• Aucun résultat trouvé

Retour sur la controverse de désocisalition

184

Pour une discussion plus en détail de la polysémie du terme « virtuel », voir Proulx et Latzko, 2000 ; Shields, 2003 et Vial, 2014.

185 183

Dans la plupart des cas, Turkle tire en effet des conclusions de sa clientèle de séance de psychanalyse ; un échantillon dont on n’est guère certain de la représentativité quant à la population de référence

L’opposition d’une « présence virtuelle » à la « présence réelle » est donc fondamentalement sim-pliste. Elle relève selon Jurgenson d’un fétichisme de la vie réelle (« In Real Life fetishism ») qui serait l’unique espace d’interaction authentique chez Turkle ou Twenge. Pour Dominique Boullier (2016), cette survalorisation d’une communication en face-à-face est erronée car elle ne tient pas compte du changement contemporain des conditions de sociabilité. C’est ce qui lui fait dire que les usages des technologies numériques n’ont pas une influence univoque sur le lien social :

« C’est d’ailleurs l’un des problèmes de ces enquêtes quasi cliniques que de continuer à tirer le même fil du modèle de l’effondrement des solidarités et du renforcement de l’individualisme et donc des solitudes dans un contexte numérique qui a pourtant changé radicalement les conditions de cette sociabi-lité. Pour une part en effet, le numérique amplifie ces tendances lourdes

à l’isolement mais il peut aussi être interprété comme rendant plus supportables ces solitudes qui viennent d’ailleurs. »

(Boullier, 2016, p. 116)

Il en donne d’ailleurs deux illustrations avec deux formes de communication critiquées par Turkle (ou Twenge) :

« Lorsque l’auteur (Turkle) disqualifie les SMS au profit des appels télépho-niques, et en fait un symptôme de cette perte d’authenticité, elle semble ignorer que, dans les deux situations, la norme de sociabilité peut consister à ne pas dire grand-chose, mais pourtant à maintenir ainsi le lien, ce que Jakobson appelle la fonction phatique du langage. De même, selon Turkle, le fait de com-poser ses mails pendant qu’on est en ligne constitue une forme de trahison de l’authenticité qui rendrait les sujets malheureux, alors qu’une grande partie des échanges, y compris face à face, se pratiquent en faisant quelque chose d’autre, comme éplucher des légumes, sans que cela soit considéré comme me-naçant pour le contrat social. »

(Boullier, 2016, p. 116-117)

Qui plus est, comme le souligne Laurence Allard, le mobile est tout autant un média – une technologie relationnelle – qu’une « technologie du soi ». L’appareil servant simultanément à communiquer ou entretenir des liens qu’à permettre un retour sur soi :

« On peut à la fois écouter et parler, accéder et donner accès à des informa-tions. C’est une ‘technologie du soi’, selon le terme de Michel Foucault, car elle nous permet d’exprimer notre intériorité à travers un support de communica-tion. A l’intérieur de son téléphone mobile, il y a des photos que l’on aime, des SMS que l’on désire garder pour soi, etc. Mais cette subjectivité peut s’ouvrir et se communiquer à d’autres, via cet outil accessible à tous, notamment aux plus démunis. En cela, c’est une technologie individuante, c’est-à-dire qui nous aide à être nous-mêmes qui que l’on soit. (...). Toutes les matières de l’ex-pression sont mobilisées, tous les sens sont mobilisables : écrit, image, son. Ainsi les photographies mobiles que l’on envoie à des êtres chers ou que l’on conserve pour soi-même sont l’expression d’une émotion, elles traduisent en images un sentiment que l’on veut partager ou pas. »

(Allard, 2013)

Et finalement, on peut relire cette description des médias numériques comme une technologie du soi à la lumière des remarques de François de Singly. Lequel écrivait en 2005 que la logique d’individualisation contemporaine n’implique pas que les usagers souhaitent être seuls, ceux-ci appréciant bien au contraire le fait de ne pas être liés par un lien unique et donc de diversifier leurs appartenances dans des groupes sociaux différents. Est-ce que de Singly, qui insistait sur la nécessité des liens sociaux souples non vécus comme une contrainte, ne verrait justement pas le smartphone comme un outil de choix à cet effet ? A la différence d’une Sherry Turkle ou d’un Miguel Benasayag qui semblent regretter un âge d’or de la communication, les propos de Singly nous invitent à saisir comment l’usager de médias numériques vit d’appartenances multiples et de liens sociaux qui, s’ils sont divers, n’en sont pas forcément fragiles.

