• Aucun résultat trouvé

La panique morale du smartphone

176

Un terme que je place ici entre guillemets pour marquer le fait qu’il est souvent invoqué sans une définition précise, et qui désigne simultanément « le désir de vivre ensemble, la volonté de relier les individus dispersés, l’ambition d’une

177

Lequel s’inquiétait dans un article de la revue Fast co.design du monde que lui et ses collègues avaient créé (Schwab, 2017)

Sur ce point, les chercheurs francophones ne sont d’ailleurs pas en reste puisque l’on trouve un discours analogue d’une perte de la communication authentique par exemple chez Philippe Breton qui s’interrogeait en 2000 sur le fait que l’Internet, en dispensant les humains de toute communication directe, était une menace pour le lien social. Une hypothèse que l’on retrouve plus vigoureusement avancée chez Benasayag et Del Rey (2006) qui reprochaient au téléphone mobile de ne jamais nous laisser seul. A l’instar des critiques effectuées par Turkle ou Twenge ce genre de remarques aborde principalement les usages de ces technologies par les enfants qui deviendraient du coup une génération sacrifiée.

Comme l’écrivait déjà Julien Morel en 2006 dans sa thèse de doctorat sur le téléphone mobile, nous sommes potentiellement ici dans ce que Stanley Cohen (1972) nommait une « pa-nique morale », un affolement constitué de signaux alarmistes concernant une menace affectant l’ordre social (Morel, 2006, p. 19). S’il ne s’agit pas dans le cas présent d’une personne ou d’une pratique culturelle que l’on accuse, mais d’un objet technique, on retrouve le constat fait par Cohen à partir de son étude des mods et des rockers en Angleterre dans la période 1960-1970 :

« les sociétés sont sujettes de temps en temps à des périodes de panique morale. Un événement, une personne ou un groupe de personnes sont définis comme des menaces pour des valeurs sociales et pour les intérêts de la société. Sa nature est présentée de manière stylisée et stéréotypée par les médias ; des barricades morales sont édifiées par des éditeurs, des évêques, des hommes politiques et toutes sortes de personnes bien-pensantes ; des experts sociale-ment accrédités énoncent leur diagnostic et des solutions »

(Cohen, 1972, p. 9, cité par Morel, 2006).

Or, si l’on observe les reproches faits aux smartphones, on constate rapidement que ceux-ci semblent emprunter à des controverses sociales qui ont eu lieu par le passé sur d’autres objets du quotidien.

Comme l’a souligné Claude Fischer, les controverses furent multiples avec le téléphone fixe. Les craintes d’un remplacement des rencontres face à face par des communications médiatisées furent très importantes, de même que le sentiment d’inauthenticité des relations téléphoniques (Fischer, 1992, p. 69). Ces peurs débouchèrent avant-guerre sur une idéologie de la destruction des processus sociaux du fait d’une acceptation de la séparation physique plus acceptable du fait du contact à distance ; un phénomène théorisé par le sociologue de l’époque Ron Westrum (1983). L’on reprocha aussi aux discussions téléphoniques de manquer d’authenticité et de nuire aux interactions humaines (Peter Berger, cité par Fischer, 1992, p. 69) en menant à une « civilité superficielle » se limitant à l’échange de cancans et de bavardages178. Mais ce fut aussi la crainte d’un monde social fait d’interruptions intempestives et de ces nouvelles agressions représentées par les sollicitations téléphoniques de vendeurs trop insistants ; ou, plus tard, les tensions fami-liales causées par les occupations de ligne interminables179 ou lorsque les notes se font excessives (Fize, 1997, p. 219).

Dans le cas du baladeur des années 1980, c’est la possibilité de se couper du monde qui fit scan-dale. Comme l’on rappelé Paul du Gay et ses collègues (1997), ou Rebecca Tuhus-Dubrow dans son récent ouvrage sur le Walkman (Tuhus-Dubrow, 2017), le fait de porter des écouteurs dans la sphère publique marquait de façon très visible et affirmée le retrait des usagers dans leur bulle, rejouant alors avec une dimension urbaine les controverses évoquées à propos du téléphone fixe employé au domicile. Cette manière de « tune in and turn off » (du Gay et al., 1997, p. 91) fut décrite comme un symptôme de l’atomisation de la société, en particulier par les intellectuels conservateurs de l’époque.

178

Voir Flichy, 1997 pour une méta-étude nuançant ces craintes.

179

Un phénomène décrit par Martin et Singly par le terme d’« évasion amicale » (Martin et Singly, 2000) pour désigner ces longues conversations téléphoniques entre

A propos d’Internet, comme l’ont décrit Paul DiMaggio et al. (2001) dans une des première synthèses de recherche en sociologie, le débat a opposé le même genre d’arguments. Certes, l’avènement de l’Internet grand-public fut salué par de multiples observateurs tels que Howard Rheingold et ses descriptions des premières communautés en ligne180 (Rheingold, 1993), Andrew Shapiro qui décrivait la fin des intermédiaires et la possibilité de liens sociaux plus horizontaux (Shapiro, 1999), ou par les prophéties de Nicholas Negroponte181 sur la fin de l’espace physique (Negroponte, 1995). Mais, à côté de tels discours vigoureusement techno-optimistes portés en général par des voix plus médiatiques qu’académiques182, on trouvait aussi l’avis que les techno-logies de l’information et de la communication telles qu’Internet pourraient éroder le temps de socialisation des usagers en leur permettant de se retirer dans un monde artificiel (Kraut et al., 1996 ; Nie & Erbring, 2000). Dans ces premières études sur les usages grand public d’Internet, c’est la crainte d’un effet de substitution – entre un temps d’échange en face à face et celui de la solitude face à un écran – qui apparaissait fréquemment. Une étude longitudinale de Kraut et de ses collègues qui montra notamment un déclin de la communication familiale et l’éclosion d’un sentiment de solitude et de dépression chez certains usagers chez les « heavy users » fit aussi parler d’elle, à la manière de la reprise des travaux de Turkle et Twenge aujourd’hui.

