• Aucun résultat trouvé

Introduction à la deuxième partie

Deuxième partie

0. Introduction à la deuxième partie

La deuxième partie de notre étude est consacrée aux rapports syntaxiques des impressifs graphiques avec les autres signes graphiques qui composent les mangas. Si l’existence d’une syntaxe des mangas et des bandes dessinées en général est aujourd’hui largement acceptée par l’ensemble des chercheurs spécialisés, la définition de ce que recouvre ce terme n’est pas unifiée et demande à être précisée. Ici, nous désignons par « syntaxe » un certain nombre de phénomènes sémiotiques qui correspondent principalement à la traduction spatiale des liens fonctionnels entre les divers signes graphiques.

Rappelons que, dans le domaine linguistique, la syntaxe intègre la typologie des catégories grammaticales (que l’on appelle aussi la nature des mots), l’ordre des mots, les phénomènes de rection (accords, conjugaisons) et les fonctions grammaticales (tels que la fonction sujet, le prédicat, les objets directs ou indirects, etc.). Il nous semble qu’il est possible, dans les mangas, d’établir également une typologie des signes graphiques, un ordre de lecture et des règles de positionnement relatif.

Dans ce travail, il nous paraît pertinent de distinguer grossièrement deux niveaux de règles syntaxiques. Le premier de ces niveaux s’intéresse à la typologie des éléments internes aux cases (dessins iconiques, cases, bulles, dialogues, impressifs graphiques, etc.) et aux conventions qui régissent leurs relations dialectiques, qu’elles soient spatiales ou fonctionnelles. Ces relations peuvent se déployer à l’intérieur d’une case ou dans des réseaux qui s’étendent sur plusieurs cases. Ce sont les relations syntaxiques des impressifs graphiques relevant de ce premier niveau que nous étudierons dans la deuxième partie de ce travail. Les questions d’organisation de la surface de la page (qui correspondent du côté de l’auteur à la mise en page et du côté du lecteur à la navigation) relèvent quant à elles d’un niveau plus large, que nous étudierons dans notre troisième partie.

Il est utile de justifier ici l’intérêt que nous portons aux questions de la syntaxe à l’échelle des éléments plus petits que la case. En effet, si les questions de mise en page et de navigation sont largement reconnues comme importantes et spécifiques aux bandes dessinées par les chercheurs, ce n’est pas le cas des phénomènes que nous allons étudier dans cette partie. Citons par exemple Thierry Groensteen, dans son ouvrage fondamental, Système de la bande dessinée, que nous avons déjà évoqué :

Entrer à l’intérieur du cadre, disséquer la vignette pour dénombrer les éléments iconiques ou plastiques dont l’image se compose, puis étudier les modes d’articulation de ces éléments, tout cela suppose une grande débauche de concepts mais ne conduit à aucune avancée théorique significative. On ne touche, par ce biais, qu’à des mécanismes très généraux, dont aucun n’est propre à éclairer particulièrement la bande dessinée. Pour ma part, je suis convaincu que ce n’est pas en abordant la bande dessinée au niveau du détail que l’on pourra, au prix d’un raisonnement progressif, arriver à une description cohérente et raisonnée de son langage. C’est au contraire en l’abordant par le haut, au niveau de ses grandes articulations184.

Il est vrai qu’une part de la recherche consacrée à ces questions a échoué à établir l’intérêt d’une approche structuraliste d’inspiration linguistique pour analyser la morphologie et la syntaxe des bandes dessinées. Dans Principes des littératures

dessinées, Harry Morgan consacre ainsi de vigoureuses pages à la critique des

tentatives qui ont été faites dans les années 1970 de trouver dans la bande dessinée des équivalents aux phonèmes et aux morphèmes dans le langage verbal185. Il est

indéniable que la morphologie visuelle (et plus spécifiquement l’expression graphique) ne présente pas du tout la même structure que la phonologie du langage verbal. Il nous semble cependant que reconnaître une différence de nature fondamentale entre les systèmes des langages oral et graphique n’équivaut pas à disqualifier toute approche sémiotique de la bande dessinée et des mangas, en particulier au niveau qui nous intéresse ici.

En effet, l’existence de différents types de signes qui sont pensés comme tels par les auteurs comme par les lecteurs nous semble incontestable. Il est évident pour tout lecteur, par exemple, que la nature du trait de contour d’un personnage est différente du trait de contour d’une case. En outre, les relations entre ces divers types de signes sont réglées par un grand nombre de conventions qui forment un système complexe. Bien sûr, le niveau de codage n’est pas comparable à celui d’un langage verbal, qui demande pour se l’approprier des années d’apprentissage constant durant les premières années de la vie. Toutefois, la lecture de mangas demande aussi un apprentissage qui mène au développement d’une littératie spécifique186. De la même manière, les auteurs ne doivent pas seulement apprendre

des techniques de dessins, mais tout un ensemble de conventions plus ou moins

184 Thierry GROENSTEEN, Système de la bande dessinée, op. cit., p. 5.

185 Harry MORGAN, dans Principes des littératures dessinées, op. cit., p. 160-161, évoque en

particulier l’article de Guy GAUTHIER « Les Peanuts : un graphisme idiomatique », Communications,

no24, 1976, p. 108-139.

186 Voir par exemple John E. INGULSRUD et KateALLEN, Reading Japan Cool, Patterns of Manga

strictes.

