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Régimes d’usage

Non-usager Déserteur timide Déserteur curieux Persévérant

Fré-quence d’usages

Absence d’usage (aucune app, pas de sensors, aucun interêt, ou mécon-naissance) Usages pendant quelques se-maines unique-ment de l’app podomètre/santé, puis abandon Usages pendant quelques semaines/ mois de l’app podo-mètre/santé ou d’apps de suivi dans d’autres domaines (course à pied, sommeil, voyages, résultats sco-laires,cafés bus, etc.), puis abandon Usage continu de multiples apps de suivi Type d’applica-tions - Health (installée

d’office) Health (iPhone), instant (Android), Reporter (iPhone), Sleep Cycle, etc.

Health (iPhone), instant (Android), Reporter (iPhone), Sleep Cycle, etc.

Fré-quence dans le panel

Comportement

minoritaire (10/50) Comportement majoritaire (26/50) Comportement minori-taire (12/50) Comportement ex-ceptionnel (2/50)

Description des différents régimes d’usage des apps de Quantifed Self au sein de mon panel.

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eau

Pour les enquêtés qui ont testé au moins quelques applications, les motivations à employer ce genre d’applications sont multiples. Il peut notamment s’agir de curiosité, avec l’effet de nouveauté propre aux premiers moments d’usages d’une app : « j’aime bien le compteur de pas, ça m’intrigue de découvrir le nombre de pas que je fais, ça me surprend souvent. C’est un peu comme le miroir de mon activité physique » (Christophe, cadre bancaire, 46 ans, Genève). Se soucier de sa santé semble aussi être un facteur décisif comme le relève Catia (publicitaire, 34 ans, Genève) : « je fais attention à mon poids, donc je regarde comme ça différents indicateurs : mon poids, mon activité physique ; j’ai l’impression que ça m’aide à faire attention ». L’intérêt peut du reste résider dans la façon dont ce suivi permet pour certains de « reprendre le contrôle » sur leur vie, et de trouver une forme d’aide à l’organisation du quotidien ; et ce, que l’usager soit victime d’une maladie chronique, ou de toutes sortes de problèmes de santé (poids, sommeil, stress). Entre le contrôle et l’optimisation des performances il n’y a qu’un pas, et certains emploient ces apps pour améliorer tel ou tel effort sportif. Pour d’autres, cette manière de se pencher sur des données statistiques provient d’un intérêt plus large pour une culture du chiffre : « j’utilise bien le podomètre, mais c’est pas nouveau j’ai toujours noté des choses, c’est un peu une manie, mais je note l’essence que j’achète pour la voiture, je notais le nombre de pas les week-ends. Je suis un peu geek, je regarde les chiffres, et je fais des comparaisons » (Christophe, cadre bancaire, 46 ans, Genève).

Cependant, si ces pratiques de self-tracking apparaissent comme individuelles à première vue, il faut tout de même mentionner l’importance de la dimension collective des pratiques qui lui sont associées119. La mesure de soi ne passe pas exclusivement par l’utilisation intensive de capteurs, elle se traduit aussi par la participation à des groupes de discussions, à des échanges sur des forums en ligne, ou à des rencontres entre pratiquants afin d’échanger ou discuter de conseils quant aux moyens de changer ses habitudes (par exemple en partageant ses données), de choisir son matériel (app, accessoires) ou de mieux en tirer parti120.

Notons par ailleurs que l’usage de ce type d’applications n’est pas forcément évident : « le nombre de pas c’est automatique, ça enregistre donc je continue à utiliser, mais les apps où il faut rentrer des choses à la main tous les jours, je fais plus, c’est trop long ; devoir indiquer chaque jour le nombre de café qu’on boit c’est lassant... » (Denis, retraité, 65 ans, Genève). Dans tous les cas, il s’agit de se rendre compte et de mieux se comprendre. De même, les informateurs soulignent le caractère inconstant du potentiel de réflexivité soi-disant offert par ces applications :

« J’ai arrêté... j’’étais intéressée à essayer, à regarder comment ça marchait... le côté miroir de soi c’est pas mal... mais bon, je ne sais pas trop quoi faire de ces données. Je vois que c’est plus ou moins constant, parfois ça monte, mais j’en fais quoi ? Je fais déjà pas mal de sport... »

(Elliott, entrepreneur, 45 ans, Genève)

« Est-ce que j’ai vraiment besoin de ça pour mieux me connaitre ? J’en doute, ça me fait prendre conscience de certains paramètres, mais pas d’autres ! Si je ne peux même pas m’en rendre compte moi-même ! En plus, ça me donne l’impression de me mettre la pression pour faire mieux, je sais que c’est le principe mais c’est un peu stressant au fond »

(Marjane, avocate, 49 ans, Genève)

« I used it for a while. I had a Nike bracelet and then the new iPhone

had that app to count the number of steps... I used it for few months, and then I stopped. It’s actually still there, but I never look at it. It’s not really useful, I generally know my patterns. »

(Kevin, entrepreneur, 47 ans, Los Angeles)

