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L’interface magique du quotidien

lamp, I call her and she answers right away, I’m not always sure if she understood me though » (Lara, entrepreneur, 37 ans, Los Angeles), un constat que font aussi d’autres auteurs tels que Ni-colas Santoloria (2016) et l’essayiste Adam Greenfield (2017). Car, comme le soulignent certains, cette dimension « magique » a ses limites :

« C’est vraiment magique jusqu’à ce que ça ne marche plus ; là il te faut du temps pour comprendre que tu vas te prendre une amende dans le train parce que ta batterie est à plat et que tu pourras pas montrer ton ticket (...) Je peux faire de plus en plus de choses avec mon tel tu vois, mais je comprends de moins en moins comment il les fait, là c’est pas la même magie, c’est le mystère »

(Christophe, cadre bancaire, 39 ans, Genève)

« Le GPS te fait des coups comme ça, il te donne des conseils, Waze, par exemple, ça marche bien, il te donne des bonnes astuces, mais il y des mo-ments où tu comprends pas pourquoi mais il te dit de passer dans des coins hallucinants et cela te retarde, donc c’est à la fois magique par moment, mais parfois tu comprends pas ce qu’il fait et tu peux pas trop le prévoir, et il te dit pas pourquoi il t’envoie par là... »

(Marjane, avocate, 49 ans, Genève)

C’est donc une télécommande certes commode, mais dont le fonctionnement opaque montre bien que les usagers eux-mêmes relèvent son ambivalence fondamentale. Cet extrait d’entretien souligne en effet la duplicité du smartphone, objet technique certes pratique et utile, mais qui possède manifestement une dimension hermétique, donc sujette à toutes sortes de projections.

Or, d’un point de vue historique, on sait que le caractère prothétique des objets techniques – du silex à l’automobile – est caractérisé par deux enjeux fondamentaux qui vont de pair : une complexité croissante et une opacité de plus en plus importante pour la majorité de leurs usagers, et même de leurs concepteurs. Si l’on délègue aux objets techniques une part croissante de nos actions – le smartphone décuplant cette tendance, phagocytant toutes sortes de fonctions portées par d’autres artefacts – force est de constater que l’objet lui-même est rigoureusement difficile à comprendre. Il relève d’un changement social plus général que le philosophe Matthew Crawford décrit de la façon suivante :

« il s’est développé depuis quelques années dans le monde de l’ingénierie une nouvelle culture technique dont l’objectif essentiel est de dissimuler autant que possible les entrailles des machines. Le résultat c’est que nombre d’appa-reils que nous utilisons dans la vie de tous les jours deviennent parfaitement indéchiffrables. Soulevez le capot de certaines voitures (...) et, en lieu et place du moteur, vous verrez apparaître quelque chose qui ressemble à l’espèce d’obélisque lisse et rutilant qui fascine tellement les anthropoïdes du début du film de Stanley Kubrick 2001, L’Odyssée de l’espace. Bref, ce que vous découvrez, c’est un autre capot sous le capot. Cet art de la dissimulation a bien d’autres exemples. De nos jours, pour dévisser les vis qui maintiennent les dif-férents appareils de petit taille, il faut souvent utiliser des tournevis spéciaux qui sont très difficiles à trouver dans le commerce, comme pour dissuader les curieux ou les insatisfaits de mettre leur nez dans les entrailles de ces objets. »

(Crawford, 2016, p. 7-8).

La photographie d’un smartphone démonté sur la Figure 66 fait écho à cet « art de la dissimu-lation » qu’évoque Crawford, tout comme la remarque citée en introduction d’un des designers rencontrés au début de mon enquête et qui faisait lui aussi référence au monolithe de 2001. Et cette remarque sur les vis s’applique particulièrement au smartphone, car c’est explicitement la démarche mise en oeuvre par des marques telles que Apple ou Huawei qui emploient un format de vis non-standard – en forme de vis dites pentalobées – empêchant l’ouverture de l’appareil (Mills, 2016). Au chapitre 7, nous verrons néanmoins que certains usagers savent s’affranchir d’une telle fermeture,

