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Le second cerveau

« Extension de mémoire », « Second cerveau », ‘dai-ni no noh’ (第二の脳), « prothèse cérébrale ». Quel que soit mon terrain d’enquête, ces expressions anthropocentriques sont régulièrement employées à propos du smartphone par mes informateurs. En particulier pour matérialiser le prolongement cognitif que représente le terminal pour ses usagers :

« It’s like my second brain, we say ‘dai-ni no noh’ (第二の脳), which means ‘second brain’. But we are forgetful because of it and I don’t want it in my brain ! »

(Konishi, cadre de multinationale, 38 ans, Tokyo)

« Je le vois comme une extension de mon cerveau, un deuxième cerveau tu vois »

(Fabian, musicien, 34 ans, Genève)

« With the smartphone, our brain has finally become part machines. Tools and machines made humans more powerful with super human physical ability, but previously, it was physical activity that was empowered by our brain thinking. With the smartphone, thinking is now involved with machine, but the users uses apps to do different thinking for them. »

(Toshiko, femme au foyer, 42 ans, Tokyo)

Ce dernier commentaire montre bien que les usagers eux-mêmes peuvent théoriser, à leur ma-nière, ce couplage humain-machine, en détaillant non seulement cette métaphore machinique, mais aussi une analyse des conséquences éventuelles. Et si une telle terminologie est peut-être employée à la suite de certaines applications qui promettent effectivement de fonctionner comme un « surplus de matière grise »81, elle n’en est pas moins récurrente chez les enquêtés, avec celle de « prothèse » ou d’« extension de mémoire » ; des termes qui eux aussi proviennent de l’histoire de l’informatique ou des interfaces, et qui sont passés dans le langage courant.

« L’iPhone c’est une extension de mon cerveau, je connais plus que le numéro de chez moi, celui de ma mère et globalement pas plus que 5 »

(Félicien, chef de projet, 26 ans, Genève)

« Ce n’est pas juste que je ne cherche plus à retenir les numéros de téléphone, c’est que je me sers du smartphone pour combler toutes sortes d’oublis : le nom d’un endroit, une information. C’est devenu une prothèse de mémoire au fond. »

(Denis, retraité, 65 ans, Genève)

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C’est par exemple le cas du logiciel de prise de notes/ aide-mémoire Evernote : https ://blog.evernote.com/

D’un point de vue pratique, ce rôle donné au smartphone correspond à l’utilisation de l’appareil comme moyen de rechercher rapidement des informations (Figure 34), ou à en mettre de côté : notes textuelles, visuelles, enregistrement audio comme on le voit avec la Figure 35. De plus, cette « prothèse » n’est pas seulement mnésique puisque les enquêtés s’en servent comme un moyen d’augmenter leur perception. On peut s’en rendre compte en observant l’usage du smartphone tenu dans les airs, tel un périscope, afin de prendre une photographie et, accéder à une scène distante lorsque les conditions ne sont pas favorables (Figure 42) ; ce qui est notamment le cas dans les concerts ou sur des sites touristiques très fréquentés. C’est aussi le cas de l’usage du terminal comme loupe (Figure 41) grâce à la caméra.

Le smartphone fait alors office de prothèse perceptive, tel un oeil tenu à bout de bras. A tel point que le smartphone, chez certains usagers, n’est pas décrit comme une entité independante du corps. Le terminal devient un prolongement, une extension non seulement de la mémoire mais aussi du corps perceptif de l’individu.

Smartphone tenu tel un périscope sur un lieu touristique, extrait du projet Curious Rituals (Nova, 2012).

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On retrouve d’ailleurs cette logique de prolongement dans la communication même à propos de l’objet et des apps elles-mêmes : « In my company we want to create a cognitive aid, a sort of mental prosthesis for smartphone users » me disait R., designer rencontré à la conférence Ixda Interaction 2014 à San Francisco, ou dans cette description du service Google Now que m’a fait Ben un autre concepteur :

« Google Now basically recognizes actions you perform on a regular basis : common places you visit, search queries, repeated calendar appointments, who you send messages to, etc. Based on this analysis, it makes you suggestion, say about birthday messages or grocery items. It’s not really perfect but it’s like offloading your memory to your phone. It’s called cognitive computing »

(Ben, designer et consultant, 41 ans, Los Angeles)

Cette notion d’externalisation (offloading) mentionnée ici rejoint au fond l’objectif mentionné par Steve Jobs dans sa célébre présentation introductive à l’iPhone en 2007 : « So, iPhone is like having your life in your pocket. It’s the ultimate digital device82 ». Une phrase qui souligne en quoi ce smartphone était pensé et décrit comme un moyen de mettre « sa vie dans sa poche », c’est à dire de la prolonger par un objet porté à proximité de son corps.