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Ce dernier point est intéressant et renvoie au potentiel de connaissance de soi offert par les objets techniques. Les deux derniers usagers mettent ici en doute la nécessité de recourir à une ma-chine pour découvrir le nombre de pas qu’ils réalisent. On retrouve alors ce débat sur les enjeux d’exo-perception mentionnés au chapitre précédent puisque c’est à l’objet technique qu’est délégué cette évaluation. Cependant, ceux-ci prennent dans ce cas un tour encore plus singulier : faut-il privilégier les données numériques enregistrées, au détriment de l’expérience corporelle des usagers ? Si tous mes enquêtés ne relèvent pas cette tension anthropologique, ils et elles sont bien conscients que les données chiffrées collectées par des capteurs ont un poids important, qu’elles ont un vernis de scientificité ou d’une neutralité a priori difficile à remettre en doute, même par l’expérience individuelle121. Pour autant, chacun m’a bien souligné les inconvénients potentiels de cette mesure de soi instrumentée. Comme on le voit dans les citations ci-dessus, les usagers perçoivent toute l’ambivalence de cette réflexivité instrumentée, ressentant une forme d’« anxiété algorithmique » caractérisée par une impression de dépossession de soi, une incitation à « mieux faire » qui peut se révéler stressante, ou encore par la prise de conscience que certains aspects sont privilégiés au détriment d’autres moins aisément quantifiables. Mais aussi ce sentiment que l’usager lui-même n’est pas le seul à se pencher sur ce miroir.

Enfin, si la majorité de mes enquêtés, même les plus jeunes, avaient testé des applications de self-tracking, seule une minorité « persévérante », plutôt masculine et appartenant à des classes socio-professionnelles favorisées, avouait continuer à y avoir recours après plusieurs mois, ou dans le cas d’un informateur diabétique qui utilise un capteur glucométrique (« OneTouch Ve-rioSync ») synchronisé avec son smartphone.

Ce constat d’abandon de la majorité des usagers est d’ailleurs cohérent avec les études sur ce thème ; celles-ci montrent en effet que la plupart des usagers des dispositifs de self-tracking y renoncent après quelques mois (EndeavourPartners, 2014). Pour autant, même si la majorité des usagers n’utilise plus des apps de ce type, la logique de comptage qui est intrinsèque à celles-ci se retrouve dans toutes sortes d’apps qui incluent une dimension de suivi quantitatif : dans les applications d’apprentissage linguistique (Duolingo), de taxi (Uber), de logement (AirBnb), etc. Cela se traduit en particulier par la présence d’une interface dite « historique » qui permet de consulter textuellement ou avec force diagrammes ou de visualisation son « parcours » dans des lieux, ou dans des activités passées, et attestant par là même d’une autre facette de la fonction « miroir » de ces apps : l’usager est modélisé grâce à toutes ses données (traces d’activité et signaux comportementaux) et les logiciels lui renvoient une vision de lui-même grâce à ces interfaces.

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Dans un travail mené il y a plusieurs années sur les usages de la géolocalisation (Nova, 2007 ; p.120), j’avais aussi remarqué ce genre de phénomène : des utilisateurs d’un jeu géolocalisé en arrivait à douter de leur localisation

phy-En d’autres termes, avec ce genre de technologie de mesure de soi, chaque individu se voit « mo-délisé » – terme employé par les concepteurs – sur la base de la multitude d’informations chiffrées auxquelles les programmes peuvent accéder. En informatique, ce terme de modélisation, ou de la constitution d’un « modèle de l’utilisateur », désigne le fait de produire une représentation synthétique des personnes utilisant tel ou tel service.

Comme nous le décrit Lucas concepteur à San Francisco :

« Les entrées du calendrier nous permettent de comprendre les intentions ainsi explicitées des utilisateurs, la géolocalisation permet de voir les lieux où ils se rendent souvent, de voir des motifs, les échanges de messages peuvent indi-quer qui sont les gens avec qui il interagit le plus ; avec le nombre de pas on a des indications sur la forme physique, etc. »

C’est à partir de ces informations, captées par l’appareil ou rentrées volontairement par les usagers, que les concepteurs en tirent un « modèle de l’utilisateur », qui consiste en un profilage effectué sur la base des données disponibles. On retrouve ici la distinction faite par Dominique Cardon entre traces d’activité et signaux comportementaux, et qu’un autre designer, Ben (41 ans, Los Angeles) décrit avec l’expression suivante : « it’s reality mining, we’re basically looking for the inherent structure of daily behavior122 ».

Le designer Mike Kuniavsky, parle aussi ainsi d’« information shadows » pour faire réfé-rence à toutes les données accessibles à propos d’un objet ou d’un individu (Kuniavsky, 2010, p. 72). Chez les programmeurs et les designers, le vocabulaire pour décrire cette modélisation est très riche. J’ai pu ainsi entendre les termes de « digital twin », de « data doppelgänger123 » comme synonyme plus coloré du terme « profil ». Cette terminologie reflète l’idée (ou l’objectif) de pou-voir obtenir une « description » des usagers constituée de multiples paramètres, et de construire en quelque sorte un « jumeau numérique ». On retrouve une telle volonté dans un projet tel que Replika124 une app qui propose à l’usager de se créer un double mimétique en puisant dans diverses sources de contenus, tels que les messages envoyés sur les réseaux sociaux Facebook ou Instagram. Décrite par ses concepteurs comme « an AI friend that is always there for you. It learns from you, gets to know you, and keeps your memories », l’idée sous-jacente est aussi de mettre à disposition de son cercle social cet « agent conversationnel » potentiellement disponible après la mort de l’usager qu’il est censé répliqué125. Une telle possibilité interroge évidemment sur le décalage entre l’individu et son « modèle informatique » potentiellement plus policé ou réduit à l’analyse des contenus disponibles.

A la question de la nécessité de ce profilage, les informateurs concepteurs avancent plusieurs raisons. Il s’agit d’abord d’utiliser ces données pour « personnaliser l’expérience de l’utilisateur » dans un usage quotidien des applications. Comme le souligne Stéphane (consultant, 43 ans, Ma-drid), cette personalisation passe par la création d’un lien de confiance : « Cela permet selon moi