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Les impressifs graphiques et les signes indexicau

Deuxième partie

3. Les impressifs graphiques et les signes indexicau

Dans ce chapitre, nous allons étudier les relations entre les impressifs graphiques et un certain nombre de signes graphiques que l’on peut qualifier d’indexicaux, à savoir les cadres des cases et des bulles de texte qui, en délimitant

des surfaces au sein de la page, remplissent diverses fonctions d’ordre syntaxique.

3.1 Le cadre des cases

3.1.1 L’ordre des plans : débordements et coupes

Le cadre des cases constitue un signe graphique qui semble simple au premier abord, mais qui remplit des fonctions complexes. Il est utile de les récapituler ici, en reprenant l’analyse présentée par Groensteen dans Système de la bande dessinée. Groensteen distingue six fonctions différentes252. La fonction de clôture est celle

qui confère une unité cohérente à ce qui est compris à l’intérieur de la case. En raison de sa fonction séparatrice, le cadre isole son contenu du reste de la page. La fonction rythmique correspond à l’effet qu’ont la forme et la taille des cases sur le rythme du récit. La fonction structurante est également relative à la forme du cadre des cases, car celui-ci guide le regard du lecteur. Les contours du cadre des cases peuvent par ailleurs remplir une fonction expressive, en présentant divers effets graphiques. Enfin, Groensteen nomme « fonction lecturale » l’effet de la convention qui veut que toute case (fût-elle vide) soit comprise par le lecteur comme un énoncé à interpréter. En conclusion,

(t)outes ces fonctions (…) font du cadre un véritable auxiliaire de la lecture. La plupart ouvrent aussi un éventail de possibilités formelles, de sorte que les usages du cadre participent pleinement à la rhétorique propre à chaque auteur253.

Groensteen appuie son analyse des fonctions des cadres des cases sur un corpus de bandes dessinées majoritairement occidentales, ce qui la rend en partie caduque face à certains genres de mangas caractérisés par une mise en page éclatée, comme les shōjo manga et les shōnen manga, comme on le verra de façon plus détaillée dans la troisième partie254. Cependant, les yon-koma manga présentent une mise en

page et un rapport aux cases assez proches de ceux qui prévalent dans les bandes dessinées occidentales et le cadre des cases y remplit bien les différentes fonctions distinguées par Groensteen. Les cases dans la plupart des yon-koma manga et

252 Voir Thierry GROENSTEEN, Système de la bande dessinée, op. cit., p. 49-68. 253 Thierry GROENSTEEN, Système de la bande dessinée, op. cit., p. 49.

254 Thierry GROENSTEEN évoque d’ailleurs la question de la mise en page des shōjo manga pour

pallier cette lacune dans son ouvrage Bande dessinée et narration, qui fait suite à Système de la

bande dessinée, et y reprend les analyses d’auteurs japonais comme ITO Gō au sujet de la mise en

spécifiquement dans Bonobono correspondent bien au résumé qu’en donne Groensteen : « Dans sa configuration habituelle, la vignette se donne en effet comme une portion d’espace isolée par du blanc et clôturée par un cadre qui assure son intégrité255. » On trouve en effet dans les yon-koma manga des cases

rectangulaires ou carrées séparées par un espace blanc et alignées de façon rectiligne.

Or cette disposition classique a des conséquences sur la façon dont sont envisagés l’espace de la page et la hiérarchie des plans, qui nous intéressent ici dans leur rapport aux impressifs graphiques. En effet, dans ce type de mise en page, la fonction séparatrice du cadre, qui isole la case du reste de la page, instaure dans le même temps un rapport de profondeur ; chaque case donne ainsi l’illusion d’être une sorte de fenêtre donnant sur la scène représentée. L’espace laissé blanc entre les cases semble donc situé au premier plan, comme le serait le mur d’un bâtiment troué de fenêtres, tandis que les dessins iconiques seraient situés plus loin du lecteur, comme si l’ensemble de la page était soumis aux lois de la perspective.

Examinons concrètement les implications de ce rapport de profondeur entre les cadres des cases – ainsi que l’espace blanc entre les cases – et leur contenu, et plus spécifiquement les impressifs graphiques, dans Bonobono. On y trouve trois cas de figure. Tout d’abord, dans l’immense majorité des cas, les impressifs graphiques sont situés à l’intérieur des cases, en position de non concurrence avec les cadres. Cependant, lorsqu’il y a concurrence, on constate que deux solutions sont possibles : soit les impressifs graphiques dépassent des cases, passant alors « devant » le cadre, soit les impressifs graphiques restent « en arrière » et sont coupés par les cadres des cases, une partie des caractères étant alors situés « hors champ ».

