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Une altération des tâches déléguées au smartphone

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Le cheminement danss l’app Uber pour la trouver est la suivante : Help > Account and payment > Account settings and ratings > I’d like to know my rating > Submit

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Et ce quelles que soient les conditions extérieures en termes de circulation, ou de météorologie. En sus des problèmes inhérents à la « gig economy » des plateformes de livraison qui emploient des livreurs payés à bas prix, celles-ci se voient régulièrement accusées d’être inhu-maines dans leur condition de travail. Les protestations qui apparaissent à chaque fois que les livreurs doivent travailler sans prime les jours de violentes intempéries en sont la preuve (Ranc, 2017) ; ce qui incite parfois les usa-gers eux-mêmes de ces plateformes à débattre du fait qu’il apparait cruel de commander des plats à livrer les soirs de pluie. Comme le rappelle Adam Greenfield, il s’agit là d’un problème classique des sociétés capitalistes néolibérales :

Dans le cas de la porte, on voit aussi bien le changement à l’oeuvre : il ne s’agit plus de donner une fois pour toute des clés classiques à des usagers, mais bel et bien de mettre en place un système qui donne des droits d’accès à un objet technique (le smartphone). Ceux-ci pouvant potentiellement être révoqués à distance ; et un tel dispositif permet de ce fait d’enregistrer les allées et venues, ou l’identité des personnes ouvrant la porte ; ce qui est d’ailleurs bien souvent la raison pour laquelle ce type de technologie est employée.

Ces divers exemples (Twint, Uber ou encore la porte suédoise) me paraissent intéressants à la fois du fait du changement qui s’opère dans l’activité mais aussi du fait de l’incertitude causée par le manque de transparence du système technique. Or, celle-ci est tout autant liée à la diversité peu lisible des acteurs impliqués (les macro-systèmes techniques imbriqués) qu’à l’automatisation des procédures inscrites dans ces systèmes. Car tant l’assignation des chauffeurs Uber que le calcul de leurs itinéraires, l’ouverture des portes suédoises de la Figure 58 que le paiement avec Twint sont réalisés de façon automatique et inflexibles. Ces procédures, au grand dam des usagers, font peu de cas des exceptions, des cas-limites ou des problèmes de contexte qui se produisent toujours. On retrouve ici l’analyse de Gilbert Simondon :

« Pour rendre une machine automatique, il faut sacrifier bien des possibilités de fonctionnement, bien des usages possibles. L’automatisme, et son

utilisation sous forme d’organisation industrielle que l’on nomme automation, possède une signification économique ou sociale plus qu’une signification technique. Le véritable perfectionnement des machines (...) correspond non pas à un accroissement de l’automatisme, mais au contraire au fait que le fonctionnement d’une machine recèle une certaine marge d’indétermination. »

(Simondon, 1989, p.11)

La limite principale de cette automatisation des procédures ne se résume pas non plus à leur opacité. Elle correspond au fait que les entreprises qui les mettent en place n’offrent pas de flex-bilité aux usagers. Une fois rentré dans un taxi Uber, il n’est plus possible de remettre à jour la destination, de faire monter un passage imprévu, ou de marchander le prix qui pourrait être alors modifié pour telle ou telle raison. Il faut s’en remettre au système et au petit éventail d’options qu’il permet, ce qui entraine souvent différentes réactions de frustration ou d’énervement171.

Ces deux exemples (Twint et Uber) montrent toute l’ambivalence de la fluidité et du carac-tère « magique » associé au smartphone : les apps sont pratiques pour l’usager, mais au prix d’une pression accentuée sur le prestataire, ainsi que d’une ambiguité sur le mode de fonctionnement du système, ce qui entraine finalement une méfiance chez ceux-ci. Celle-ci rejaillit d’ailleurs à d’autres moments, pas seulement dans la fonction « télécommande » du smartphone, par exemple lors du changement de certains paramètres à la mise à jour d’apps, lors de bugs du téléphone quand celui-ci n’a plus été redémarré depuis quelques semaines, ou encore lorsque le terminal semble avoir un comportement erratique après trois ou quatre années d’utilisation.

Enfin, une dernière manifestation de l’opacité due à l’automatisation concerne la manière dont celle-ci repose sur une agrégation et une analyse des données générées en temps réel par l’usage de ces apps « télécommande ». Le cas d’Uber est encore une fois éloquent à cet égard,

en particulier en lien avec la tarification des courses proposées. Comme l’ont remarqué certains de mes enquêtés, les prix pour des itinéraires similaires (qu’ils réalisent régulièrement) peut beaucoup varier du fait de ce phénomène :

« Je prends régulièrement Uber entre l’aéroport et chez moi, ou à Londres entre mon hotel et London City. Comme je fais des notes de frais, je regarde l’évolution des prix et sincèrement, je n’y comprend rien. L’écart va du simple au triple et je n’arrive pas a repérer un pattern suivant les heures ou l’anima-tion en ville ».

(Christophe, cadre bancaire, 46 ans, Genève)

Si des informateurs comprennent qu’une course de nuit peut coûter plus cher, comme c’est le cas avec un taxi, ils ou elles ne saisissent pas forcément les autres subtilités des fortes hausses momentanées (« surge pricing »). Lesquelles pouvant à la fois être dues à un véritable manque de véhicules pour faire face à la demande, à une collusion des chauffeurs entre eux afin de faire monter artificiellement les prix (McGoogan, 2017), ou à un comportement erratique des algo-rithmes d’assignation des tarifs.

Nous avons vu dans ce chapitre la manière dont le smartphone est un objet typique de la fluidité d’interaction contemporaine. Décrit tant comme une télécommande que comme une baguette magique pour le quotidien, les fonctions et les tâches qu’il permet de réaliser semblent actualiser la vision d’un monde sans friction, ou tout devient disponible à portée de main grâce au terminal. C’est le cas évidemment des apps de livraison de nourriture, de co-voiturage ou de commande de prestations (nettoyage, bricolage, jardinage, livraison) qu’il fallait antérieurement réaliser soi-même, ou déléguer à un tiers de confiance, en général une agence172. Les chaînes opératoires sous-jacentes à ces activités sont alors réduites, mais également modifiées. Hors-smartphone, c’est aussi ce que propose le service « Dash » d’Amazon qui prolonge cette logique : il s’agit d’un petit boitier muni d’un bouton qui est programmé afin de commander des biens de consom-mation sur Internet. Par exemple, lorsque l’usager appuie sur le bouton « lessive », un baril est automatiquement commandé et livré le jour-même chez celui-ci. Et ce, sans que ce dernier n’ait à rentrer le numéro de carte de crédit, ou valider quoi que soit (tout cela étant paramétré en ligne sur son compte Amazon), le bouton faisant office de validation. Il existe évidemment une app Dash qui propose une telle fonctionalité maintenant sur smartphone. Il ne s’agit alors pas de gesticuler avec une baguette magique mais de presser des boutons sur l’écran du terminal pour obtenir en quelques coups des lames de rasoir, des céréales ou des couches. Les chaînes opératoires se voient alors réduites à une seule étape : celle qui consiste à appuyer sur un bouton.