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Revenir dessus »

Pour quelles raisons « revenir dessus » si régulièrement ? Hormis pour l’usage spécifique de fonctionnalités précises, de multiples autres occasions de la vie sociale conduisent à l’utilisation répétée du smartphone, comme illustré dans les photos de début de chapitre.

Les usagers du smartphone rapportent en particulier la façon dont cet appareil est un outil majeur pour assouvir sa curiosité et/ou pallier à l’ennui de certaines situations, tant dans la vie professionnelle qu’en dehors. L’accès et la consultation instantanée à un répertoire gigantesque de textes, de vidéos, de sites web, de conversations sur les réseaux sociaux, de morceaux de musique ou de balladodiffusion est généralement relevé comme un phénomène formidable par les enquêtés : « C’est comme si javais le monde à ma disposition » témoigne D. (retraité, 65 ans, Genève). Cette disponibilité de contenus semble inédite, et peut relever d’un intérêt professionnel (« j’ai toujours la plupart des textes que j’étudie sur l’appareil » indique cet universitaire), d’une curiosité passagère (« Everyday I look at a new word, a new quote of the day in the dictionna-ry », « on se demandait qui avait donné le nom ‘Mer de Glace’ au glacier de Chamonix, on s’est mis à lire Wikipedia, et là on a dérivé vers autre chose »), ou bien d’un moyen de se désennuyer avec ce qui tombe sous la main. Ce dernier rôle du smartphone est si important qu’il nous rend attentif à son caractère de révélateur même de la lassitude vécue dans différents moments d’at-tente, et plus spécifiquement, au travail (« en réunion, tu l’utilises un peu quand tu t’embêtes », « I play game when the class is boring. I would have my smartphone on my desk, but teacher will not reprimand me. »), dans les transports en commun, assis à l’arrêt de tram ou dans une salle de consultation médicale. Consulter des contenus divers, regarder la présence de nouveaux e-mails dans la messagerie (« refresh ») ou sur Twitter (« scroll down »), passer d’un visage à un autre sur une application de rencontre telle que Tinder peuvent se comprendre ici comme une réactualisation des pratiques antérieures de consultation de sa montre, de triturage d’un paquet de cigarettes ou de griffonnage sur une feuille. Ce désoeuvrement débouche pour certains sur une vague curiosité (comme dans le récit 1), et pour d’autre sur une attente (« quand est-ce qu’elle va me répondre à mon e-mail ? »)46.

En outre, une variante de la lutte contre l’ennui, concerne l’usage du smartphone comme moyen d’évacuer le stress de la journée :

« I use sudoku to forget everything and wind down. »

(Anab, artiste, 31 ans, Genève)

« During break on workday or commute time, I would relax read my comic book on smartphone, and sometimes listen to music as well. I spend 10,000 yen (environ 80 CHF) per month on purchasing comic series for that. »

(Kurosawa, employé de banque, 38 ans, Tokyo)

« Le parcours graphique pour déverouiller, ou faire n’importe quoi, ce qui d’ailleurs bloque l’appareil pendant 30 secondes, c’est mon stress reliever, un autre c’est de le faire tourner comme une toupis sur le bureau. »

(Lukas, chômeur, 25 ans, Genève)

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L’usage du smartphone pour pallier l’ennui peut aussi concerner d’autres personnes que son usager. C’est par exemple le cas lorsque celui-ci le prête à ses enfants lors d’un trajet en voiture, en train ou un avion, et que le

termi-Qui plus est, tuer le temps avec le smartphone peut aussi consister à rejoindre des collectifs aussi souples qu’évanescents. A la différence de ces cas mentionnés plus haut, c’est potentiellement une activité collective, puisque, comme le souligne Louis (cadre dans l’horlogerie, 38 ans, Genève) « Le café du commerce est facile d’accès, à la portée d’un click sur les réseaux sociaux. » Sur les apps des réseaux sociaux tels que Twitter, Facebook ou Instagram, il s’agit par exemple de sauter dans une conversation, de prendre un débat au vol, de regarder si une réponse ou une réaction est apparue, ou tout simplement d’être au courant de toutes sortes de choses plus ou moins pré-cises : une discussion, une nouvelle importante, une interaction entre différentes personnes, une occasion sociale quelconque. D’où ce sentiment de Fear of Missing Out décrit plus haut, dont on se rend compte par la fréquence du geste compulsif de « pull to refresh » – ce glissement verti-cal du doigt sur l’interface afin de « rafraichir » l’app et faire apparaitre de possibles nouveaux messages – ou par cette impression ressentie par certains enquêtés d’entendre des sonneries ou vibrations (phantom vibration) ; cette « ringxiety » traduisant le fait d’être si obnubilé par son téléphone que l’on croit entendre sa sonnerie.