Le procédé du débordement de la case par son contenu est un procédé classique, d’abord utilisé de façon exceptionnelle dans les mangas jusqu’aux années 1960, avant de se généraliser, qui vise généralement à accentuer le dynamisme d’une scène. Les éléments qui dépassent de la case et sont inscrits « devant » le cadre peuvent être des dessins (le plus souvent de personnages), mais aussi des bulles, des symboles graphiques ou des impressifs graphiques. Dans Bonobono, on trouve plusieurs exemples d’impressifs graphiques débordant du cadre. Dans la dernière case de la figure 88, l’impressif graphique « garuho-n », qui accompagne

le déplacement dans l’eau de la mère de Bōzu, dépasse largement de la case, alors que le dessin de la trace du personnage dans l’eau, qui suit une ligne parallèle à l’impressif graphique, respecte bien, lui, la limite du cadre. Ce débordement permet d’accentuer la rapidité du déplacement, comme si l’impressif graphique, emporté dans son élan, n’avait pas pu s’arrêter à temps pour rester à l’intérieur du cadre.

Dans d’autres cas, il ne s’agit pas de souligner un mouvement, mais de suggérer une intensité inhabituelle, impossible à contenir à l’intérieur de la case. On peut en voir un exemple dans la figure 117 : le bruit de la vague qui submerge Bonobono est exprimé par l’impressif graphique « dobān », dont le caractère massif est accentué par un dépassement sur deux côtés du cadre. Dans la figure 90, ce sont les impressifs graphiques qui qualifient l’attitude de la mère de Bōzu qui débordent du cadre. On a vu plus haut que cette planche présente une progression, avec la montée en puissance de l’intensité dégagée par la mère de Bōzu dans les trois cases qui la montrent en gros plan tandis qu’elle répète sa question (« Qu’est-ce qu’il mange, cet enfant ? ») jusqu’à obtenir une réponse256. En effet, le cadrage de son

visage est de plus en plus serré et les impressifs graphiques sont de plus en plus longs et complexes. Or, le procédé graphique du dépassement du cadre est également employé à cet effet, puisque le premier impressif graphique (« deburian ») est entièrement inscrit dans la case, le deuxième (« deburigen ») déborde très légèrement et le troisième (« deburigesutoo ») dépasse franchement de la case, cachant ainsi une partie du cadre.

A l’inverse de ces exemples qui mettent les impressifs graphiques au premier plan, il arrive aussi que ceux-ci soient coupés par le cadre de la case. On a vu par exemple que dans la figure 112, le bruit de la cascade est exprimé par l’impressif graphique « dodoX », qui est inscrit dans la partie supérieure de chaque case à partir de la troisième. Pour suggérer la permanence du vacarme produit par la chute d’eau, l’impressif graphique est coupé à gauche et à droite par les bords de la case ; il présente ainsi des caractères « do » tronqués. Ce faisant, l’impressif graphique est assimilé au décor, qui apparaît pareillement coupé par les bords de la case. Le procédé permet ici d’exprimer efficacement l’idée du « bruit de fond » constant, avec un impressif graphique ancré à une zone.

Ce n’est toutefois pas le seul cas dans lequel les impressifs graphiques peuvent être coupés par le cadre des cases. Ainsi, dans la figure 103, l’impressif

graphique « bibiX », qui exprime le tressautement violent et persistant du poisson tenu par Araiguma, est systématiquement tronqué par le bord droit de chaque case. Contrairement à l’exemple précédent, l’impressif graphique est ancré précisément au dessin du poisson et la coupure des caractères est aussi surprenante que l’est celle du dessin des personnages. Ce décentrage va à l’encontre de la convention qui veut que les cases soient centrées sur les actions et les personnages, en même temps qu’il entrave la lisibilité de l’impressif graphique. Cependant, le fait que celui-ci, composé d’un caractère unique (« bi ») répété quatre ou cinq fois, ait été employé de manière insistante dans les pages précédentes permet au lecteur d’inférer l’identité du kana, même lorsque seul un fragment infime en est tracé (voir par exemple la figure 102). Il est clair en effet que les lecteurs ne déchiffrent pas les

kana un par un : à force de répétition, l’impressif graphique acquiert une identité

visuelle reconnaissable dans sa globalité qui fait passer sa nature scripturale au second plan. Il semble que la possibilité d’inférer le caractère coupé par le cadre de la case à l’aide du contexte constitue une condition nécessaire à l’utilisation de ce procédé, qui reste par ailleurs plus rare que celui du débordement par-dessus le cadre de la case.

