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La concurrence spatiale et les effets de dissimulation

Deuxième partie

2. Les impressifs graphiques et les dessins iconiques

2.3 L’inscription dans l’espace diégétique

2.3.1 La concurrence spatiale et les effets de dissimulation

Au-delà de la relation d’ancrage entre un impressif graphique et le dessin auquel il est ancré se pose également la question du rapport entre les impressifs graphiques et les autres dessins, c’est-à-dire la question de l’économie de

l’occupation de la surface de la page. L’emploi d’impressifs graphiques entraîne la mise en relation de deux types de dimensionnalité, comme le résume efficacement Groensteen :

L’image, en effet, dans la mesure où elle s’appuie sur le code perceptif et pratique l’étagement des plans, crée l’illusion d’une troisième dimension. Le texte, au contraire, dégagé de cette transcendance mimétique, respecte et confirme la matérialité bidimensionnelle de sa surface d’inscription244.

Par ailleurs, le statut particulier de la représentation de l’espace diégétique par les dessins iconiques a pour conséquence que les autres signes graphiques qui occupent une certaine surface produisent généralement un effet de dissimulation : comme le décrit Groensteen dans Système de la bande dessinée au sujet des bulles de texte, ces signes (qui peuvent être des bulles, mais aussi des impressifs graphiques ou certains symboles graphiques) semblent dissimuler la portion de l’espace diégétique censément placée derrière eux245. Il va de soi que contrairement aux cas de la

photographie ou du cinéma, qui captent une projection d’un espace préexistant, les dessins des mangas sont créés ad hoc et qu’il n’y a aucune dissimulation réelle. On peut dire en revanche qu’il existe pour les auteurs au moment de la création de chaque page une forme de concurrence entre les différents signes.

On reviendra dans le chapitre suivant sur la question des différents plans et, dans la troisième partie, à nouveau sur ses implications pour la mise en page des mangas, mais précisons dès à présent que les impressifs graphiques, comme les bulles de texte, ont traditionnellement été placées dans une portion de l’espace qui apparaît comme neutre ou « désémantisée », pour reprendre la formulation de Jan Baetens citée par Groensteen246. De cette manière, l’effet de dissimulation est

minimisé et la lecture n’est pas entravée. Ces portions d’espace neutre sont généralement constituées par le décor, par des trames d’arrière-plan, voire par des plages laissées complètement vides de dessin.

Dans Bonobono, ce placement conventionnel des impressifs graphiques dans des zones neutres est toujours respecté. Voyons par exemple la première planche de

Bonobono (fig. 78). Dans la troisième case, l’impressif graphique « suī », qui

exprime le lent pivot du corps de Bonobono, est écrit à l’avant-plan de la rivière et les petits traits qui représentent le mouvement de l’eau cèdent discrètement la place à l’impressif graphique. Ici, le tracé de l’impressif graphique est très fin et le décor

244 Thierry GROENSTEEN, Système de la bande dessinée, op. cit., p. 82. 245 Voir Thierry GROENSTEEN, Système de la bande dessinée, op. cit., p. 83. 246 Voir Thierry GROENSTEEN, Système de la bande dessinée, op. cit., p. 80.

tout à fait minimaliste : l’effet de dissimulation est particulièrement faible. Dans la case précédente de la même figure, l’impressif graphique « kon », qui exprime le bruit de la tête de Bonobono cognant contre le bâton, est inscrit quant à lui dans un espace laissé blanc. Ici, le procédé consistant à ne pas dessiner la totalité ou une partie du décor, très fréquent dans les mangas, sert principalement à accentuer la lisibilité de l’image, après une première case ayant posé le décor. L’impressif graphique dispose d’une surface vierge et, pour reprendre les termes de Baetens, « tout conflit de préséance se trouve ainsi évacué247. » Bonobono limite les effets

de dissimulation par les impressifs graphiques en plaçant ceux-ci uniquement « devant » des décors n’ayant aucune importance narrative. Même dans des planches où le dessin du décor est un peu complexe et où les impressifs graphiques sont plus gros, comme dans la figure 92, l’effet de dissimulation reste discret et passe inaperçu.