Geste de rafraichissement de l’interface : avec un mouvement vertical descendant, cette utilisatrice met à jour l’interface de son application de messagerie afin de vérifier la réception possible de nouveaux messages.

Si, comme on l’a vu, les théories psychologisantes à propos de ce terme de FoMO sont discutables, il s’agit pourtant d’un sentiment diffus décrit par certains de mes informateurs. Chaque message, chaque information reçue quant à l’occurence d’une manifestation quelconque fonctionne comme l’annonce d’une opportunité qui peut ainsi être vécue par les usagers comme une exhortation à être saisie, ou à donner lieu à une réponse. Le fait de ne pas donner suite renvoie potentiellement à rater ces occasions d’une part, et à difficilement savoir « où donner de la tête » m’indique Louis (cadre horloger, 38 ans, Genève). La relation au smartphone est de ce fait ambivalente, puisque la compulsion à l’utiliser et le sentiment d’être tenu en laisse par celui-ci sont consubstantiels l’un de l’autre. Mais, contrairement à la focalisation sur la notion d’addiction, on retrouve plutôt

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Pour autant, tant ce « désir d’advenance » que le fait d’utiliser le terminal comme moyen de déstresser est ressenti comme paradoxal, montrant ici toute l’ambivalence du smartphone. Si celui-ci sert à se détendre, il est aussi source de stress. Les informateurs rapportent notamment l’énervement, ou la frustration occasionnée par le fait d’être bombardé de messages les avertissant de toutes sortes de choses plus ou moins pertinentes dans le moment présent :

« It’s a way to wind down. But, there’s always a but, I want to stay away from the phone, it takes too much energy, I waste time on it, especially with whatsapp discussions, it’s irritating, you see, it’s been five minutes that we started talking and I already got 15 messages from my friends »

(Anab, artiste, 31 ans, Genève)

Si la commodité du smartphone dans toutes sortes de situations est majoritairement relevée par ses usagers, il n’empêche pas l’avènement d’une forme d’anxiété ou de ressentiment chez ces derniers. C’est ce que traduisent les expressions de « smartphone fatigue » ou de « notification fatigue » employée notamment chez les informateurs anglophones (et probablement répété après lecture dans les médias). A la manière d’une relation amour/haine47, l’appareil est perçu comme objet ambigu : « C’est un ami mais parfois tu veux t’en débarrasser » Louis, « Parfois il me fa-tigue ». Cette « smartphone fafa-tigue » renvoie aussi pour certains au sentiment de vivre dans un temps accéléré. Si l’objet permet à certains de « passer le temps », il s’avère que cela fonctionne parfois trop bien, comme le remarque Félicien (chef de projet, 26 ans, Genève) qui voit effective-ment le temps passer plus vite : « Tu veux te détendre, tu regardes un peu Twitter, puis tu dérives vers Facebook et trente minutes après tu lèves la tête, comme si ce temps avait disparu en un clin d’oeil… comme si ça avait accéléré ». Ce sentiment d’accélération est partagée par d’autres informateurs, comme le signale Mary (travailleuse indépendante, 45 ans, Los Angeles) : « As a tool, it’s supposed to save me time, but, in the end, I feel like rushed all the time. The only way to slow things down is to put it in airplane mode once in a while. » A ce sujet, les usagers s’en rendent davantage compte lorsque l’appareil tombe en panne – ou qu’il est oublié – entrainant du coup une réintroduction de la durée et des frictions dans la vie quotidienne.