3.1.2 Les impressifs graphiques comme expression du hors-champ

Ce dernier exemple atypique de la figure 103 nous mène à la question du rapport particulier de Bonobono au hors-champ, puisque l’action est en partie cachée par la sortie du cadre des personnages d’Araiguma et de Bonobono. De fait, le rejet de l’action dans le hors-champ est un procédé abondamment employé dans

Bonobono. La suggestion d’éléments diégétiques laissés hors champ est de façon

générale fréquente dans les mangas, sur le modèle en particulier du cinéma. Rappelons que le hors-cadre au cinéma est fondamentalement différent du hors- cadre dans les bandes dessinées et les mangas, puisqu’au cinéma, le hors-cadre existe matériellement, tandis qu’en bande dessinée n’existe matériellement que ce qui est tracé257. Néanmoins, dans l’esprit des lecteurs, l’espace diégétique hors

champ est investi de la même matérialité que celui qui est représenté par le dessin. Dans les mangas, le hors-champ se manifeste généralement par des paroles ou par des impressifs graphiques ancrés à un point extérieur à la case258. Dans le cas de 257 Voir par exemple Thierry GROENSTEEN, Système de la bande dessinée, op. cit., p. 50-52. 258 On en a étudié un exemple dans la première partie : voir supra, p. 135, au sujet de la figure 62,

Bonobono, c’est le choix même de ce qui est laissé hors champ et exprimé à l’aide

d’impressifs graphiques qui forme un ressort humoristique et poétique intéressant. Observons quelques exemples d’emploi d’impressifs graphiques ancrés à des points situés hors champ. On retrouve les trois dispositions vues plus haut : la non- concurrence entre les impressifs graphiques et le cadre des cases, les impressifs graphiques placés devant le cadre, et les impressifs graphiques coupés par le cadre. Ce qui est particulièrement intéressant dans le cas de Bonobono, c’est la manière dont est utilisé le cadrage. Par exemple, dans la figure 96, la grande sœur de Shimarisu, Shōnē-chan ショーねえちゃん, lui jette violemment une noix au visage

tandis qu’à l’arrière-plan, l’autre grande sœur de Shimarisu dort appuyée contre un tronc d’arbre. L’impact de la noix sur le visage de Shimarisu est accompagné de l’impressif graphique « dogiga’ » dans la deuxième case. Lorsque Shōnē-chan veut répéter l’opération, Shimarisu fuit, mais le cadrage de la scène reste le même. Shimarisu se retrouve donc hors champ à partir de la cinquième case. Shōnē-chan reste quant à elle dans le champ jusqu’à la septième case, intimant en vain à Shimarisu de revenir. Dans la huitième case, Shōnē-chan n’est plus dessinée, et c’est l’impressif graphique « dogiga’ », qui est inscrit à gauche de la case, qui permet au lecteur de reconstituer l’action qui s’est déroulée hors champ : Shōnē- chan s’est rapprochée de Shimarisu et lui a envoyé à nouveau la noix à la figure. On remarque que contrairement à la scène de la figure 104, dans laquelle l’impressif graphique « bibiX » est coupé par le cadre de la case, dans cette planche, l’impressif graphique « dogiga’ » est entier, et son ancrage à un événement hors champ est indiqué par son orientation, qui pointe vers l’espace blanc à gauche de la case, en passant par-dessus le cadre. L’un des ressorts humoristiques de la planche tient à ce que rien ne semble justifier la fixité du cadrage, dont on attendrait ordinairement qu’il suive le déplacement des personnages à l’origine de l’action.

Dans la figure 93, le cadrage est encore plus surprenant. Les deux premières cases montrent Bonobono et ses amis en train de manger leur repas assis devant un buisson : un coquillage pour Bonobono, deux poissons pour Kohiguma et une noix pour Shimarisu. Chaque personnage produit un son différent, représenté par un impressif graphique qui forme une ligne verticale légèrement penchée d’un côté ou de l’autre ancrée à sa tête : « hamu hamu X » pour Bonobono, « agi agi X » pour

avoir de différence essentielle entre les mangas et les bandes dessinées européennes ou les comics américains sur ce point.

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