Il n’est pas surprenant qu’une grande part des études sur les mangas et sur la bande dessinée en général soit consacrée à l’étude des divers signes qui les constituent. Ces ouvrages ne se contentent d’ailleurs pas de décrire la forme des divers signes, mais s’intéressent également à la façon dont ceux-ci sont employés, et cherchent parfois à dégager des règles d’usage qui leur sont associées. Il est impossible d’évoquer ici dans le détail la grande variété de textes, portant sur des corpus très différents, qui s’inscrivent dans cette démarche, mais nous en discuterons certains dans la suite de cette deuxième partie.

Il est cependant utile de préciser dès à présent quelles sont les catégories de signes que l’on trouve habituellement dans les mangas. Pour cela, nous nous fonderons sur l’ouvrage collectif Manga no yomikata, dirigé par Ogata Katsuhiro

小形克宏et Natsume Fusanosuke, qui en a probablement dressé l’inventaire le plus

complet et dont la nomenclature a été largement reprise dans la recherche japonaise sur les mangas. Dans le dernier chapitre, Saitō Nobuhiko 斎藤宣彦 s’essaie à une récapitulation de l’ouvrage sous forme de schéma synthétique187. Il distingue trois

grands éléments constitutifs du manga, qui sont l’image ou le dessin (絵, e), la case (コマ, koma) et les éléments verbaux (言葉, kotoba188), qu’il subdivise ensuite en

catégories plus fines. Une première distinction est opérée entre les traits (線, sen)

qui correspondent à des cadres (les cadres des cases et les cadres des bulles) et ceux qui correspondent à des traits de dessin, qui se répartissent à leur tour en dessins de sujets principaux (les personnages, essentiellement) et dessins de sujets secondaires. Ceux-ci correspondent aux décors, aux impressifs graphiques et à ce que nous appelons symboles graphiques, qui est ici désigné par le terme « keiyu » (形喩),

formé des caractères désignant d’une part la forme et d’autre part la métaphore ou la métonymie189. Pour ce qui est des éléments verbaux, les catégories évoquées sont

les dialogues ou les pensées, les textes de narration, et les impressifs graphiques. Comme on le voit, les impressifs graphiques sont rattachés dans cette modélisation à la fois à l’ordre de l’image et à l’ordre verbal. Enfin, l’élément visuel qui fait le

187 SAITO Nobuhiko, « Manga no kōzō moderu » (Modèle de la structure du manga), dans OGATA

Katsuhiro et NATSUME Fusanosuke (dir.), Manga no yomikata, op. cit., p. 220-223.

188 Notons la grande polysémie du terme japonais, qui peut désigner un mot, une langue, ou encore

le langage.

189 Pour une présentation claire des différents types de symboles graphiques, voir TAKEKUMA

Kentarō, « Hitome de wakaru “keiyu” zukan ! » (Présentation illustrée des symboles graphiques pour les comprendre en un coup d’œil), dans OGATA Katsuhiro et NATSUME Fusanosuke (dir.),

Manga no yomikata, op. cit., p. 78-82. Nous reviendrons dans la troisième partie sur les différentes

lien entre les trois grands pôles est le blanc interstitiel (間白, mahaku). Nous détaillerons ces divers éléments à mesure que nous développerons notre étude.

Dans cette partie, nous tenterons ainsi de répondre aux questions suivantes : comment se situent les impressifs graphiques dans la typologie des différents signes employés dans les mangas durant la période qui nous intéresse ? Avec quels autres types de signes partagent-ils un fonctionnement relevant d’une syntaxe et comment s’en distinguent-ils ? Avec quels autres signes interagissent-ils de façon réglée ? Quelles conséquences entraîne la nature complexe, à la fois graphique et verbale, des impressifs graphiques ? Quelles sont les règles syntaxiques qui régissent l’usage des impressifs graphiques, s’il est possible d’en dégager ? Est-il possible de déterminer des interfaces spécifiques concernées par ces règles syntaxiques ?

Notons que, bien que notre première partie ait été consacrée à la description des aspects morphologiques des impressifs graphiques, ainsi qu’aux relations entre les structures morphologiques et les structures sémantiques, certains aspects syntaxiques des impressifs graphiques y ont également été abordés. Certes, la plupart des effets expressifs que l’on a vus dans la première partie ne sont pas des effets syntaxiques, parce qu’ils n’impliquent pas de relations avec les signes qui les entourent. Ce sont les effets reposant sur les caractéristiques plastiques du tracé des caractères, ou dus à l’expressivité linguistique. Nous avons cependant déjà abordé brièvement plusieurs relations d’ordre syntaxique entre les impressifs graphiques et d’autres éléments de JoJo, notamment lorsque nous avons évoqué le positionnement des impressifs graphiques dans les cases. Par ailleurs, le chapitre que nous avons consacré à la représentation des impressifs graphiques en tant que super pouvoir a lui aussi débordé du seul cadre de l’analyse morphologique des impressifs graphiques.

Pour répondre aux questions posées plus haut, nous appuierons cette fois-ci notre étude principalement sur le manga Bonobono. Nous examinerons méthodiquement les relations des impressifs graphiques de Bonobono avec les autres éléments constitutifs du manga, en nous efforçant de distinguer ce qui est général aux impressifs graphiques et ce qui est particulier au genre ou à l’œuvre. Après une brève présentation de Bonobono, le deuxième chapitre s’intéressera aux relations des impressifs graphiques et des dessins iconiques. Le troisième chapitre traitera de leurs relations avec les signes graphiques tels que les cadres des cases et les bulles. Enfin, le quatrième chapitre montrera comment les impressifs graphiques sont aussi en relation avec les différents textes présents dans les mangas.

Outline

Documents relatifs