Néanmoins, à l’époque qui nous intéresse, une large part des mangas présentent une gestion de la concurrence spatiale bien différente de celle de

Bonobono. Les shōjo manga, à partir des années 1970, puis les shōnen manga ont

en effet présenté une évolution vers une plus grande intrication de ces espaces, ce qui a pour conséquence une plus grande mise en concurrence des dessins iconiques avec des signes non iconiques tels que les impressifs graphiques. Examinons-en quelques exemples, en commençant par un shōnen manga comme JoJo. Tout d’abord, les impressifs graphiques y occupent souvent une surface bien plus large que dans Bonobono et les décors y sont soit très détaillés, soit remplacés par des lignes de mouvement ou de focalisation. En outre, la mise en page y est souvent éclatée et les gros plans sur les visages y sont très nombreux. Il n’existe quasiment pas de « vide » dans les pages de JoJo. Les impressifs graphiques s’y retrouvent donc en situation de forte concurrence avec les autres signes visuels.

La conséquence la plus frappante est certainement la fréquence à laquelle les impressifs graphiques sont écrits superposés au dessin des personnages, y compris le dessin de leur visage. Observons par exemple la figure 64. Dans ce moment de tension paroxystique, une seule case présente un décor, les autres ne montrant que les personnages et le téléphone et tous les arrière-plans étant constitués de lignes de focalisation. On a vu dans la partie précédente la manière dont les caractères « do »

247 Jan BAETENS, « Quand la bande dessine l’écrit », M / I / S (Mots / Images / Sons), Colloque

international de Rouen, 14-17 mars 1989, Collège international de philosophie / Centre international de recherches en esthétique musicale, p. 173, cité par Thierry GROENSTEEN, Système de la bande

disséminés dans la double-page sont lus comme appartenant à un seul impressif graphique « dodoX » qui exprime la tension surnaturelle qui envahit toute la scène248.

Intéressons-nous aux autres impressifs graphiques présents sur la page de gauche de la même figure 64. L’impressif graphique « dohyūn » qui accompagne le vol d’Echoes dans la case supérieure gauche est un exemple de la manière dont un impressif graphique peut être visuellement interrompu pour céder la priorité au dessin du personnage auquel il est ancré, la barre d’allongement vocalique étant dédoublée. Dans la case supérieure droite, l’impressif graphique « guō » qui accompagne le regard intense de Yukako suit quant à lui une ligne sinueuse qui contourne le visage de la jeune fille, bien qu’il soit placé devant ses cheveux, son buste et même une partie de son front. Toutefois, les caractères formant l’impressif graphique sont espacés de façon à céder la place à une bulle de parole. Comme on l’a noté dans la première partie, les solutions de continuité de ce type sont très fréquentes dans JoJo, et de façon générale dans les mangas d’action249. Enfin,

l’impressif graphique « mera mera », qui exprime la rage consumant Yukako, est écrit sur sa joue. Un tel placement n’est pas rare chez Araki. Il semble en effet possible d’affirmer que, dans JoJo, les seuls dessins iconiques qui conservent une priorité absolue sur les impressifs graphiques sont les dessins d’yeux. En d’autres termes, tous les autres dessins, y compris d’autres parties du visage des personnages, peuvent être neutralisés.

Nous n’examinerons pas ici en détail la manière dont un shōjo manga comme

Boku Tama gère la concurrence spatiale entre les dessins iconiques et les impressifs

graphiques, mais il nous semble intéressant d’observer un exemple en particulier. Dans la figure 126, la case du milieu de la page de droite montre la petite sœur du personnage d’Issei accompagnée de l’impressif graphique « jī’ », qui comme on l’a vu exprime un regard fixe et insistant. Contrairement à l’impressif graphique « dohyūn » dans l’exemple précédent, les caractères ne sont pas placés de chaque côté du personnage et la barre d’allongement vocalique dédoublée. Ici, la barre d’allongement passe derrière le dessin du personnage comme si l’impressif graphique était placé à l’arrière-plan. C’est la barre d’allongement vocalique qui est traitée comme un décor désémantisé. Les exemples de traitement de ce genre de la barre d’allongement vocalique dans les impressifs graphiques sont nombreux dans

248 Voir supra, p. 114. 249 Voir supra, p. 61.

les mangas à partir des années 1980.

On constate ainsi que la concurrence spatiale entre les dessins iconiques et les impressifs graphiques peut se résoudre de manières variées, en fonction de divers facteurs comme la densité de signes graphiques présentés sur la page, le choix d’éviter ou non la mise en concurrence directe et l’élément auquel est accordée la priorité. En revanche, tous les exemples que l’on a vus respectent la convention voulant qu’aucun élément nécessaire à la compréhension du fil narratif ne soit caché. Les impressifs graphiques ont vu un élargissement des possibilités de placement : d’abord limités à des zones vides de dessin, ils ont progressé vers un avant-plan virtuel mordant sur les décors, voire sur les personnages, puis vers des plans intercalés dans la profondeur de l’espace diégétique.

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