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Le smartphone-appendice

Parmi les différents travaux de recherche sur les « smartphone checking habits », une étude datant de 2015 et réalisée aux Etats-Unis par une équipe de psychologues (Andrews et al., 2015) indique que les usagers estimaient à environ trente-sept fois par jour le nombre de manipulations du mobile au cours d’une journée (tant pour regarder l’heure, que faire un appel ou repousser leur réveil-matin). L’utilisation d’un programme enregistrant directement l’usage de l’appareil indiquait qu’il s’agissait en fait de quatre-vingt cinq fois en moyenne. Ces chiffres soulignent autant la place importante de cet objet dans la vie quotidienne, que sa sous-évaluation par les usagers eux-mêmes. De la même manière, en France, une étude marketing conduite en 2015 par le cabinet Deloitte37 rapportait que 38 % des Français consultent en moyenne 10 fois par jour leur smartphone et 28% jusqu’à 25 fois. Mais lorsque l’on se penche sur les nuances au sein des différentes classes d’âges, on se rend compte que près de la moitié des 18-24 ans ont un usage intensif atteignant les 50 fois par jour. Cette fréquence élevée se retrouve dans les témoignages de mes informateurs. Les diverses situations de la vie sociale représentées sur les photographies placées en début de chapitre Figure 11-12, sont prototypiques des usages du smartphone. Elles montrent le lien quasi continu entretenu par les usagers avec ce terminal, un phénomène que l’on peut décrire de deux manières.

En premier lieu, la gestuelle est un point d’entrée évident. Elle traduit la nécessité d’accéder à tout moment à l’appareil. Celui-ci est très souvent tenu à la main, accompagnant le mouvement de la marche, dans une poche ou glissé dans un vêtement très près du corps (soutien-gorge, strap accroché au bras chez les sportifs, dragonne, glissé sous le voile ou sous un casque), ou placé justement « à portée de main » sur une table ou dans un véhicule. Plus ou moins mis en évidence suivant la taille de l’appareil, et la possible volonté du possesseur de le mettre en scène comme un produit d’apparat, il est en général tenu d’une main, laissant la seconde libre pour manipuler d’autres objets (volant, guidon de vélo, sandwich, un second téléphone) simultanément. Avec ou sans kit mains-libres, le smartphone est l’un des objets fétiches du « multitasking » contemporain comme on peut le voir sur la Figure 15. Lorsqu’il est rangé dans un vêtement, le contact avec le corps permet de ressentir une vibration (Figure 20) signalant tant un appel, un message ou un rappel pressant de l’agenda. Tenu à la main, ou à proximité, le smartphone donne la possibilité d’un accès rapide qui implique tout un ensemble de mouvements plus ou moins amples d’accès, puis de consultation, qui voient converger le visage et la main pour provoquer cette « smartphone face » si caractéristique (Figure 1), ou ce geste hérité du téléphone fixe qui consiste à amener le combiné à l’oreille, voire vers la bouche, à la façon d’un talkie-walkie comme sur la Figure 22.

Par ailleurs, un second point d’entrée pour saisir ce lien continu entre les usagers et l’ap-pareil concerne le vocabulaire employé à son égard par les informateurs : « partie du corps », « appendice », « laisse », « le fil à la patte ». Et l’on retrouve ce couplage dans les témoignages ambivalents d’attachement physique à celui-ci :

« C’est devenu tellement naturel, tellement intégré, le lien avec le smartphone c’est comme une relation amoureuse, si on me l’enlevait ça serait dur. »

(Serge38, chômeur, 33 ans, Genève)

« Sans lui c’est pas possible. »

(Catia, cheffe de projet, 34 ans, Genève)

« Sometimes I forget it and I’m phoneless, I’m not me. »

(Eikichi, étudiant, 18 ans Tokyo)

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« Dès qu’il marche plus le smartphone, tu peux vite être embêté, t’es désemparé, t’as l’impression d’être esclave, sans l’accès aux infos. »

(Félicien, chef de projet, 26 ans, Genève)

« I realize I’m physically attached to my phone. I use it constantly throughout the day. I often find myself touching it repeatedly, looking in apps even if I unlocked it for other purposes. The thing is… when I forget my phone, it’s like a phantom limb-like sensation. »

(Mary, travailleuse indépendante, 45 ans, Los Angeles)

Cet attachement peut encore être relevé au travers de la difficulté que les enquêtés ont à prêter leur téléphone à des inconnus : « C’est un peu comme de donner un peu de moi à quelqu’un » disait Catia (cheffe de projet, 34 ans, Genève). Comme le souligne l’usagère de la Figure 13, « On ne sait plus trop si c’est nous qui le tenons en laisse, ou lui qui nous tient » (Marjane, avocate, 49 ans, Genève), ce qui est bien la question que l’on peut se poser ici.

