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Cocon, bulle privative et objet-compagnon

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Ce constat fait écho au propos des enquêtés eux-mêmes. Lesquels utilisent en effet les termes de « cocon » (« cocoon »), de « bulle » ou de « bulle privée » tout en mimant parfois ce mouvement de repli du corps qui souligne l’individualisation de l’environnement spatial autour de l’usager :

« Avec lui, je me recrée ma petite bulle, où que je sois, à toute heure, c’est chez moi autour de moi »

(Marjane, avocate, 49 ans, Genève)

« It’s like turning anywhere into my place, my own private bubble, where I can find my stuff, my music, my contacts, my links »

(Konishi, employé de bureau, 38 ans, Tokyo)

« Je le vois un peu comme un cocon, parfois protecteur, parfois juste là au-tour de moi pour faire ce que je veux, ce que je faisais pas avant quand j’étais en-dehors de chez moi. »

(Alma, étudiante, 24 ans, Genève)

« I often use it when I’m eating, as a sort of private bubble around me »

(Kurosawa, employée de bureau, 29 ans, Tokyo)

« It’s both my professionnal bubble and my private bubble, they’re mixed. It’s like I have my office with me, and my family with it. »

(Samantha, indépendante, 23 ans, Los Angeles)

Avec les kits mains livre, cette situation peut donner l’impression paradoxal de voir des usagers se tenant droit et parlant sans gêne apparente à un interlocuteur invisible. L’ensemble technique constitué du smartphone et des écouteurs formant une sorte de « cape d’invisibilité ».

En complément de ces descriptions, les usagers emploient aussi des métaphores telles que celle du « compagnon », ou du « camarade », le smartphone étant alors personifié, comme une sorte de créature familière (cf. Figure 77) :

« Mon smartphone c’est comme un compagnon, il est globalement tout le temps avec moi et je peux me reposer dessus pour toutes sortes de choses, soit utiles, soit agréables. Et c’est quand tu l’as pas qu’il me manque... ou quand il marche pas, mais c’est peut être ça une différence avec un compagnon humain » (Elliot, entrepreneur, 46 ans, Genève)

« This phone is my professional phone, it’s like a tool, I only use it for calling and sending messages. The other phone, it’s my companion, I have everything in there : my books, my music, my contacts, my notes, my links, my life. »

(Pirita, chercheuse au Cern, 30 ans, Genève)

Cette notion de compagnon correspond aussi chez certains usagers à l’utilisation de l’appareil pour passer le temps en attendant, à lui confier des informations tel un confessional175, ou à l’utiliser comme une sorte d’occupation spontanée pour occuper les enfants. Mais, comme tout compagnon, le smartphone a ses limites : « C’est un ami mais parfois tu veux t’en débarasser, je le regarde constamment, c’est comme si j’étais toujours dans ma bulle » rappelle Louis cadre horloger (38 ans, Genève). Ce dernier extrait montre bien l’articulation entre ces deux métaphores. Qu’il s’agisse d’un objet-compagnon ou d’un appareil permettant de créer une bulle alentour, la logique est la même : c’est celle d’une individualisation de l’espace autour de soi, avec une focalisation à la fois du regard, des mains et de la silhouette sur le terminal. L’ensemble forme un cocon tout autant métaphorique que physiquement avéré par les postures recourbées ; surtout lors de l’usage non-téléphonique de l’appareil, lorsque il est important de fixer l’écran (rédaction de messages, jeu vidéo, lecture, consultation de vidéos, etc.)

Cette logique est du reste aussi intéressante que paradoxale puisqu’elle oblige à aborder deux facettes antithétiques du smartphone. Son usage peut être considéré d’un côté comme provoquant une relative fermeture par rapport à l’environnement physique et social : les postures décrites

