorie permet également de mettre en évidence des caractéristiques de certains impressifs graphiques qui passeraient sans cela inaperçues. En effet, dans un grand nombre de cas, les impressifs graphiques qui répètent un ensemble de deux caractères présentent ce type de dispositions graphiques. Par exemple, l’impressif graphique « pata pata » qui exprime le battement de l’éventail de Ranma est formé de deux ensembles « pata » disposés sur deux lignes obliques parallèles, l’un en dessous de l’autre (fig. 18). Cette façon de souligner visuellement l’unité de chaque occurrence de la partie dupliquée de l’impressif est identique à ce que l’on a vu pour les impressifs graphiques « semi- dépendants » aux répétitions surnuméraires. Or, l’existence dans le langage courant de ces impressifs aux formes dupliquées a tendance à masquer cette particularité. Il faut noter que cet agencement des impressifs graphiques s’est popularisé relativement tôt dans l’histoire des mangas, puisqu’on en trouve de nombreux exemples dès les années 1960. Ainsi, dans Gegege no Kitarō, de Mizuki Shigeru, l’impressif graphique « piku piku », qui décrit les tressaillements de l’œil qui s’est détaché du cadavre et qui deviendra le personnage de Medama Oyaji 目玉おやじ

(Papa œil), est écrit sur deux lignes parallèles.

Pour récapituler, les particularités morphologiques sur le plan linguistique des impressifs graphiques sont indissociables de leur forme écrite : leur motivation est double dans un grand nombre de cas. Pour ce qui est des phonèmes expressifs, comme les consonnes voisées ou l’occlusion glottale et dans une moindre mesure la nasale finale, leur caractère visuellement reconnaissable a contribué à leur emploi massif et, dans le même temps, leur a conféré un statut particulier, distinct de celui des autres signes graphiques. Ce phénomène peut s’expliquer par la correspondance simple entre un ensemble de connotations cohérentes et constantes et un signe graphique unique. Ainsi, dans les deux cas du voisement et de l’occlusion glottale, on assiste à une forme de court-circuit partiel de la prononciation, puisque le signe graphique en est venu à renvoyer directement à un ensemble de connotations bien défini dans le champ des impressifs. On remarque d’ailleurs que d’autres modifications phonologiques expressives usuelles des impressifs, telles que la palatalisation ou la terminaison en « -ri » ne connaissent pas le même phénomène.

Il est intéressant de noter que de nombreux lecteurs de mangas déclarent ne

151 Dans nos propres décomptes, nous avons fait le choix de compter comme une unité chaque

pas lire les impressifs graphiques, pour avancer plus vite dans l’intrigue152. Or, en

plus des procédés graphiques que l’on a vus plus haut, comme la taille ou les effets de tracé, le voisement comme l’occlusion glottale finale peuvent être distingués même par un coup d’œil rapide. Ainsi, même dans le cas des impressifs graphiques rendus difficiles à lire par divers procédés expressifs, les connotations d’intensivité ou de rapidité peuvent être aisément transmises par ces signes scripturaux.

L’utilisation importante dans les mangas de formes présentant de nombreuses répétitions en comparaison avec les impressifs de la langue peut également s’expliquer en partie par des choix visuels. En partie seulement, parce qu’il est indéniable que l’une des motivations est linguistique et tient à l’effet de réel induit par des formes hétérodoxes d’impressifs, parmi lesquelles les formes présentant des allongements vocaliques au-delà d’une more supplémentaire et les formes répétées au-delà du doublement conventionnel. Toutefois, d’autres motivations à ces répétitions tiennent à l’effet de motif graphique qu’elles créent et à leur impact visuel accru. Par ailleurs, dans de nombreux cas, les impressifs graphiques présentant des répétitions sont disposés de façon à apparaître « semi-dépendants ». Leur statut est alors ambigu, ni impressif graphique unique, ni collection d’impressifs graphiques indépendants.

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