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Reprendre le contrôle

Malgré les incitations à l’usage répété, ressenties de façon plus ou moins consciente par les usagers, et en dépit de la « smartphone fatigue » qui en découle, la majorité des informateurs (usagers ou concepteurs des différents terrains) indiquent ne pas imaginer pouvoir se passer d’un tel appareil, ce qui ne les empêche pas de trouver des combines pour ajuster leurs usages, et de réaliser des compromis afin de reprendre le contrôle. Parmi les profils idéaux-typiques décrits plus haut dans ma typologie, ces tactiques sont particulièrement mises en place par ceux que j’ai nommé « les disciplinés ».

Une première manière de procéder consiste généralement en une mise à distance du smart-phone. Il peut s’agir de littéralement laisser l’appareil de côté, sans l’avoir avec soi. Par exemple temporairement, comme durant les moments de repos74, en week-end ou en vacances75 :

« certains weekends je pose mon téléphone, je le prends pas et je vais courrir, où en visite je ne le consulte qu’une fois dans la journée. » (Louis, cadre horloger, 38 ans, Genève), « l’an passé je suis parti à Cuba pour deux semaines, on m’avait dit que le réseau était franchement mauvais, du coup je ne l’ai même pas pris » (Alexandre, enseignant, 38 ans, Genève). De la même manière, cette logique est proche de celle à l’oeuvre durant les retraites dites de « digital detox » ou de relaxation. Par analogie avec le domaine de la detoxication pharmacologique76, la « digital detox » consiste en un séjour durant lequel les individus tentent de « prendre des vacances » de leur appareillage numérique, et à reconstruire une relation plus saine avec celui-ci. Si certains ont ainsi le courage de ne pas emmener leur smartphone (et leur panoplie d’objets numériques), d’autres choisissent des lieux de résidence qui les tiennent à distance : en les enfermant à l’arrivée, ou en ne proposant tout simplement pas d’accès à des réseaux de télécommunication. Et ce, pour une somme élevée. Autrement dit, il s’agit ici de payer pour ne pas être connecté.

Cette mise à distance peut aussi concerner des limites sur les lieux d’usage, qui rappelle, en quelque sorte, les débats sur la présence de la télévision dans la chambre à coucher (Missika et Wolton, 1983) :

« je ne le prends pas dans la salle de bain »

(Laura, cadre publique, 53 ans, Genève)

« j’évite en général de l’amener dans la chambre à coucher, j’ai pas envie de me faire déranger quand je dors »

(Lauriane, cadre universitaire, 39 ans, Genève).

Notons cependant que cette manière d’éloigner l’appareil peut aussi être une façon consciente de l’utiliser comme c’est le cas avec la fonction réveil-matin :

« la nuit en mode avion, je l’utilise quand même comme réveil, mais je le mets plus loin, je dois du coup me forcer à me lever pour aller l’éteindre. Je le mets loin mais pas trop, parce que même s’il est dans la poche t’es toujours joignable »

(Félicien, chef de projet, 26 ans, Genève)

Cependant, la plupart du temps, les usagers indiquent ne pas pouvoir procéder ainsi. Et ce qui

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Pour une observation fine des enjeux de déconnection (ou non) en vacances, voir Jaureguiberry et Lachance, 2016. 75

Le marketing, toujours friand de nommer des phénomènes 76

La détoxication est le processus par lequel un organisme inactive les substances toxiques d’origine interne ou externe. Est apparu récemment une mode des « cures de detox », qui consiste à proposer des séjours de retraite avec un protocole plus ou moins scientifique et rigoureux pour

marche pour éloigner l’appareil dans certains cas (la nuit, les vacances, le week-end) fonctionne difficilement en-dehors de moments précis : « I need it to do shopping, to check in public transports, to listen to podcasts and read stuff, I won’t leave it for a long time because of that » (Kurosawa, employée de multinationale, 29 ans, Tokyo), « Même en vacances, je le prends quand même, je veux pas être appelé mais j’aime bien utiliser Tripadvisor. » (Denis, retraité, 65 ans, Genève). Et j’ai constaté aussi que plus les usagers ont recours au smartphone pour un grand nombre de fonctions, moins ceux-ci sont enclins à le laisser de côté. Ce qui se traduit par d’autres formes de mise à distance plus métaphoriques. Par exemple avec les tactiques suivantes : en coupant le téléphone régulièrement afin d’avoir du temps de déconnexion, avec l’usage du mode avion, un réglage drastique des modalités de réception d’alertes (« je coupe toutes les alertes », « j’enlève la réception automatique des e-mails ») ou tout simplement le paramétrage du mode vibreur en lieu et place des sonneries : « Mon mobile est toujours sur vibreur, je n’ai plus de sonnerie, c’est que je trouve que je perçois mieux comme ca, je ne veux pas être la seule à ne pas entendre mon téléphone et comme j’entends pas bien la sonnerie… je l’ai enlevé » (L. Genève). De telles manières d’éloigner l’influence de l’appareil peuvent aussi être liées à un contexte de vie ou de travail comme l’indique Stefano : « je mets jamais la sonnerie, juste en vibreur, sauf dans les endroits bruyants ; depuis que je suis à la banque c’est interdit d’avoir la sonnerie, depuis je garde comme ça, je me suis habitué, et depuis il est comme ça en permanence » (Stefano, cadre bancaire, 39 ans Genève).