Avec ces expressions de « second cerveau », « d’extension » et de prothèse, on retrouve ici une figure bien connue en anthropologie, celle de la technologie comme prolongement organique du corps. Une figure qui interroge sur les effets supposés, et perçus par les enquêtés d’un tel statut donné à l’objet technique. Mais avant de répondre à ces questions, penchons-nous dans un premier temps sur la littérature académique concernant cette métaphore prothétique. Car celle-ci offre à la fois des concepts permettant de l’appréhender, mais aussi des réflexions quant aux risques sur lesquels elle débouche.

Cette terminologie du prolongement, de l’extension ou de la prothèse, employée par les usagers, correspond globalement à deux manière de conceptualiser la place des objets techniques dans la cognition. En Anthropologie, ce thème fait rérence à ce « phénomène, uniquement humain, d’extériorisation des organes de la technicité » dépeint en son temps par André Leroi-Gourhan (1964, p.63). Pour lui, la délégation de certaines fonctions organiques à des objets peut être décrit dans le temps long du rapport des humains aux techniques. Des fonctions musculaires, sensorielles puis cérébrales se trouvent ainsi progressivement prises en charge par des objets techniques, « acquis… comme si son cerveau et son corps les exsudaient progressivement » (Le-roi-Gourhan, 1964, p.151). Ce phénomène constitue le processus d’hominisation, au moyen duquel l’être humain se distingue progressivement des autres primates par l’extériorisation qui pousse inéluctablement à la production d’outils, au développement du langage, mais aussi à toutes sortes d’outils cognitifs externalisant la mémoire ou la manipulation de concepts : bouliers, traités de géométrie, etc. De la même manière, dans le champ des IHM, la propension à employer toute une panoplie d’objets comme moyen d’externaliser sa mémoire – du carnet à l’agenda en passant par la feuille de papier – correspond à ce que le chercheur en psychologie cognitive Donald Norman nomme un « artefact cognitif » : « a wide variety of things to aid our cognition, some physical, some mental. The tools such as paper, pencils, calculators, and computers are physical artifacts that aid cognition » (Norman, 1994, p. 4).

On pourrait ainsi dire que le smartphone vient trouver sa place à la suite des outils mécaniques d’une part (« comme l’outil, la mémoire de l’homme est extériorisée » Leroi-Gourhan, 1964, p.64), puis de ces autres « technologies de l’intellect » que sont l’imprimé, l’indexation alphabétique, la table des matières, les fiches qu’il décrit à l’époque, avant l’avènement de l’informatique, ou les machines à calculer. À cet égard, cette mention des « fiches » par l’anthropologue français, si elle parait surannée aujourd’hui, est intéressante lorsque l’on revient à ces premiers textes. Leroi-Gourhan utilise ce terme afin de désigner « la constitution d’un véritable cortex cérébral extériorisé. (...) L’image du cortex est d’ailleurs fausse en quelque mesure, car si un fichier83 est une mémoire au sens strict, c’est une mémoire sans moyens propres de remémoration. » (Le-roi-Gourhan, 1964, p. 73). Même si la métaphore neurobiologique est ici exagérée – smartphones et ordinateurs ne reposent ni sur les mêmes assises matérielles ni sur les mêmes modalités de fonctionnement qu’un cortex – cette remarque est fondamentale. Elle nous interroge sur le fait qu’ils relèvent peut-être d’un nouveau type de prothèse possédant un « moyen de remémoration » qui manquaient aux fichiers décrits par Leroi-Gourhan84.

La question de l’objet technique comme prothèse renvoie aussi à un autre débat en anthro-pologie et en philosophie, qui concerne l’analogie entre le technique et le biologique : s’agit-il encore d’objets, ou peut-on les assimiler à des organes ? Comme l’écrit Leroi-Gourhan, si les outils sont une exsudation du corps, « ils ne sont pas de même nature que mes ongles » (cité par Guchet, 2008). Nous laisserons donc de côté la dimension organique des objets techniques, pour plutôt saisir leur rôle dans une cognition ainsi externalisée.

Avec le temps, et notamment avec l’avènement de la cybernétique, puis de l’informatique, la « technologie-comme-prothèse » est progressivement devenue un thème récurrent chez de multiples chercheurs (McLuhan, 1964 ; Bateson, 1971 ; Wiener, 1985 ; Virilio, 1993), sans forcément une référence directe à l’anthropologie. Pensons par exemple à Norbert Wiener, pour qui les machines ont des organes sensoriels – les interfaces – permettant d’accéder aux informations prélevées dans l’environnement extérieur, et qui extériorisent les capacités humaines physiques et mentales, de la mémoire à la capacité d’anticipation (Wiener, 1985). Pensons aussi à Douglas Engelbart et

Le retour de la métaphore