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Des dessins aux statuts variés

Deuxième partie

2. Les impressifs graphiques et les dessins iconiques

2.1 Une représentation visuelle hétérogène et ordonnée

2.1.1 Des dessins aux statuts variés

Dans ce chapitre, nous allons traiter des relations entre les impressifs graphiques et les dessins iconiques, qui forment l’une des catégories les plus importantes d’éléments constitutifs du manga. Ces relations sont syntaxiques dans le sens qu’elles concernent des éléments graphiques de nature différente et qu’elles suivent des conventions qui permettent de faire le lien entre leur forme et leur sens. Il convient de préciser ici ce que nous entendons par « dessins iconiques ». On ne reviendra pas ici sur la question fondamentale de ce qui fait qu’un signe est iconique, question épineuse s’il en est218. En revanche, il nous paraît important d’expliciter la

distinction que nous opérons entre les dessins que nous qualifions ici d’iconiques et les autres. En effet, si certains tracés que l’on trouve dans les mangas, comme par exemple les cadres des cases, ne sont manifestement pas iconiques, d’autres tracés présentent une situation plus ambiguë. Tous les dessins des mangas qui semblent à première vue iconiques ne relèvent pas nécessairement de la même catégorie de signes graphiques. Les symboles graphiques, ou « keiyu », dont font usage la plupart des mangas, peuvent de fait prendre une forme plus ou moins iconique, et c’est principalement leur comportement syntaxique qui indique qu’il ne s’agit pas de dessins iconiques.

Les dessins iconiques des mangas représentent les personnages, les objets et

218 Voir par exemple le développement que consacre le GROUPE µ à l’histoire de cette notion dans

les décors qui correspondent à ce qui est matériellement présent dans l’univers diégétique, peu importe leur degré de stylisation graphique. Ils sont donc censés représenter un espace physique tridimensionnel homogène et continu, soumis aux lois de la physique, même si ces lois peuvent être considérablement assouplies en fonction du niveau de réalisme de l’œuvre. Ainsi, les dessins iconiques représentent dans la modalité visuelle un monde diégétique qui, théoriquement, est lui aussi matériellement visible. Ils correspondent donc à une projection en deux dimensions d’une scène en trois dimensions.

Tous les autres signes visuels des mangas présentent une autre forme de transposition. Ainsi, de façon évidente, l’usage de l’écriture permet la transposition dans la modalité visuelle de paroles et de pensées, mais aussi, dans le cas des impressifs graphiques, de sons et de sensations. Pour ce qui est des symboles graphiques (parmi lesquels nous incluons ici les trames à la signification psychologique conventionnelle), les transpositions peuvent être de plusieurs ordres. Par exemple, parmi les symboles graphiques courants, on peut citer la représentation d’un choc physique par une forme étoilée ou hérissée (fig. 96, dans la deuxième case), de même que la représentation d’un mouvement à l’aide d’une ou de plusieurs lignes parallèles suivant la trajectoire parcourue (même figure, deuxième et troisième cases). Certaines lignes représentent conventionnellement une émission de bruit, d’odeur ou de chaleur, comme dans la figure 101, où la chaleur émanant du sol est exprimée à la fois par l’impressif graphique « poka

poka » et par des lignes verticales ondulées. Très courant également est le dessin

stylisé de veines gonflées qui représentent la colère, que l’on peut voir par exemple sur la tempe d’Araiguma dans la figure 82. Des trames tourbillonnantes sont souvent employées pour représenter la colère (fig. 18) ou l’accablement (fig. 10), tandis que des dessins réalistes de fleurs qui apparaissent soudain sur la page d’un

shōjo manga symbolisent les émotions qui étreignent les personnages (fig. 12, 124,

126, 150, 155). Comme on le voit, les symboles graphiques ne constituent pas une catégorie unifiée, puisque tant leurs dimensions que leur degré de stylisation sont très variés. Certains ouvrages, comme Manga no yomikata, proposent d’ailleurs des sous-catégories au sein des symboles graphiques en fonction de leurs caractéristiques formelles, tandis que d’autres ouvrages adoptent un classement sémantique219.

219 Voir TAKEKUMA Kentarō, « Hitome de wakaru “keiyu” zukan ! », dans OGATA Katsuhiro et

Cependant, plusieurs caractéristiques sont communes aux symboles graphiques. Tout d’abord, ils représentent tous de façon indirecte quelque chose qu’il serait difficile, voire impossible à montrer à l’aide d’images fixes purement iconiques, qu’il s’agisse du mouvement, de phénomènes sensoriels non visuels ou de sentiments. En cela, les impressifs graphiques partagent avec les symboles graphiques de nombreuses caractéristiques fonctionnelles. Les symboles graphiques se placent sur un plan de la représentation différent de celui des dessins iconiques diégétiques, puisqu’ils opèrent une transposition : le mouvement transposé dans une image fixe, une sensation transposée vers la modalité visuelle, ou encore l’utilisation conventionnelle d’une métaphore visuelle. Cela ne signifie pas bien sûr que les symboles graphiques soient parfaitement arbitraires pour autant. Si leur usage s’appuie sur des conventions développées au fil du temps, l’existence initiale d’une motivation iconique est indéniable. Soulignons par ailleurs que la distinction entre dessins iconiques et symboles graphiques ne tient pas seulement à une question de vraisemblance : s’il est évident que l’agacement ne se manifeste pas chez la plupart des gens par des veines temporales gonflées, pas plus que des fleurs ne peuvent se matérialiser un instant avant de disparaître, cela en soi ne suffit pas à en faire des symboles graphiques.