Une seconde approche, en réalité une variante de la mise à distance, concerne la logique de « séparation des appareils » mise en place par certains :

« J’utilise un vieux Nokia non tactile comme téléphone, et une tablette wi-fi bas de gamme (sous androïd), quand je dois voyager pour avoir un accès mail, de la lecture et une filmothèque. La musique est sur un baladeur MP3 chinois dont le système d’exploitation est lamentable, mais dont la batterie tient très longtemps sans recharge. Ma philosophie de la séparation entre tablette, MP3 et téléphone est la suivante : la fonction téléphone/sms ne peut pas prendre autoritairement le pas sur ce que je suis en train de regarder/faire/écouter, ce que j’ai toujours trouvé insupportable quand j’ai eu des smartphone entre les pattes. Et segmenter mes usages à l’époque du big data me semble être une forme de résistance non à la technologie en soi, mais à sa concentration dans un appareil à tout faire qui est aussi un formidable mouchard. »

(A.N., cadre bancaire, Genève, communiqué par e-mail).

C’est aussi le mode opératoire de Johannes un chercheur suisse allemand, qui, en me montrant ses deux appareils (un iPod Touch et un vieux Nokia entouré de scotch) décrit qu’il n’a pas d’abonne-ment pour les données, et dit aussi utiliser cette combinaison d’appareils « pour se protéger des distractions ». Il m’indique utiliser le Nokia (un feature phone noir) pour les appels, et le iPod Touch pour l’accès aux apps. Et s’il a besoin d’être connecté au Web mobile pour browser ou certaines apps, il le fait uniquement dans les lieux où il y a du Wifi. Johannes fait partie de ces non-usagers de smartphone qui en ont abandonné l’usage après quelques années : « I got rid of it few months ago, it’s like a magnet that attract my attention, I’m too curious and always look at things here and there on the Internet, I wanted to focus on something else so I found this solution with an iPod Touch and a dumbphone ». Il s’agit d’un propos qui prolonge celui de Fabian (34 ans, musicien, Genève), lequel se rend compte d’un tel problème mais a mis en place une solution moins radicale : il se fixe des heures de non-usage de l’appareil : « je travaille depuis la maison, et je me suis fixé des plages horaires le matin et le soit où je ne touche pas le smartphone, sauf si je suis en déplacement ».

Quelle que soit la solution choisie, il s’agit d’un gradient dans la mise à distance de l’ap-pareil. Chacun a ses tactiques de « filtrage », mais les quelques exemples présentés ici montrent bien qu’il n’est pas possible d’y recourir de manière permanente : l’appareil est de plus en plus nécessaire pour toutes sortes d’activités de la vie quotidienne pour des raisons professionnelles (« je dois en général rester joignable par mon employeur ») ou familiales (« je dois le garder au cas où ma fille m’appelle »). Quand ce n’est pas une obligation avérée ou perçue, c’est la flexibilité

calendrier – qui est un argument de poids77. Comme le note Jaureguiberry (2003) à propos du téléphone portable : « certains ont le pouvoir de se débrancher et d’autres ont le devoir de rester branché », soulignant ici le poids de certaines règles ou conventions sociales quant à la nécessité de se rendre disponible. C’est la raison pour laquelle le mode de contrôle le plus courant est lié à un paramétrage précis de l’appareil qui requiert finalement une compréhension fine de son fonc-tionnement, et des moyens de le modifier à sa convenance… lesquels sont eux aussi inégalement maitrisés chez mes informateurs, entre ceux qui ont eu la patience de saisir comment procéder, et ceux qui, se sentant dépassé, laisse le dispositif ne filtrer aucune notification.

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Notons cependant que la volonté d’empêcher l’usager du smartphone peut aussi provenir d’acteurs tiers tels que des cinémas utilisant des technologies de brouillage, ou des salles de concert qui distribuent des « poches » de la

De la servitude volontaire