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C’est d’ailleurs ce qu’une de mes enquêtés à Los Angeles m’a montré avec un app nommée « Peach ». Laquelle

plus haut et la surfocalisation de l’attention sur cet écran portable en atteste. Elles donnent une impression de désocialisation, de retrait du monde alentour, ou parfois d’exhibitionnisme (dans le cas des conversations à haute-voix). Mais, d’un autre côté, au vu des fonctionnalités diverses de l’appareil, comment ne pas considérer ce objet comme un moyen d’ouverture vers un monde extérieur (contacts, informations, messages) sans précédent ? Cette ambivalence est au coeur de la problématique du présent chapitre, celle de la tension intrinsèquement présente dans l’usage de cet objet technique : s’agit-il d’une bulle désocialisante ou d’une amplification des relations ? Ou, pour revenir à cette vieille antienne de la sociologie des usages des télécommunications : est-ce que la technique isole ou est-ce qu’elle ouvre ? En partant de la doxa actuelle à ce sujet telle que présentée dans les médias, je reviendrai dans un premier temps sur les contributions académiques, et en particulier sur les enquêtes à propos du téléphone portable, ce qui me per-mettra ensuite de décrire la nouveauté éventuelle apportée par le cas du smartphone sur la base de mon matériau d’enquête.

Parmi les multiples thèmes abordés à propos du smartphone dans les médias grand-public, ce-lui de ses effets désocialisants semble être récemment devenu la bonne opinion aussi partagée qu’alarmiste. Et cela, tout autant dans la presse anglophone – voir dans le New York Times « Stop Googling. Let’s talk » (Turkle, 2015), ou « The Flight from Conversation » (Turkle, 2012) ou encore « Have Smartphones Destroyed a Generation ? » dans The Atlantic (Twenge, 2017) – que dans les journaux francophones – « La petite mort de la conversation téléphonique » (Krémer, 2017), « Nos écrans nous coupent-ils la parole ? » (Joignot, 2016). Dans ces articles publiés dans les pages Opinions (op-ed), le smartphone se trouve accusé de galvauder l’amitié, de provoquer un délitement du lien social176, et d’entrainer in fine une « culture de l’absorption individuelle ». Ce terme, employé par Tony Fadell177, l’un des concepteurs de l’iPod et de l’iPhone, fait référence aux inquiétudes des designers envers les multiples technologies actuelles qui favorisent la sur-focalisation des usagers sur les écrans, au détriment de leur environnement immédiat. Une telle perspective correspond peu ou prou aux arguments avancés par la psychologue et anthropologue étasunienne Sherry Turkle, ou à ceux de sa collègue Jean Twenge ; lesquelles tiennent une place importante dans ces articles.

Dans son ouvrage intitulé Alone Together, Turkle s’appuie sur une série d’entretiens auprès d’adolescents qui décrivaient « la connexion à Internet de leurs smartphones comme une ‘source d’espoir’ dans leur vie, un espace où ils peuvent lutter contre la solitude » (Turkle, 2011, p. 21). Turkle objecte qu’il s’agit d’une illusion du compagnonnage produite par ces artefacts. De son point de vue, l’omniprésence des moyens de connectivité entraine une « normalisation de ‘rela-tions’ qui confère un sentiment de proximité alors que nous y sommes pourtant seuls » (p. 198). D’où l’impression que les usagers de ces technologies sont « seuls ensemble » (« alone together »). Dans un second livre datant de 2015, Turkle va plus loin encore, soulignant que les interactions en ligne via le smartphone ou les ordinateurs ne doivent pas être confondues avec la communica-tion « authentique » représentée par la conversacommunica-tion en face-à-face. Selon elle, la propension des usagers de smartphones, et des adolescents en particulier, à privilégier les échanges scripturaux (SMS, mini-messages) aux interactions téléphoniques orales, voire à la conversation en face à face, est un signe problématique. D’où le titre de ce second ouvrage : Reclaiming conversation qui incite les lecteurs à se détacher de ces technologies et à littéralement reprendre langue ; si l’on veut sortir des situations pathologiques dont elle est témoin dans sa pratique clinicienne (adolescents qui privilégient de façon récurrente l’échange de mini-messages à la discussion face à face, adultes plongés dans leurs smartphones et négligeant d’écouter leurs enfants, etc.). Pour Turkle, la solution consiste à se tenir à distance de ces technologies, ou en à en circonscrire leur usage à des périmètres bien définis. Soit, en d’autres termes, à adopter une posture que le sociologue Nathan Jurgenson qualifie de « déconnexionniste » (« disconnectionist »), et qu’il définit de la manière suivante :

« The disconnectionists see the Internet as having normalized, perhaps even enforced, an unprecedented repression of the authentic self in favor of calculated avatar performance. If we could only pull ourselves away from screens and stop trading the real for the simulated, we would reconnect with our deeper truth. »

(Jurgenson, 2013)

La panique morale