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constitutive de l’objet technique

Vis Pentalobe d’iPhone 4 (« Pentalobe security screw »), également utilisé sur les ordinateurs portables de la marque, et par le fabriquant chinois Huawei.

Cette opacité en surface du dispositif s’accompagne d’un second aspect remarquable : il est par-ticulièrement difficile de démonter la majorité des appareils158 ; en particulier du fait de l’usage de micro-vis non-standards qui nécessite des outils dédiés, ou parfois du masquage des vis elles-mêmes par un cache empêchant l’accès à celles-ci. Et, pour ceux qui y parviennent, l’intérieur est également difficilement lisible (Figure 66) puisque, à l’instar des boutons, les entrailles de l’appareil ne sont pas non plus légendées ; ou du moins, pas plus qu’un certain nombre de codes difficilement accessibles. On retrouve ici la critique de Illich et de Crawford rapportée en début de chapitre. Si des informations sont disponibles en ligne et que des experts savent se débrouiller pour modifier ces composants (cf. Chapitre 7 sur le thème de la réparation), une telle pratique n’est pas accessible aux usagers lambda, et pour la majorité de mes enquêtés.

Signalons aussi que l’opacité de l’objet technique a un pendant organisationnel que j’ai pu constater sur deux autres plans. Il faut d’une part souligner que les entreprises concevant des smartphones sont éminément protectrices et peu enclines à communiquer sur leurs projets. Si j’ai pu m’en rendre compte à mes tentatives de contact direct auprès d’employés d’Apple et de Google de par ma connaissance (et qui ne m’ont jamais répondu lorsque contactés sur ces points particuliers), on peut aussi le constater au travers de différents compte-rendus à propos de la culture du secret mise en place dans ces structures. Celle-ci est en effet si draconienne que seule une dizaine de personnes étaient au courant de l’existence du projet iPhone, et que parmi elles deux équipes internes travaillaient sur l’interface physique et logicielle du premier smartphone d’Apple, sans que celles-ci ne soient au courant que leurs voisins de bureau étaient mobilisés sur le même thème (Kahney, 2013 ; Isaacson, 2015). De même, comme l’a relevé Tom Brooks-bank (2012), l’architecture même des bâtiments du nouveau campus est conçue pour éviter les contacts entre les équipes impliquées sur des projets nouveaux. L’opacité est donc constitutive des processus de conception du smartphone159.

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A l’exception de ceux produits dans une logique moins restrictive, comme par exemple le Fairphone.

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Ce qui n’est pas une originalité de cet objet technique, comme on peut aussi s’en rendre compte avec l’horlogerie ou la majorité des objets techniques protégées par des

Fi

gu

re 7

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Voir par exemple cette présentation « Magical UX and the Internet of Things » du designer Josh Clark : https :// vimeo.com/159668525, lors de la conférence mondiale des

161

Une requête combinant cette citation et les mots-clés « in-teraction design » dans le moteur de recherche de Google, renvoie 2 260 résultats. Lesquels consistent en billets de De surcroît, et de façon plus importante encore, la dimension hermétique et magique d’un objet technique comme le smartphone est un phénomène voulu et qui fait partie intégrante des ob-jectifs des sociétés technologiques qui les produisent. En effet, la métaphore de la magie ou de l’enchantement sont largement mobilisées dans ces communautés, sans forcément une grande profondeur anthropologique. On peut ainsi s’en rendre compte tant dans les conférences de de-signers ou de programmeurs, ou dans la manière dont les chefs d’entreprises usent d’une telle terminologie. L’exemple qui m’a été le plus souvent rapporté par les concepteurs concerne la manière dont le fondateur d’Apple s’est appuyé sur cette métaphore lors de la sortie de l’iPhone en 2007 : « We’re gonna touch this with our fingers. And we have invented a new technology called

multi-touch, which is phenomenal. It works like magic. » (Steve Jobs lors du Keynote MacWorld

