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Régimes d’usages

Les non-usagers Les usagers routiniers Les curieux expérimentateurs Types d’usages Absence d’usage du

smartphone comme prothèse perceptive ou mnésique

Prise de note et recherche info web, éventuellement iden-tification musicale utilisés de manière routinère

Prise de note et recherche info web, éventuellement identifi-cation musicale utilisés de manière routinère, traduction et identifica-tion de formes autres que musicales plus ponctuellement

Type d’applications Aucune Notes (installée d’of-fice), navigateur, Shazam.

Notes (installée d’office), navigateur, Shazam, Camfind, app de tra-duction, Smartify, etc.

Fréquence dans le

panel Comportement minori-taire (6/50) Comportement majori-taire (32/50) Comportement minori-taire (12/50)

Description des différents régimes d’usage des apps de type prothétique au sein de mon panel.

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Globalement, la majorité rapporte un usage que je qualifie ici de routinier, avec principalement le recours aux apps de prises de notes, de recherche d’informations, et aux fonctionnalités souvent automatiques de rappel à partir de l’agenda. Et il semble s’agir d’un comportement si courant que mes questions à ce sujet auprès des informateurs ne voyait pas qu’en dire de plus, au-delà de l’évidence pour eux de l’intérêt de cette externalisation : « Au fond on l’a toujours fait, avec des carnets, de l’écrit, ou même plus récemment en s’enregistrant, donc il y a peu de différences. » (Denis, retraité, 65 ans, Genève). Et, comme le même enquêté le formule « C’est dans la logique de l’évolution technique, dans la continuité des choses », reproduisant ici de manière implicite le propos d’un Leroi-Gourhan.

Cependant, une telle manière de naturaliser l’apport du smartphone ne va pas sans cri-tiques chez ces mêmes usagers. Si les avantages de « confier sa mémoire à son smartphone » (H. Genève) semblent éloquents à de multiples égards, les frustrations de certaines et de certains témoignent des doutes qu’un tel objet suscite. En particulier, comme on l’a vu plus haut, le fait d’avoir régulièrement recours au terminal pour se rappeler de différentes choses interroge quant à la perte d’autonomie, voire à un sentiment de dépossession. Les notes, les photographies, la reconnaissance de forme se trouvant pour partie dans le smartphone, et dans des serveurs distants, toute défaillance, ou rupture dans l’accès au réseau fait prendre conscience d’une perte possible. Ce genre de risque renvoie en outre à la dépendance à un dispositif technique qui interroge quant aux moments où l’usage du smartphone pourrait être rendu difficile par des problèmes d’alimentation énergétique en général ou en cas de catastrophe96.

Ce constat correspond également à un second risque, étonnamment très peu mentionné par les usagers dans cette enquête, à l’exception de mes enquêtés Tokyoïtes : la crainte de la surveil-lance et de l’intrusion dans la sphère privée d’une part, et de la marchandisation des données (le contenu de ces prothèses) d’autre part :

« I don’t trust anyone, any company, I don’t have any on-line calendar »

(Shinji, producteur de vidéos, 28 ans, Tokyo)

« There’s no way I want to share this, it’s not only the surveillance part that bo-thers me, it’s the idea that someone may profit from this accumulation of data. »

(Nagisa, étudiante, 17 ans, Tokyo)

A côté de ce premier régime d’usage majoritaire, j’ai pu trouver une variation qui consiste à employer les mêmes apps, avec généralement la même fréquence d’usage, tout en expérimentant ponctuellement d’autres programmes aux fonctions plus élaborées (Camfind, Smartify, etc.), ou pertinentes dans des contextes plus épisodiques (apps de traduction). C’est d’ailleurs chez ces usagers que j’ai pu constater une appétence et une curiosité à l’égal de leurs attentes envers de tels services :

« Pour moi c’est l’avenir ces apps de reconnaissance ou de traduction, donc j’en essaie beaucoup, à la fois pour me faire un avis, mais aussi pour m’habi-tuer à ce que l’on utilisera demain. Et c’est drôlement pratique. »

(Christophe, cadre bancaire, 46 ans, Genève)

« Ces apps ça nous change du reste, j’ai l’impression que cela peut donner un véritable service, alors j’essaie. Shazam c’est juste magique, on en rêvait tous avant. Du coup on se demande ce que cela pourrait donner sur d’autres choses que la musique. »

(Yuan, étudiante, 21 ans, Genève)

Quant à l’autre comportement minoritaire, c’est celui des non-usagers, c’est-à-dire des posses-seurs de smartphone qui n’utilisent tout simplement pas ces fonctions sur leur smartphone, lui préférant d’autres outils : calepin, agenda, cahiers ou accumulation de post-its :

