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Hyperconnectivité, compulsion et crise de l’attention

Cette métaphore du smartphone comme « laisse » ou éventuel « fil à la patte » correspond plus généralement au phénomène récent d’hyperconnectivité qui est généralement problématisé de deux manières tout autant dans la presse grand public et dans la littérature académique : celle de « l’addiction » d’une part, et la crise de l’attention d’autre part.

Le premier thème, qualifié parfois de « cyber-dépendance », est progressivement devenu un enjeu de société majeur, à la fois dans les médias grand public qui en donnent une perspective sensationnaliste40 et dans la parole des usagers (Boyd, 2008, 2014 ; Lachance, 2016). Et ce, comme on le verra plus loin, quelles que soit les pratiques réelles. Cette crainte est plus généralement à replacer dans un contexte de pathologisation des interactions avec les objets numériques, qu’il s’agisse du smartphone, des écrans ou des types de contenus, tels que les jeux vidéo ou les réseaux sociaux. Si la notion d’ « addiction au numérique » fait débat au sein même de la communauté médicale (Block, 2008), des psychologues telles que Sherry Turkle ou Jean Twenge insistent sur le pouvoir addictif des smartphones (Turkle, 2011, 2015 ; Twenge, 2017), l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) catégorise les usages excessifs d’Internet comme « substance abuse », les designers eux-mêmes se plaignent des usages disproportionnés de leurs créations (Thompson, 2016, Schwab, 2017), et des investisseurs abondent aussi dans ce sens (Benoit, 2018). Le point commun entre toutes ces sources de discours réside dans l’idée que les usagers ne contrôlent pas leurs usages et deviennent les victimes de cet objet technique.

Or, comme l’a montré le sociologue Jocelyn Lachance dans sa méta-revue sur ses ques-tions, il semble y avoir une confusion, voire un amalgame, entre l’existence de comportements compulsifs et l’addiction :

« L’addiction, comme le soulignent la plupart des psychiatres, consiste en un irrépressible besoin de retrouver la source d’un plaisir. En un certain sens, l’addiction concerne la recherche d’une sensation pour la sensation, loin du déploiement du sentiment qui s’instaure à travers la plupart des pratiques numériques »

(Lachance, 2016b p. 57).

Ou, suivant la formule de Laurence Allard dans sa critique de l’ouvrage « Alone Together » de Sherry Turkle, « la perspective de la discipline psychologique sur la connexion introduit une sur-pathologisation de la pratique » (Allard, 2016). Et cela, alors qu’il serait plus opportun de parler de compulsion. Un constat partagé par son collègue Francis Jaureguiberry qui décrit celle-ci comme relevant d’une attente socelle-ciale de la part des usagers, jeunes ou moins jeunes :

« Ce à quoi il est difficile de renoncer ressemble à ce qui pousse à rafraîchir frénétiquement sa boîte de réception, à consulter encore son répondeur ou ses réseaux sociaux. Beaucoup évoquent des comportements de dépendance, voire d’addiction (…) il s’agit plutôt de curiosité et d’un énorme désir d’ad-venance, c’est à dire de quelque chose qui survient et donne l’impression à la fois de surprise et d’un renouvellement incessant : une attente diffuse, mais constante, de se laisser surprendre par de l’inédit et de l’imprévu. »

Un tel désir d’advenance qualifié d’hyperconnectivité relationnelle par Figeac et Chaulet (2016) est à mettre en lien avec l’expression américaine de « FoMO » (acronyme de Fear of Missing Out pour « peur de manquer quelque chose »), un néologisme qui fait référence à la crainte de passer à côté de toutes ces informations, et donc de se sentir exclu de la vie sociale en cours41.

Ce phénomène est d’ailleurs d’autant plus prégnant chez les plus jeunes que ceux-ci ont un grand besoin d’interaction avec les autres. Soit, comme le formule habilement Danah Boyd pour contextualiser cette compulsion : « most teens aren’t addicted to social media ; if anything, they’re addicted to each other » (Boyd, 2014, p. 80). De plus, une autre critique de cette notion d’addiction proposée par Danah Boyd repose sur le fait que l’usage continu et répété des écrans ne doit pas être analysé à l’aune du média lui-même, mais plutôt des activités poursuivies sur celui-ci ; car si la posture et l’apparence extérieure de l’usager reste la même, celui-ci peut tout en autant discuter avec ses amis que jouer à un jeu vidéo, retoucher une photo, lire des nouvelles ou regarder une vidéo, tout un ensemble d’activités aussi légitimes les unes que les autres (Boyd, 2014, p. 79).