2007). Il s’agissait alors de faire comprendre la valeur ajoutée de cet objet technologique, mais aussi potentiellement de le placer dans une catégorie d’artefacts aussi singulière qu’originale. Le responsable du design d’Apple, Jonathan Ive, lors de la sortie de l’iPad a complété cette vision en indiquant de son côté que « when something exceeds your ability to understand how it works,

it sort of becomes magical » (Ha, 2017). Un tel aveu, d’une franchise étonnante, semble laisser

penser que rendre la technologie incompréhensible devient un but en soi, avec une connotation positive. Dans le même ordre d’idées, lors d’une discussion publique sur la plateforme Facebook, Dennis Crowley, le fondateur de l’entreprise Foursquare/Swarm, décrivait en quoi l’objectif de son organisation consistait justement à alimenter ce « génie » présent dans le smartphone, afin de permettre à l’objet de faire des suggestions aux usagers : « Right now, every time you ‘slide to

unlock’, you are summoning the genie... soon the genie will just tap you on the shoulder -- ‘Hey Dennis I found something awesome...’ (and Foursquare will power that). »

Cette volonté d’insuffler un caractère magique dans les médias numériques est omniprésente dans les discours des concepteurs. C’est en effet un phénomène que j’ai relevé en suivant comment la phrase « any sufficiently advanced technology is indistinguishable from magic » proposée par le consultant scientifique et écrivain de science-fiction anglais Arthur C. Clarke (Clarke, 1973) est quasiment devenu un mantra chez les designers. Cette phrase, évoquée par le scénariste de 2001 A Space Odyssey, relevait à l’époque d’un constat sur la qualité extraordinaire et mythique de beaucoup d’objets technologiques, notamment dans la fiction. Or, dans les discours de cer-tains designers160, dans les rencontres professionnelles de designers, ou dans les studios161, on en vient à se demander maintenant si cette phrase n’est pas devenu un objectif en soi ; tout comme la citation de Ive mentionnée ci-dessus. La volonté d’impressionner et de séduire, par une forme de mystification, semble prendre le pas sur la conception de produits utilisables (Norman, 1986), conviviaux (Illich, 1973) et compréhensibles pour ses usagers.

On peut aussi se rendre compte d’un tel débat avec les réactions à l’ouvrage Enchanted

Objects : Design, Human Desire, and the Internet of Things du designer-entrepreneur de Boston

David Rose (2014). Cet livre décrit plusieurs principes de conception – nommés « seven abilities

of enchantment that differentiate enchanted objects from smartphones and their apps » (Rose,

2014) – visant à rendre les objets numériques à la fois plus pertinents et séduisants pour leurs usagers. Ces principes d’enchantement reposent sur un ensemble de caractéristiques que Rose décrit dans son ouvrage avec des exemples de projets commercialisés ou non : « glanceability,

gesturability, affordability, wearability, indestructability, usability, and loveability ». Pour Rose,

chacun de ces termes est un moyen d’enchanter les objets technologiques. Malheureusement, ils reposent sur une logique si générale qu’il est difficile de saisir en quoi ceux-ci peuvent s’appliquer dans tous les contextes. Malgré la nature abstraite de ces principes, ceux-ci circulent tant dans les studios que j’ai visités, que durant les conférences du domaine, mais aussi lors de mes visites dans

des laboratoires tels que le Medialab du MIT, où Rose officie également comme chargé de cours. Pour ses contempteurs, comme par exemple Evan Selinger, cet usage de la métaphore magique est clairement réducteur et principalement tourné vers une forme de séduction consumériste qui masque le fonctionnement des objets techniques, ainsi que les conséquences de leurs usages (Selinger, 2015). Mariant grands concepts (« enchantment », « magic », « wizardry ») et conseils de conception, Rose s’évertue à filer sa métaphore alors que celle-ci est finalement bancale.

Tous ces éléments, de l’hermétisme du dispositif technique au secret de l’organisation qui les produisent, en passant par l’usage de la métaphore magique employée comme modalité de séduction, font comme si le smartphone était symboliquement doté d’un statut fabuleux, éloigné des artefacts banals du quotidien. C’est une télécommande pour la vie de ses usagers, mais dont le fonctionnement reste flou et mystérieux. Voyons maintenant en quoi les services et les apps elles-mêmes, ainsi que leurs soubassements, renforcent cette ambivalence.

L’avènement des « networked