Ces constats se retrouvent quels que soient les pays où j’ai enquêté. Et, lorsque je demandais s’il y avait des lieux où le smartphone n’était pas employé, rares étaient les endroits desquels il était exclu :

« Le smartphone est tout le temps avec moi, même dans la salle de bain pour écouter de la musique, et ailleurs chez moi il est synchronisé en WiFi avec les enceintes. »

(Catia, cheffe de projet, 34 ans, Genève)

« En général je ne l’emmène pas à l’Eglise par respect, c’est un lieu de repos, mais bon, parfois je le prends car je sais que je vais devoir répondre à des SMS dedans… pour le travail, ou pour me coordonner avec ceux que je vais voir après. »

(Lukas, chômeur, 25 ans, Genève)

« Je l’utilise partout sauf dans l’eau et au yoga, mais parfois je mets la radio quand je prends la douche, donc il est pas loin. »

(Laura, cadre, 53 ans, Genève)

Sur ces points, quel que soit le lieu de mes observations, il n’y a globalement pas de règles géné-rales puisque, malgré des contraintes contextuelles – présence d’amis, urgence, environnement qui pourrait l’abîmer comme la douche – j’ai constaté toutes sortes d’exceptions qui amènent à le manipuler. Même si l’usager énonce des règles précises dans l’entretien (« I never use my phone

when eating, especially with my parents, it’s disrespectful and annoying », « my phone is in a bag when I’m outside with friends »), j’ai pu constater comment celles-ci sont souvent ignorées

dans la pratique. A tel point que des utilisateurs peuvent recourir au smartphone même dans des situations a priori peu favorables (à vélo, au yoga, ou dans son bain) ; ou justement jouer de la distance entre soi et l’appareil : « I leave it at night, it’s in my wardrobe, I use it as my alarm clock

even if it’s not close, that forces me to get out of bed » (Yujin, employée ONU, 25 ans, Genève).

Du reste, lorsque des contraintes sont liées aux lieux, les usagers s’arrangent pour trouver des astuces afin de ne pas déranger les gens alentours, par exemple en le gardant très proche de soi (à la manière de la Figure 16) :

« Je mets jamais la sonnerie, juste en vibreur, sauf dans les endroits bruyants ; depuis que je travaille ici c’est interdit d’avoir la sonnerie, depuis je garde comme ça, je me suis habitué à l’avoir très proche de moi, c’est comme ça que je fonctionne avec. »

(Louis, cadre dans l’horlogerie, 38 ans, Genève)

« I receive notifications on this necklace, I can feel the notifications in the back of my neck, it vibrates. It’s useful when I’m with people, don’t see that, they don’t realize I received a message that I can listen with the earbuds at-tached to it. »

En outre, si cet « appendice » est « à portée de main », le fait d’être commandé à la voix est une évolution récente apparue durant mes périodes d’observations de terrain. En particulier du fait des usages croissants des assistants vocaux tels que Siri (iPhone), Google Now (Android), Cortana (Windows Mobile), ou via les montres connectées, synchronisées ou non avec le smartphone :

« J’utilise beaucoup quand je cuisine, SIRI rappelle moi de tourner les pâtes dans dix minutes, de tourner les pâtes dans 5 minutes…ce genre de truc, j’uti-lise pour me mettre des rappels, des infos à envoyer à quelqu’un. C’est plutôt un usage perso, les rappels pros je les note ailleurs. Les e-mails aussi, je les dicte à SIRI »

(Denis, 65 ans, retraité, Genève)

« Pour rédiger des SMS ou les messages un peu plus long, des e-mails de longueur moyenne, je fais à la voix. J’appelle l’assistante et je dicte. Pour au-tant qu’il y ait pas trop de noms propres car il est très cloche pour ça. Il a fait beaucoup de progrès, je me demande juste comment changer de langue parce que j’ai parfois beaucoup d’e-mails en anglais. »

(Louis, cadre dans l’horlogerie, 38 ans, Genève)

« As much as Tokyoites use smartphone, and as much as I currently uses and want to use more of voice activation, it’s an embarassing thing to do in pu-blic. Look : ‘Hey Siri, wake me up at 6 in the morning tomorrow.’ (son ami Keigo à côté remarque : « Yeah, but you don’t want to do that in front of other people ! »

(Eikichi, étudiant, 18 ans Tokyo)

Malgré les limites inhérentes à l’utilisation de la commande vocale men-tionnées par les informateurs (perturbation du fait du bruit ambiant, regard des autres, problèmes d’interprétation de l’assistant soi-disant intelligent), les usages de cette possibilité d’interaction sont de plus en plus importants comme en atteste les études réalisées par les industriels du secteur39, ou par les enquêtes de terrain

(Santoloria, 2016).

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Le PDG de la société Google indiquait par exemple qu’en 2016, vingt pourcent des requêtes faites par smartphone sur son moteur de recherche étaient effectuées avec la voix

40

Une requête contenant la combinaison de mots-clés

Hyperconnectivité, compulsion