Néanmoins, si le terme de compulsion est préférable à celui d’addiction, il ne s’agit pas non plus de minimiser les implications de l’usage continu et répété des objets techniques tels que le smartphone. Notamment, car celui-ci débouche sur ce que Danah Boyd décrit comme un état d’absorption si profond qui rappelle, dans une version plus sombre, la notion de « flow » proposée par le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi (1990), ce terme désignant un état de concentration si profond que toute perception extérieure du temps ou de l’espace semble s’estomper. Alors que ce terme est en général utilisé par la littérature en développement personnel comme un état re-cherché par artistes, sportifs ou toute autre profession nécessitant un haut degré d’immersion dans une tâche, il est employé par Boyd de manière négative du fait que l’on retrouve un tel état avec divers objets techniques que sont les machines à sous de casino, comme l’a montré l’anthropologue Natascha Dow-Schüll (2014). Cette dernière décrit ainsi un état de « machine zone » si absorbant que les usagers en oublient leur présence sociale et corporelle dans le monde. Si l’analogie entre cette « zone » présentée par Dow-Schüll et le comportement des usagers d’objets numériques que sont les jeux vidéo ou les réseaux sociaux semblent intéressante et régulièrement évoquée (voir Madrigal, 2013), Boyd nous rappelle cependant que ce « deep engagement does not seem to be a

problem in and of itself, unless coupled with a practice that is socially unacceptable, physically damaging, or financially costly » (Boyd, 2014, p. 79).

Une seconde manière de thématiser cette hyperconnectivité consiste, pour de multiples chercheurs, à s’interroger sur les conséquences cognitives de cette compulsion, et en particu-lier à la « crise de l’attention » que celle-ci suscite (Citton, 2014a ; Citton, 2014b). La situation est en effet paradoxale, puisque, comme on vient de le voir, on reproche d’un côté aux médias numériques leur « pouvoir d’absorption » très profond, et, simultanément, leur forte capacité de « distractivité », néologisme employé par le philosophe étasunien Matthew Crawford, pour faire référence au bombardement de stimuli « hyperappétissants », qui viennent se signaler à notre attention et qu’il est difficile d’ignorer : contenus sur les réseaux sociaux, nouvelles, notifications sur le mobile, etc. (Crawford, 2016, p. 29). On retrouve ici le fait que l’attention est très fragmentaire42, et difficilement capable d’opérer en mode « multi-tâches » comme l’ont montré les travaux récents en neurosciences (Lachaux, 2011 ; Gazzaley & Rosen, 2016).

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Voir à ce sujet, le projet de « FOMO Survival Kit » de la designer Lara Defayes : http ://www.laradefayes.ch/fomo. html Il s’agit d’un ensemble d’outils (sifflet, boussole, …) permettant de se prémunir d’une telle crainte. Le tout doit

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Comme l’a souligné Linda Stone à la fin des années nonantes en proposant le terme de « continuous partial attention » (Stone, 2007) – un terme qui fait référence au processus de partage attentionnel réparti entre différentes

Pour le sociologue Dominique Boullier, ce comportement qui oscile entre immersion profonde (dans la « machine zone ») et ces interruptions permanentes n’est pas contradictoire, puisqu’il repose en fait sur plusieurs modalités de sollicitation de l’attention qui vont de pair l’une avec l’autre (Boullier, 2014). Cette tension produisant selon lui plusieurs régimes attentionnels qui viennent se téléscoper dans les pratiques des usagers43.

Plus largement, cette thématique de la crise attentionnelle correspond à tout un pan de la litté-rature en sciences cognitives – des neurosciences à la psychologie cognitive en passant par les IHM ou la psychologie ergonomique – des trente dernières années et qui concerne la dispersion de l’attention. Cette littérature se répartit peu ou prou suivant les deux mêmes axes paradoxaux que je viens de décrire, puisque l’on trouve d’une part des travaux concernant les effets de l’interruption (Lahlou, 2000 ; Datchary et Licoppe, 2007), et, d’autre part, le décalage entre la quantité d’informations et de contenus disponibles avec les objets technologiques et les capacités attentionnelles limitées dont nous disposons pour en prendre connaissance, et nous immerger dans ceux-ci.

Au vu de ces enjeux concernant l’hyperconnectivité et de ses effets, quelques questions persistent : comment les usagers du smartphone vivent-ils cette compulsion ? Qu’est-ce qui peut l’expliquer dans l’objet lui-même et dans ses usages ? Et plus largement, comment ces usagers s’en accommodent-ils dans la vie quotidienne ? Je ferai ici l’hypothèse que ceux-ci ne sont pas naïfs et apprennent avec le temps à domestiquer leurs appareils.

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