En effet, l’autre caractéristique essentielle des symboles graphiques est qu’ils sont contraints par des conventions syntaxiques qui régissent notamment leur disposition par rapport au dessin. Par exemple, penchons-nous sur le cas des gouttes disposées de façon rayonnante autour de la tête des personnages pour représenter une émotion forte telle que la colère, la peur ou l’étonnement, que l’on peut voir associées plusieurs fois au personnage d’Akane dans la double-page de Dokutā

Suranpu que l’on a vue plus haut (fig. 15). Ce symbole graphique est utilisé dans

les mangas depuis l’après-guerre au moins et il est possible que les premiers auteurs de mangas en avoir fait usage aient été fortement inspirés par l’exemple des comic

strips et des dessins animés américains, comme le suggère l’examen des œuvres de

jeunesse de Tezuka (voir fig. 2, notamment dans la case inférieure droite de la page de gauche). La motivation iconique, quoiqu’hyperbolique, du signe est claire, de même que sa dimension métaphorique220 : les émotions fortes semblent s’échapper

kakikata, op. cit., p. 91-97.

220 Voir notamment Dušan STAMENKOVIC et Miloš TASIC, « The Contribution of Cognitive

Linguistics to Comics Studies » (La contribution de la linguistique cognitive aux études sur les bandes dessinées), The Balkan Journal of Philosophy, 2014, no 6 (2), p. 155-162. Les auteurs citent

en particulier le travail de Zoltan KÖVECSES, qui a déterminé qu’une métaphore privilégiée pour

du corps des personnages de la même façon que le font les gouttes sur le dessin. Mais son emploi répété a éloigné sa motivation iconique, en accentuant sa simplification graphique, et a fixé son sens jusqu’à en faire un signe complètement conventionnel. Or, pour ce symbole graphique comme pour de nombreux autres symboles graphiques, il n’existe qu’une disposition qui soit syntaxiquement juste : tout autre positionnement des gouttes apparaît comme une transgression ou une erreur, et l’auteur prend le risque d’en perdre ou d’en brouiller la signification221.

Notons qu’arrive que de nouvelles conventions soient instaurées, d’abord à l’échelle d’une œuvre, parfois au-delà. C’est d’ailleurs le cas dans Bonobono, puisqu’à la représentation conventionnelle des gouttes rayonnantes s’ajoute une variante : dans le cas d’une émotion particulièrement forte, les gouttes sont disposées au-dessus de la tête des personnages en rangées superposées qui forment un triangle pointant vers le haut (figures 86 et 92). Le symbole graphique d’origine y est aisément reconnaissable et son emploi répété dans l’ensemble du manga institue une nouvelle convention propre à la narration de Bonobono.

Lorsque l’on considère les dessins des mangas, il est ainsi possible d’opérer une première distinction entre les dessins iconiques, qui représentent l’univers tridimensionnel de l’œuvre, et les symboles graphiques. Cependant, à l’intérieur même de la catégorie des dessins iconiques, on constate qu’il existe des différences importantes entre les dessins de personnages et les autres dessins. Cela s’explique bien sûr en grande partie par des raisons sémantiques. En effet, comme dans toute forme narrative, les mangas se focalisent beaucoup sur les actions menées par les personnages et sur leurs relations interpersonnelles. Il n’est donc guère étonnant que ceux-ci présentent une importance particulière. De plus, le dispositif d’images séquentielles amène à une présence prépondérante des dessins de personnages, dont la répétition, même atténuée par les variations de posture et d’expressions du visage, est particulièrement frappante.

Ce statut particulier a pour conséquence que, très souvent, les dessins des personnages se distinguent également visuellement des autres dessins. Par exemple,

FORCEVILLE qui a montré que cette métaphore était présente sous forme visuelle dans les albums de

bande dessinée d’Astérix créés par René GOSCINNY et Albert UDERZO (p. 158). Nous reviendrons

sur le sujet des métaphores visuelles dans la troisième partie de ce travail. Voir infra, p. 277.

221 Notons cependant qu’il existe un emploi métonymique conventionnel des bulles de paroles, qui

peuvent remplacer la tête des personnages. Dans ce cas, les gouttes d’émotion forte (tout comme les autres symboles graphiques se rattachant d’ordinaire à la tête des personnages) sont placées sur ou autour de la bulle. Cet usage, qui était encore rare à l’époque que nous étudions, est aujourd’hui très fréquent.

il est fréquent que le degré de simplification du dessin des personnages soit sensiblement plus élevé que celui du dessin des autres éléments du décor. De plus, ce degré de simplification peut être variable au sein d’une même œuvre ; un même personnage peut ainsi être représenté de façon semi-réaliste dans une case, puis de manière extrêmement simplifiée dans la case suivante, pour exprimer des émotions paroxystiques (fig. 130). Par ailleurs, le procédé consistant à ne pas dessiner dans certaines cases la totalité ou une partie du décor est très fréquent dans les mangas et peut revêtir différentes fonctions selon les genres. La distinction entre le dessin des personnages et le reste des dessins iconiques est donc importante à la fois sur les plans morphologique et syntaxique, et reflète le statut sémantique particulier des agents de l’histoire que sont les personnages. On verra que cette distinction est également importante en ce qui concerne leurs relations avec les impressifs graphiques.

2.1.2 Des relations syntaxiques spatiales : l’espace diégétique et

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