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De la servitude volontaire à l’hyper-attention ?

La métaphore de « laisse » décrite dans ce chapitre témoigne de la tension à l’oeuvre dans les usages du smartphone, objet devenu instrument de la connexion permanente, et donc potentiellement de la subordination. En étant continuellement à « portée de main », celui-ci tient ses usagers en laisse tout autant qu’il leur donne un sentiment de liberté. Entre l’usage répété du fait des multiples fonctions fort appréciées de l’appareil, la curiosité à accéder à toutes sortes d’informations ou à communiquer, et une compulsion aussi nerveuse d’anxieuse, c’est toute l’ambivalence de l’objet que l’on a vu dans ce chapitre, qui laisse à penser à une forme de servitude volontaire.

Plus largement, quelles sont du coup les conséquences d’une telle situation ? Sur la base du matériau d’enquête, elle semble relever de deux enjeux du numérique et de la société marchande contemporaine dans lequel celui-ci opère. D’une part, on peut rapprocher cette ambivalence du smartphone de ce terme de « militarisation de la vie civile » employé par le philosophe Maurizio Ferraris (2016). Comme il le dit, cette injonction est d’autant plus pernicieuse qu’elle repose sur les habitudes de réciprocité sociale :

« Nous sommes soumis, non pas à un flux d’informations (qu’on pouvait éventuellement suivre avec une attention distraite), mais à un bombardement d’appels, contraignants parce qu’ils sont écrits et individualisés, c’est à dire adressés à nous seuls, qui nous poussent à l’action (et de façon plus minime, à la réaction : le message réclame une réponse, et s’y prêter génère la responsa-bilité). Ce qui suscite un sentiment de constante insuffisance et de frustration. (…) Nous sommes éternellement défaillants, et, sur le long terme, cette situation devient structurelle. »

(Ferraris, 2016, p. 24)

D’autre part, en lien avec cette première conséquence, les usages du smartphone renvoient à une ambivalence dans la perception du temps. Il est à la fois objet de ralentissement par la contemplation (images, films, moyen pour déstresser) comme on l’a vu, et, simultanément, objet d’accélération, du fait de la manière dont il rend explicite toutes sortes d’opportunités sociales, de conversations, ou de fragmentation du quotidien78. Avec la connexion continue décrite ici79, les usagers sont donc à la fois pris dans un présentisme exacerbé, qui correspond autant à une surfocalisation dans l’instant80 qu’à ce sentiment d’accélération décrit par le philosophe Hartmut Rosa (2010). On retrouve au fond ici la tension temporelle décrite par ailleurs par Judy Wajcman (2014, 2016) :

« Speed is only one side of the interplay between technology and time. Some aspects of life might well be speeding up, others are slowing down. Diverse temporalities, not simply speed, is the hallmark of life in digital capitalism. »

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Il est d’ailleurs intéressant de constater que malgré les capacités de stockage des smartphones, les usagers eux-mêmes se plaignent de ne pas tirer suffisamment parti de l’immense archive de soi que le smartphone contient.

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Une présence continue analysée plus largement, en dehors du cas du smartphone, par Jonathan Crary (2014).

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Décrite par ailleurs par l’historien François Hartog (2002) avec le terme de « régime d’historicité », ou par

l’anthropo-En démocratisant vers le grand public des fonctions à l’origine pensée pour le monde profes-sionnel (e-mail, instant messaging, logiciels de productivité…), il n’est pas étonnant que les usagers du smartphone les exportent vers d’autres mondes sociaux. Le sentiment d’épuisement informationnel et de compulsion se retrouve ainsi transposé dans la vie quotidienne des usagers. Lesquels se retrouvent alors dans la situation du pilote de chasse, ou du travailleur bombardé d’informations. Cependant, on note une nuance remarquable : à la différence de ces objets tech-niques antérieurs, les médias numériques grands publics sont des dispositifs de captation de l’attention (Citton, 2014b) conçus de façon assumée et explicite. Alors que ces écueils n’étaient qu’un effet secondaire de la conception d’interface de productivité dans les cas de l’aviation ou de la sphère du travail, de multiples choix de design matériel ou logiciel du smartphone sont effectués pour attirer l’attention des usagers. Si le mobile est un instrument de la connexion permanente, il s’agit d’un phénomène multiforme puisque cette compulsion et cet usage répété proviennent de plusieurs logiques : le design de l’objet et de la compulsion qu’il suscite – donc aussi de l’intention des concepteurs – d’une part, et d’autre part des envies ou des faiblesses des usagers sur lesquelles jouent justement les concepteurs.

Néanmoins, à en juger par les tactiques mises en place par les usagers pour sortir de cette logique, gardons à l’esprit qu’il ne s’agit pas ici d’un déterminisme technologique total. Comme le signalait Marcel Mauss déjà en 1927 : » Il (l’humain) créé et en même temps il se crée lui-même, il créé à la fois ses moyens de vivre, des choses purement humaines, et sa pensée inscrite dans ses choses ». Pratiquement, ce sentiment d’être tenu en laisse par le smartphone émerge d’une coévolution de cet objet technique et des pratiques des mondes sociaux dans lesquels il s’insère. Les habitudes, conventions et attentes du contexte professionnel ou familial jouent ici un rôle fondamental. Les e-mails et les notifications n’appellent pas intrinsèquement une réponse, mais ces multiples possibilités techniques vont plutôt amplifier des attitudes et des comportements précis (Boullier, 2016). Le smartphone, et ses apps, ne sont pas un dispositif de captation de l’attention par hasard, c’est un objet de son époque, dans laquelle la vitesse et l’injonction à saisir toutes les opportunités sont valorisées. Pour autant, comme nous l’avons vu, s’il y a une coévolution tournée vers le design d’instruments capteurs d’attention, il y a également un mou-vement opposé, de la part d’usagers en tant que groupe ou individu, vers la recherche de formes d’équilibre pour en sortir.