« Je suis peut être une des dernières à avoir un agenda papier. J’aime bien la version papier de mon agenda parce que cela me donne un meilleur aperçu général, c’est trop petit sur le téléphone, ce sont de trop petites cases. C’est aussi plus rapide que d’aller dans une application. Mais au fond je n’utilise pas non plus sur l’ordinateur qui a un grand écran, je vois pas l’intérêt que j’aurai à faire cela. Au fond je crois que j’aime pas avoir tout sur des écrans »

(Lauriane, cadre universitaire, 39 ans, Genève)

« Je travaille pas dans une organisation où on a besoin de partager des agen-das, des calendriers, des trucs comme ça, donc au fond je peux garder mon agenda papier et mes carnets de notes »

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Je fais référence ici au mécanisme d’amélioration de ces applications, qui repose sur des techniques informa-tiques dites d’apprentissage machine (machine lear-ning). Celles-ci consistent à s’appuyer sur les données d’usages de ces apps (Big Data) afin d’améliorer des processus de reconnaissance (comme dans le cas de Shazam avec la musique), ou de faire des

recomman-98

Au vue de son usage, dont on peut se rendre compte par une recherche sur un moteur de recherche académique tel que Google Scholar, ce terme semble avoir eu plus de succès dans la sphère anglo-saxonne, et particulière-ment chez certains prophètes exaltés des technosciences (Richard Buckminster Fuller par exemple) que chez les francophones. Le travail du philosophe français Pierre Les divers cas présentés dans ce chapitre montrent bien que le smartphone reformule aussi ce thème de l’objet technique comme prothèse. Mais comme un dispositif prothétique de plus en plus sophistiqué, comparé au carnet de notes ou à la calculatrice. Cette sophistication relève d’abord d’un ensemble de possibilités inédites. L’appareil est une extension tant mnésique (comme dans le cas décrit par Leroi-Gourhan) que liée à un traitement cognitif plus complexe, comme nous l’avons vu avec les usages d’apps de reconnaissance d’objets (Camfind), de contenus musicaux (Shazam) ou de traduction automatique. Il s’agit là davantage d’une augmentation que d’une substitution puisque dans le cas des langues, il apparait difficile d’imaginer que nous puissons en apprendre autant que les apps de traduction, aussi boiteuses soient-elles. Et par ailleurs, cette aide fournie par la machine est utilisable tant volontairement (à la demande) qu’automatique-ment : contrairequ’automatique-ment aux fiches décrites par Leroi-Gourhan, de multiples apps proposent une « remémoration automatique » qui auraient surpris l’anthropologue français. C’est à ces quelques caractéristiques de la prothèse cognitive « smartphone » que l’on se rend compte de la différence avec le cas de la calculatrice.

En outre, la logique computationnelle à l’oeuvre dans ces exemples est rendue possible par les calculs réalisés sur les informations extraites dans l’écosystème informationnel des usagers. Le caractère inédit du smartphone comme prothèse n’est donc pas juste lié aux possibilités nouvelles qu’il propose, mais aussi du fait de la nature même de cet objet technique : les capacités mémoires qu’il apporte sont redoublées par la multiplicité de sources de contenus produites par le cercle social (ou par toutes sortes d’usagers du Web), et par la distribution de celles-ci dans dans des infrastructures locales (le smartphone) et distantes (serveurs des entreprises proposant les apps à disposition, autres usagers, etc.). Nous l’avons vu avec l’expression « ma prothèse est connec-tée à celle des autres, elle ne marche que si elle est en lien avec les informations des autres », le smartphone n’est donc pas une simple prothèse individuelle. En effet, tant l’accès aux contenus produits par d’autres usagers (e.g. photos partagées en ligne, accès à l’encyclopédie collaborative Wikipedia) que l’amélioration progressive des applications de reconnaissance de forme grâce à une analyse de leur utilisation par l’ensemble des usagers97 permettent d’améliorer la pertinence de l’usage du smartphone comme prothèse.

Tout ceci nous renvoie en quelque sorte à la notion de « noosphère » proposée par le théo-logien jésuite Pierre Teilhard de Chardin98, et qui exprime l’idée, somme toute abstraite, qu’une couche de pensée et de conscience, envelopperait la surface de la Terre de la même façon que la biosphère, matérialisant à la fois toutes les consciences de l’humanité et toute la capacité de cette dernière à penser. Sans aller dans cette direction – et utiliser cette notion quelque peu mystique et éthérée – relevons tout de même la mise en place d’un mécanisme aussi singulier qu’inédit de mise en relation et d’interdépendance croissante des extensions cognitives individuelles du fait des usages du smartphone, et de son mode de fonctionnement réticulaire.

Augmentation, diminution