Au coeur de cette ambivalence réside la logique de vigilance permanente, de nécessité de rester disponible qui est au coeur de l’appareil, particulièrement dans le monde du travail. C’est une astreinte que l’on retrouve dans toutes sortes de profession, des ingénieurs pouvant être mobilisés pour résoudre un problème quelconque (réseau informatique, électricité), aux professionnels de la santé en passant par les artisans. Mais la nouveauté réside dans une autre forme de vigilance qui doit être bien plus continue et assidue. C’est par exemple le cas de Louis, responsable de la communication en ligne pour une marque horlogère genevoise : « Je dois en permanence moni-torer (surveiller) les réseaux sociaux pour voir les mentions de la marque, les abus éventuels, des questions, et parfois lancer des campagnes de publicité. Et ça, même le week-end… et aussi faire attention à tout évènement. S’il y a un attentat quelque part, ça va peut être avoir une incidence sur notre travail. Donc il faut suivre continuellement ». Dans un autre registre, le cas de Rania (serveuse, 25 ans, Genève) qui fait de la livraison à vélo en parallèle de ses études, montre aussi cette nécessité de rester à l’affut le téléphone en main. Rania me montre l’app lui suggérant des courses à réaliser : « Là, je reçois une liste de restaurants où aller chercher les plats, et j’ai maximum trente secondes pour choisir. Mais, par contre, il faut que je reste disponible parce que les commandes ont surtout lieu par vagues et seulement à des moments. ». Ces deux exemples témoignent ainsi de la nécessité professionnelle de cet impératif d’être « mobilisable », et dont le smartphone – le « mobile » – est l’outil principal. Pour ces usagers, la vigilance permanente, et la capacité à réagir rapidement (répondre aux messages, vite rappeler un correspondant) relèvent d’ailleurs autant des attentes des employeur48, que des compétences professionnelles nécessaires à l’exécution de ces tâches.

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Un constat que confirme des statistiques récentes sur les usages du smartphone aux Etats-Unis : http ://www.vox.

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Qui, en l’occurence avec ces plateformes, reconfigurent le lien employé/employeur de manière drastique, comme

Toutes ces situations montrent en quoi il apparait logique d’avoir continuellement le terminal à la main, comme un compagnon certes tenu en laisse, mais qui exerce un contrôle en retour sur notre quotidien. Cette ambivalence rappelle la description que Maurizio Ferraris (2016) fait du téléphone portable comme celui d’un « instrument de mobilisation » : « le fait d’avoir un smart-phone dans la poche signifie à coup sûr d’avoir le monde en main, mais automatiquement aussi, être aux mains du monde : à chaque instant pourra arriver une requête et à chaque instant nous serons responsables » (Ferraris, 2016, p.17). Cet impératif catégorique, ce commandement indi-viduel sans doute un peu fort, fait dire au philosophe italien qu’il s’agit là de la militarisation de la vie individuelle. Chacun tenant, comme sur la Figure 24 son appareil, prêt à la mobilisation générale. Ou, comme l’a formulé Christian Licoppe, chacun vit une « crise de la sommation » (Licoppe, 2010) fait de sonneries, de vibrations et de clignotements.

20 février 2015 (Lausanne, Suisse) Trois utilisatrices de smartphone dans le métro lausannois, le terminal en main, dont seule l’une d’entre elles a un usage explicite.

9 septembre 2016 (Paris, France)

Signalétique indicative de l’utilisation pos-sible des fonctions NFC49 ou de scan de code QR50 dans un magasin.

Finalement, cette manière de garder continuellement en main le smartphone est devenue si ca-ractéristique de l’objet lui-même que cette gestuelle est reprise dans l’icônographie proposée par les concepteurs pour payer, récupérer des bons de réduction, ou valider sur une borne ici ou là (voir Figure 25). Ce qui permet de nous interroger sur le rôle des concepteurs dans cette affaire, en nous demandant comment cette compulsion n’est pas fortuite, mais entretenue par différents choix techniques.

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NFC, acronyme de « Near Field Communication » (communication en champ proche), est une technologie de communication sans fil permettant l’échange d’infor-mations entre des périphériques à courte portée (environ

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Le code QR (QR Code) est un type de code-barres en deux dimensions constitué de modules noirs disposés dans un carré à fond blanc. Il permet de stocker plus d’informations qu’un code à barres classique, et surtout des données

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