Finalement, dans le débat public à propos des sujets, ce double mouvement correspond à deux perspectives possibles. La plus couramment mentionnée concerne les réflexions sur la nécessité de modifier ce qui apparait comme une trajectoire nuisible et problématique. Il s’agit ici des discours tant d’intellectuels ou d’observateurs (voir, entre autres, Carr, 2010 ; Casati, 2013 ; Turkle, 2016), qui, regrettant la fin de l’attention profonde, ou la lenteur, souhaitent tenir à distance les distractions et hyperstimulations provoquant cette surcharge cognitive liée au numérique ; par exemple en bannissant smartphone, tablettes ou ordinateurs des salles de classe, ou en favorisant les lieux et moments de concentration profonde. Une perspective connexe, mais plus nuancée, est celle de Judy Wajcman (2016), pour qui la focalisation sur l’individu est un leurre, puisque c’’est tout notre environnement social qui est à réinventer :

« To be absolutely clear, I’m not nostalgic for a more natural, less digitised past. Neither do I see the emerging slow time movements (whether it’s Slow Food or or mindfulness) as the solution. Individualistic adaptations will not solve problems requiring collective, societal wide change. »

Ou, formulé autrement par Laurence Allard à propos des jeunes usagers, « il ne s’agit pas de s’aveugler sur les injonctions normatives de la vie connectée chez les adolescents mais il nous semble problématique de reporter sur les seuls individus et leurs psychologies ce qui relève de normes socio-économiques plus vastes. » (Allard, 2016).

Or, comme le souligne Katherine Hayles (2016), en s’appuyant sur des travaux récents de neurosciences cognitives – en particulier les travaux de Torkel Klingberg – il convient de distin-guer deux régimes d’attention. Certes, il y a d’une part, l’attention profonde (deep attention) qui correspond à l’exigence de concentration nécessaire pour des tâches précises (la démonstration de théorèmes mathématiques, la compréhension d’oeuvres littéraires difficiles, une conversation), et

flux d’information et préfère un haut degré de stimulation. » (Hayles, 2016, p. 54). Cette dernière étant notamment utile « pour saisir rapidement l’essentiel des matériaux et permettre de circuler rapidement à la fois dans les textes et entre eux. » C’est cette seconde façon d’être attentif, à rapprocher de la notion de « Continuous Partial Attention » proposé par l’essayiste Linda Stone (Stone, 2007) que l’on voit ici à l’oeuvre chez les usagers du smartphone, et qui doit nous inter-roger. S’agit-il d’un problème ? D’un mal nécessaire ? Ou possède-t-elle une valeur intrinsèque en complément de l’attention profonde ? Car, comme le relève Yves Citton, « la concentration – rebaptisée ‘cécité attentionnelle’ – a aussi ses dangers » (Citton, 2016, p. 26). Et, comme il l’indique ailleurs, « cultiver par intermittence l’hyper-focalisation, la veille ouverte et l’attention flottante » (Citton, 2014b, p. 259) est peut-être un changement socioanthropologique majeur et une nécessité cruciale pour vivre et aborder les enjeux du monde actuel. En outre, comme le rappelle Shane O’Mara dans sa critique du dernier opus des neuroscientifiques Adam Gazzaley et Larry Rozen sur les enjeux de la distraction cognitive due aux médias numériques :

« An alternative conceptualisation to worrying is that these devices are useful cognitive extensions of the brain, allowing offloading on to cognitive surfaces to extend our capabilities rather than usurp them. And maybe that’s why we use them. They enrich our cognitive lives – a hypothesis untested in this book. Perhaps reality oscillates between cognitive enrichment and cognitive distraction. »

(O’Mara, 2017)

Par conséquent, au lieu de déplorer la fin de l’attention profonde, ce constat du double régime attentionnel doit plutôt nous inciter à questionner les conditions d’une telle polyvalence attention-nelle : comment à la fois apprendre à protéger notre attention individuelle pour ne pas être tenu en laisse par le smartphone, et à mieux les utiliser pour « mettre en place une hyper-attention indispensable à la survie dans un monde aussi complexe et enchevêtré que le nôtre » (Citton, 2016, p. 27) ? Ou, en d’autres termes, comment nous réapproprier les médias numériques pour nous permettre de déployer une pluralité de régimes attentionnels sans que ceux-ci ne soient imposés par les concepteurs de ces dispositifs ? C’est la raison pour laquelle des démarches de designers telles que celles Tristan Harris, sont pertinentes, puisqu’elles permettent de discuter de la nécessité de gardes fous, ou de moyen d’atténuer cette logique.

« Prothèse » :

augmentation,