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Un glissement de référents externes à des référents internes

Première partie

3. Des caractéristiques linguistiques originales

3.3 La sonorisation en question

3.3.2 Un glissement de référents externes à des référents internes

Il nous semble même possible d’aller plus loin que la simple constatation d’une frontière poreuse entre les impressifs graphiques qui expriment des phénomènes sonores et ceux qui expriment des phénomènes non-sonores. Le développement des mangas et de leurs diverses conventions narratives a contribué à accorder aux impressifs graphiques une puissance évocatrice particulière, grâce aux divers procédés graphiques et linguistiques que l’on a examinés plus haut. L’une des conséquences de cette évolution est que les impressifs graphiques, loin de seulement pallier l'absence de sons, créent une dimension sensorielle qui n'existe que dans l’expérience de lecture de mangas. En effet, toute lecture donne lieu à une sonorisation mentale, puisque cette sonorisation est intrinsèque à l’opération même de la lecture. Puisque, comme on l’a vu, il n’existe pas de différence graphique de traitement entre les impressifs sonores et les impressifs non-sonores, rien ne laisse à penser que les lecteurs les traitent eux-mêmes différemment. D’ailleurs, le pouvoir évocateur des impressifs dans la langue japonaise est tel que les locuteurs n’ont pas toujours une conscience claire de la distinction entre les phénomènes sonores et les phénomènes non-sonores lorsqu’ils sont évoqués au moyen d’un impressif. Ainsi, non seulement l’interprétation des phénomènes sonores par le cerveau est influencée par la forme linguistique des impressifs associés, mais c’est également le cas dans une certaine mesure lorsque des impressifs décrivent à la fois un mouvement et un son.

En outre, le caractère sonore ou non des impressifs graphiques dans les mangas n’a généralement pas une grande importance sur le plan narratif. Ce qui importe, en revanche, c’est la distinction entre les impressifs qui expriment des phénomènes perceptibles par l’ensemble des personnages présents et ceux qui expriment des phénomènes ressentis intérieurement par un personnage à l’exclusion des autres. Cette distinction peut généralement être déduite du contexte, même s’il existe parfois des cas ambigus.

La sonorisation interne « par défaut » de tous les impressifs lors de la lecture rend obsolète la question de la présence ou non d’un son dans l’univers fictionnel. Ce point est particulièrement manifeste pour ce qui touche aux phénomènes mis en scène dans les mangas pour lesquels il n’existe pas de référent dans le monde réel, c’est-à-dire tous les éléments relevant du surnaturel ou du fantastique. Dans JoJo, il s’agit principalement de la tension surnaturelle émanant des personnages ou des objets, ainsi que les actions des sutando, qui sont une concrétisation des pouvoirs surnaturels des personnages sous des formes diverses, parfois humanoïdes.

Voyons les deux impressifs graphiques largement employés dans JoJo pour exprimer la tension surnaturelle d’une scène : « dodoX » et « gogoX ». Le premier figure sous la forme « dododo » dans le dictionnaire, où il est défini comme soit un grondement violent au point de pouvoir faire trembler la terre (大地をゆるがすよう な、はげしく鳴りひびく音。), soit la situation qui en résulte toute entière (また、そ の さ ま 。)162. Le deuxième ne figure pas sous cette forme dans les divers

dictionnaires consultés, mais la forme « gōgō » y est défini comme suit par Tsuji : « Se dit d’un grand bruit qui se répète : grondement, ronflement, roulement. » La définition qu’en donne le dictionnaire de Ono est très proche également de celle de « dododo », puisqu’il définit « gōgō » comme le son grave d’un lourd grondement (重く鳴りひびく低い音)163.