Enfin, le dernier problème que je relève dans les écrits de Turkle ou de Twenge concerne le fait que les technologies en question (« le numérique », « le smartphone », « les SMS »), sont souvent réunies dans un grand tout, alors qu’il conviendrait d’adopter une échelle d’analyse plus fine et rigoureuse en s’interrogeant sur l’interaction entre plusieurs composantes : par exemple en ne critiquant pas le smartphone en général, mais en observant l’interaction entre usage des messages textuels, de la télécommunication orale, des médias sociaux employant le texte ou la photographie, et ce dans des contextes sociaux différents. C’est d’ailleurs un principe méthodologique que suit beaucoup de chercheurs qui ont une position plus nuancée que Sherry Turkle et que j’emploierai dans l’analyse de mon matériau d’enquête.

Avant de me pencher sur celui-ci, passons justement en revue quelques-uns de ces travaux qui offrent une troisième voie plus pragmatique, entre une technophilie naïve et une technophobie reposant sur des bases friables. Et ce, pour une bonne raison : si les sociabilités « présentielle » et les nouvelles formes en ligne ne s’excluent pas, cela ne signifie nullement qu’il n’y a pas de mutations, et que l’on ne peut avoir de regard critique.

L’enjeu de la désocialisation éventuelle causée par les usages du smartphone correspond à un débat plus large abordé tant par la sociologie que par l’anthropologie du numérique ou les media studies. C’est celui qui concerne les formes de sociabilité induites par le recours aux technolo-gies de l’information et de la communication en général186, et par ces objets nomades que sont le téléphone portable et le baladeur musical en particulier.

A côté des travaux quelques peu réducteurs de ces deux figures médiatiques que sont Turkle et Twenge, ou de leurs épigones francophones, on trouve de multiples enquêtes montrant que les usages du mobile sont ambivalents et peuvent tout autant relever du cocon protecteur que de l’amplificateur de relations sociales. Certes, les études à ce sujet sur le smartphone sont encore très limitées – d’où l’opportunité de l’aborder dans cette thèse – mais de multiples écrits à propos du téléphone portable ou de cet autre dispositif nomadique que fut le baladeur musical, peuvent nous éclairer à cet égard187.

Concernant le téléphone portable, c’est en particulier chez Francis Jaureguiberry que l’on trouve une attention très fine portée à cette ambivalence. Sur la base de ses enquêtes de terrain, ce sociologue décrit en effet le terminal comme un « indispensable saint bernard » (Jauregui-berry, 2003, p. 33) ou comme un « recours apaisant » (Jauregui(Jauregui-berry, 2003, p. 42), produisant une forme de « cocooning téléphonique » (Jaureguiberry, 2003, p. 11) ; voire un objet de recentrement lorsqu’il ne s’agit pas de téléphoner mais de relire des messages ou de jouer à un jeu. Il utilise ici cet anglicisme proposé par la consultante américaine Faith Popcorn, spécialiste des styles de vie et de consommation, et qui fait référence au plaisir rassurant de rester confortablement chez soi. Pour Jaureguiberry, l’utilisation du téléphone pour être rassuré par des êtres chers (et pour les rassurer) à des moments difficiles de la journée relève de ce cocooning réconfortant :

« Dans son nomadisme le branché n’est plus seul. Où qu’il soit, il peut désormais appeler ses ‘proches’ physiquement lointains. A la succession des situations, à l’éphémère des rencontres et à la brutalité de l’urgence, le branché oppose une ‘continuité hertzienne’, un ‘lieu médiatique’ où il peut se ressourcer. »

(Jaureguiberry, 2003, p. 11)

Nuances et ambivalence