Parmi tous les maux, ou les vertus, dont on a paré ces différents objets, il en est un qui cristallise donc les tensions, celui de la potentielle altération des relations humaines du fait de ces technologies. Or, la dramatisation médiatique semble être une des composantes d’une telle analogie entre la panique morale décrite par Cohen et celle provoquée par les chercheurs cri-tiquant ces divers objets techniques, et aujourd’hui le smartphone. D’où le besoin de sortir des caricatures, et de saisir les nuances dans les pratiques afin de dépasser une technophilie naïve et une technophobie reposant sur des bases friables. C’est ce à quoi s’emploie tout un pan de la sociologie des usages, comme on va le voir maintenant.

180

Lequel s’est intéressé dans son livre pionnier « Virtual Communities » aux premiers regroupements d’usagers – réunis autour des listes de discussion, BBS, systèmes de téléconférences et sur le minitel français – et les nouvelles manières de sociabiliser sur ces plateformes permettant des échanges « en ligne » et asynchrone (Rheingold, 1993). Le travail pionnier de documentation de Rheingold a ainsi mis en avant l’intérêt de celles-ci pour élargir les pos-sibilités de contact, ou rompre l’isolation ou la distance en rencontrant une diversité de profils et de provenance inédite. 181

« As we interconnect ourselves, many of the values of a nation state will give way to those of both larger and smaller electronic communities. We will socialize in digital neighborhoods in which physical space will

182

Une telle réthorique a ensuite circulé dans la presse grand-public, et en particulier dans les colonnes de Wired, l’un des magazines qui a accompagné l’avènement de l’ère numérique dès le début des années nonantes. Comme l’a montré Fred Turner (2006, 2013) par la suite, un tel discours n’est guère surprenant, puisque ces manières d’en-visager l’informatique comme moyen de libérer l’individu, et de sortir de sa condition grâce à des nouveaux outils ou à des regroupements communautaires sont au coeur des dynamiques culturelles à l’oeuvre aux Etats-Unis, et particulièrement dans la région de San Francisco au cours du XXème siècle.

Si je ne reviendrai pas ici sur la façon dont les controverses autour du téléphone fixe, des baladeurs ou d’Internet ont évolué, il me semble intéressant de revenir en premier lieu sur les critiques offertes par Turkle et Twenge, avant de voir comment d’autres chercheurs donnent une perspec-tive plus nuancée de ces enjeux.

C’est peut être sur le statut et l’aura de ces contempteurs du smartphone que réside une première critique à adresser à ces travaux : même si les auteurs soutenant la vision technophobe à propos du smartphone opèrent dans un contexte universitaire, une lecture académique critique de leurs écrits soulèvent quelques doutes. Selon le sociologue Jurgenson (2016), ceux-ci ont notamment une rigueur toute relative, reposant plus sur du « cherry-picking » – une expression similaire et un même reproche, est d’ailleurs fait par la psychologue Sarah Rose Cavanagh en-vers la tribune de Jean Twenge (Cavanagh, 2017) – qui consiste à choisir de manière sélective les études concernant les aspects négatifs des médias sociaux et les technologies mobiles afin de donner une description univoque, oubliant que « the relationship between digital connection

and sociality is multivalent and complicated. » (Jurgenson, 2015), ou que ce n’est qu’une

inter-prétation partielle (Davis, 2016). De même, le matériau qu’elle rapporte semble présenté comme ayant une valeur générale, alors qu’il relève d’un terrain essentiellement occidental, étasunien, voire limité à des classes sociales très spécifiques183.

Ces considérations methodologiques se double également d’un écueil théorique récur-rente dans les écrits de Turkle qui consiste à opposer à un espace physique « réel », un monde numérique « virtuel184 » forcément inauthentique. C’est un écueil que Nathan Jurgenson nomme « Digital Dualism » (Jurgenson, 2011) dans sa critique du travail de Sherry Turkle. Or, « la vie numérique » n’est pas un espace propre qui serait hors du monde et immatériel. D’une part, car les interactions numériques nécessitent une infrastructure technologique hardware et software qui n’a précisément rien d’intangible, comme l’ont montré divers chercheurs attachés à décrire les soubassements de la société de l’information (Blanchette, 2011 ; Blum, 2012) ; un point sur lequel je reviendrai au chapitre 7. Et d’autre part, car il n’y a pas de différence substantielle entre ce qui se passe en face-à-face et sur Internet. Il s’agit en effet toujours d’échanger avec des amis, de s’en faire de nouveaux, de developer des relations professionnelles ou amoureuses. Comme l’a montré le sociologue Antonio Casilli (2010) dans sa synthèse de multiples travaux à ce sujet, les « liaisons numériques » – terme qu’il emploie afin de faire référence aux sociabilités qui mettent en jeu les technologies de l’information et de la communication – ne viennent nullement se substituer à une sociabilité se déroulant en face à face. Sur la base d’une étude quantitative reposant à la fois sur l’analyse de la facture détaillée et l’analyse de la gestion des interactions téléphoniques, Licoppe et Smoreda avaient à l’époque (2000) montré que se rencontrer plus ou moins fréquemment influait sur la fréquence et la durée des échanges téléphoniques ; les échanges interpersonnels se distribuant « sur une diversité de supports et de médias, chacun jouant un rôle spécifique ». C’est l’argument dit « continuiste » qui souligne la continuité entre la sociabilité de face-à-face et celle médiatisée par les outils de communication185.

Retour sur la controverse