Dans JoJo, les premières occurrences de « gogoX » sont liées à l’incendie qui ravage la demeure du héros dans le deuxième volume et expriment le grondement intense des flammes (fig. 32 et 33). Cependant, dès le troisième volume, « gogoX » et « dodoX » ne sont pas employés dans ce sens, mais pour exprimer la tension surnaturelle des scènes décrites. On pourrait bien sûr imaginer que cette tension produise elle-même des sons, mais les personnages du manga parlent de la « ressentir » et non de l’« entendre ». Par ailleurs, on constate que les adaptations de JoJo en dessin animé n’utilisent pas d’effets sonores évoquant des grondements ou des battements répétitifs dans les scènes qui utilisent à l’origine ces impressifs graphiques. La tension, dont on ne sait si elle est surnaturelle ou seulement dramatique, y est exprimée au moyen de musiques typiquement employées pour suggérer le danger dans les œuvres cinématographiques. L’emploi de « gogoX » et de « dodoX » apparaît ainsi clairement comme l’expression d’un phénomène non-

162 ONO Masahiro (dir.), Nihongo onomatope jiten : giongo-gitaigo 4500, op. cit., p. 300.

163 ONO Masahiro (dir.), Nihongo onomatope jiten : giongo-gitaigo 4500, op. cit., p. 117. Le second

sonore.

Les deux impressifs sont utilisés de façon globalement interchangeable dans

JoJo, même si l’effet qu’ils produisent n’est pas strictement équivalent. Il existe

d’ailleurs des débats sur internet pour déterminer ce qui commande au choix de l’un ou de l’autre impressif, et de nombreuses hypothèses ont été proposées164. Un

lecteur pense que « dodoX » est employé lorsque le camp des héros est sous tension parce que confronté à un danger, tandis que « gogoX » est employé lorsqu’un personnage cherche à faire sentir sa puissance à ses ennemis ; un autre lecteur pense que c’est précisément l’inverse ; un troisième lecteur estime que « dodoX » a à voir avec les battements du cœur, tandis que « gogoX » exprime un grondement tellurique ; pour un quatrième lecteur, la différence tient au statut des impressifs graphiques : « gogoX » est placé à l’avant-plan et « dodoX » à l’arrière- plan ; pour un cinquième lecteur, « gogoX » s’applique aux personnages et « dodoX » à la situation. Comme on le voit, il n’existe pas de consensus sur le sens des deux impressifs ni sur ce que reflète leur usage différencié. Il est intéressant de constater que si pour certains lecteurs, la différence est sémantique (les battements du cœur versus un grondement tellurique), elle est liée pour d’autres au contenu narratif (chaque camp est lié à un impressif), voire à la forme narrative (avant-plan

versus arrière-plan).

Cette diversité des interprétations est selon nous le signe que s’est opéré dans l’histoire des mangas un glissement des impressifs graphiques renvoyant uniquement à des référents physiques du monde réel vers des impressifs graphiques dont les référents sont internes au manga. Si l’exemple des phénomènes surnaturels est particulièrement parlant, l’ensemble des impressifs graphiques est concerné par cette évolution, qui est liée au développement du manga en tant que média. Ce développement a en effet donné lieu à la mise en place d’un ensemble de conventions et à l’usage d’une grande variété de signes propres au manga, dont les impressifs graphiques ne sont qu’un aspect. C’est à cette « réalité de manga », créée à l’aide du dessin, des symboles graphiques, des effets de mise en page et ainsi de suite, que se réfèrent les impressifs graphiques165. Dans cette réalité, les impressifs

164 On peut trouver ces discussions sur les pages suivantes : http://jojo-

ch.doorblog.jp/archives/29504019.html et http://jojo-ch.doorblog.jp/archives/41550526.html (dernière consultation : 27/02/2019).

165 Dans Manga wo kaibō suru, FUSE Hideto évoque un phénomène adjacent, qu’il a remarqué chez

lui après avoir passé beaucoup de temps à lire des mangas : il décrit avoir déjà eu l’impression de voir apparaître des impressifs graphiques accompagnant des sons réels, comme s’il était lui-même dans un manga. Il attribue cette illusion à une forme de contamination de l’expérience de la réalité

graphiques renvoient à une dimension sensorielle qui est à la fois sonore et silencieuse, et qui aplanit la différence entre les giongo et les gitaigo jusqu’à ce qu’elle perde dans certains cas sa pertinence. Dans cette dimension sensible propre au manga, le style des impressifs graphiques, c’est-à-dire l’ensemble des procédés poétiques qu’ils présentent, donne à chaque œuvre une texture qui lui est particulière.

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