Nous nous pencherons dans ce chapitre sur cette situation, et nous verrons que ce dualisme complexité/opacité est à la fois lié à la nature de cet objet technique, à ce que l’on peut faire avec, mais aussi à la chaine d’acteurs nécessaire à son (bon) fonctionnement. Nous nous interrogerons également sur les conséquences d’une telle situation. Est-ce que cette ambivalence du smartphone, décrit à la fois comme une « interface magique du quotidien » et comme une « boite noire » par les informateurs, est potentiellement problématique ? Car, comme l’indique encore Matthew Crawford, cette opacité des techniques interroge quant à l’acquisition d’un minimum d’indépen-dance matérielle. Laquelle nécessite selon lui « la connaissance pratique des objets matériels qui nous entourent (...) Pour avoir la moindre prise sur le monde, intellectuellement parlant, ne nous faut-il pas aussi avoir un minimum de capacité d’agir matériellement ? » (Crawford, 2016, p. 13-14)

Vue éclatée d’un iPhone 6, qui montre la présence de plusieurs modules dont la fonction est plus (écran, batterie) ou moins lisible.

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Cette question de l’opacité technologique et de ses conséquences ne date évidemment pas d’au-jourd’hui. Elle renvoie en particulier à ce constat du philosophe français Gilbert Simondon, qui voyait l’ignorance profonde que nous avons du détail de notre environnement technique comme un problème majeur :

« La plus forte cause d’aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine qui n’est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. »

(Simondon, 1989, p. 9-10).

Dans cette introduction au Mode d’existence des objets techniques, Simondon faisait le constat d’un décalage notable entre ce qui relève de la « culture » humaine (« valeurs », « concepts ») et la nature exacte des techniques « médiateurs entre la nature et l’homme » qui structure et condi-tionne ses actions (Simondon, 1989, p. 9). Pour lui, cette méconnaissance due autant à l’ignorance des usagers qu’à la complexité des dispositifs techniques est la source de ce décalage, menant potentiellement à faire de ceux-ci un bouc émissaire commode dans les sociétés contemporaines.

Historiquement, il faut aussi citer Marx qui, dans un autre registre, décrit l’opacité des rapports de production découlant de la généralisation de l’échange marchand comme un facteur d’aliénation sociale (Marx, 1972). Dans le cadre du capitalisme industriel, le morcellement du travail en séquences d’opérations hyperspécialisées, le manque de vue d’ensemble de la totalité du processus de production, et le dévoiement d’instruments de production qui ne sont plus des moyens d’épanouissement, mais deviennent des moyens d’exploitation combiné au fait de devoir produire pour le profit d’autrui sont décrits par le philosophe prussien comme de multiples facteurs d’une aliénation socialement constituée et qui atteint un niveau paroxystique avec le capitalisme.

Dans la littérature, on trouve en général deux manières d’aborder l’hermétisme des tech-niques. On peut considérer d’une part l’opacité structurelle, c’est-à-dire les difficultés d’accès « aux entrailles » dont parle Crawford dans le propos ci-dessus. Lesquelles rappellent ainsi la critique faite par Illich dans les années 70, et que Yves Citton résume de la façon suivante :

« On est ici à l’opposé direct de la ‘convivialité’ demandée à nos outils par Ivan Illich dans les années 1970. Pour lui, un vélo est plus convivial

qu’une voiture parce que je peux comprendre son fonctionnement et le réparer moi-même lorsque sa chaîne déraille, alors que je dépends du mécanicien lorsque ma voiture refuse de démarrer – et nos voitures actuelles, truffées d’ordinateurs, sont encore bien moins conviviales, bien plus hétéronomes, que les 2CV ou les Coccinelles des années 1970 »

(Citton, 2016, p. 149)

La dissimulation et l’expertise nécessaire pour accéder aux mécanismes de l’objet technique est ici mise en cause. Comme l’a montré l’histoire du design, cette façon de cacher les mécanismes et de laisser les usagers avec un accès minimal à l’intérieur est apparue du début du XXème siècle dans un esprit de simplification, mais aussi de séduction (Loewy, 1990), avec pour objectif de toucher un marché de masse pouvant potentiellement être rebuté par l’apparence trop technique des objets de consommation. Si le terme de « convivialité » parait quelque peu léger, la critique d’Illich repose sur cette notion pour redéfinir la notion d’outil, et affirmer la nécessité de conce-voir des outils qui permettent aux humains de façonner le monde, et non de travailler à sa place. En second lieu, au-delà de la question de l’accès à l’intérieur de l’objet, il existe une opacité de manipulation. Celle-ci est liée aux manières dont le fonctionnement même des objets tech-niques est rendu indéchiffrable soit par une logique de boite noire, soit par l’automatisation de différentes procédures déléguées à la machine.