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Self tracking : de la mesure de soi au miroir

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Et ils sont en cela criticables du fait des possibles dérives narcissiques qu’ils peuvent occasionner, en particulier lorsqu’il s’agit d’accomplir une quête de popularité numé-rique potentiellement san fin, ou lorsque l’usager recherche continuellement la validation ou la valorisation de ses actes, comme l’ont souligné Sherry Turkle (2011) ou Serge Tisseron (2008).

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On trouve également de manière moins répandue les termes de « lifelogging », « personal informatics », ou le très pragmatique « personal analytics ».

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Si le terme a moins de dix ans, on retrouve une telle volonté dans toute l’histoire des techniques, et en particu-lier en informatique, comme on peut s’en rendre compte en relisant le texte séminal de Vannevar Bush (1945) ou

mesure de soi converge avec les modalités de suivi des maladies chroniques comme le diabète, ou les maladies cardio-vasculaires. Autrement dit, le Quantified Self n’est pas uniquement l’affaire d’individus sains (« able bodies »), mais aussi de « digitally engaged patients » (Lupton, 2013).

De plus même si le terme de « Quantified Self » est contemporain du smartphone, soulignons que ces pratiques réflexives d’auto-objectivation basées sur une collecte minutieuse de données ne sont pas nouvelles (Crawford et al., 2015 ; Lupton, 2016). Sans remonter au principe de noter ses pensées dans un journal intime, le fait de consigner des mesures du corps (taille, poids, nombres de pas enregistrés avec un podomètre mécanique) ou des occupations quelconques sur différents supports sont une activité commune depuis longtemps110. Marquer dans un carnet les distances parcourues à pied ou à vélo, suivre l’évolution de la taille des membres d’une famille sur une échelle verticale, et reporter son poids dans un cahier sont des cas courants de cette pratique. Par contre, les quinze dernières années ont vu une effervescence dans ce domaine111, en partie grâce à la diffusion d’une panoplie de capteurs que sont par exemple les GPS (géolocalisation), les gyroscopes (orientation dans l’espace), les accéleromètres (détection de mouvements), les cardiomètres, ou les thermomètres, etc. Du fait de leur miniaturisation, un certain nombre de ces capteurs ont ensuite été progressivement intégrés par les fabricants aux smartphones, et de manière moins répandue dans les montres connectées ou dans les autres périphériques connec-tables via Bluetooth avec un smartphone. C’est ce qui a permis la numérisation des pratiques d’auto-mesure de soi, et potentiellement un élargissement de celles-ci aux téléphones ; lesquels familiarisent certains usagers à l’usage d’applications de ce type. Par comparaison avec les pratiques de mesure de soi antérieures et pré-numériques, l’usage de technologies de ce genre est liée à deux innovations majeures : d’une part la numérisation de ces données, et d’autre part, l’automatisation de leur enregistrement.

Les recherches en sciences sociales à propos de la mesure de soi abordent globalement deux dimensions : le nouveau type d’individu qu’elles produisent, mais aussi les enjeux de surveillance ou de réappropriation commerciale inhérents à la production et à la circulation de données112.

En premier lieu, au-delà de la dimension réflexive des usagers intéressés par le self-tracking, ces modalités de suivi et de numérisation de multiples aspects de la vie quotidienne correspondent à un processus de transformation de toute activité du monde social en données quantitatives chiffrées, en signaux informationnels pourrait-on dire. C’est ce que Mayer-Schoenberger et Cukier (2013) nomment « Datafication », un néologisme désignant cette numérisation croissante qui permet différentes formes d’analyses et de traitement à partir de calculs réalisés sur ces don-nées113. C’est un phénomène que le sociologue Dominique Cardon décrit de la manière suivante en parlant du Web, mais qui reste applicable plus largement pour notre propos ici :

« Ce qui anime la croissance continue du Web est l’extension vorace du péri-mètre des données qu’il prélève sur le monde, processus dont l’ambition est la ‘digitalisation de la vie elle-même’. Le Web s’étend en transformant en objets numériques des choses, des activités, des flux ou des états qui restaient pré-cédemment dans l’ombre. Silencieusement ancrées à leur contexte, ces traces 110

Il s’agit d’ailleurs d’une tactique commune en littéra-ture comme l’a montré George Perec avec son « Penser/ Classer » en 1985, ou plus récemment Frédéric Ciriez qui propose un roman basé sur ses tickets de caisses (Ciriez, 2013).

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L’un des pionnier de ces pratiques est certainement l’ingé-nieur de Microsoft Gordon Bell qui se proposait dès 1988 de concevoir un dispositif nommé MyLifebits permettant d’enregistrer le maximum d’aspects de sa vie. En prolonge-ment d’une telle initiative visant à numériser sa vie entière, Bell ajoutait une autre composante (« Total Recall ») : le fait que le programme pourrait apprendre à agir en tous points

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Au croisement des sciences sociales et des IHM (Inter-faces Humain-Machine), un troisième axe se dessine. Celui-ci concerne l’étude des bénéfices éventuels de ces technologies pour leurs usagers, moins chez les usagers sains, mais dans le champ du « mobile health ». Dans leur enquête sur les usages d’une app pour diabétiques, Moretti et Morsello (2017) ont par exemple montré l’intérêt de tels outils pour la communication entre patients et pour renfor-cer le dialogue avec le médecin.

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Un terme à rapprocher de celui d’« informating », un autre néologisme proposé dans les années huitantes par Shoshana Zuboff qui désigne le processus « that translates

n’avaient pas de raisons particulières de circuler dans un espace d’information plus large. Idiosyncrasiques, non ou peu intentionnelles, souvent à peine perçues et isolées en tant que telles, elles ne font pas sens hors de leur contexte et lui sont souvent si profondément attachées qu’elles ne se distinguent

pas du flux d’activité des individus. En leur donnant une existence numérique, le web rend perceptibles, mobiles et dénombrables des états du monde

jusqu’alors inaperçus. Cet insatiable mouvement d’expansion, dont le point de fuite est le développement d’un Internet des objets, procède d’un processus de rationalisation qui vise à capturer ces états « à bas bruit » du monde afin d’en faire des informations digitales. Il s’agit de transformer des empreintes en indices, de faire signe avec des traces. »

(Cardon, 2012, p. 139-140)

Cette disponibilité des données, de même que leurs modes de représentation, renvoient du coup à ce que le sociologue Nicolas Auray disait de la nouvelle figure de l’usager des réseaux : « celle du ‘tableautiste’ qui surveille les installations depuis une salle de contrôle organisée autour d’un tableau synoptique de l’usine. » (Auray, 2014, p. 28). On retrouve à cet égard le même répertoire de formes visuelles que dans celui des outils du monde de l’entreprise : histogrammes, diagrammes camemberts, tableaux de chiffres organisés en série temporelles, etc. qui produisent une « mise en récit de la mise en variable » comme le formulait Alain Desrosières (2008). Comme dans le chapitre précédent, on aperçoit ici une circulation de phénomènes déjà rencontrés dans la sphère professionnelle. Dit autrement, faire du sport, par exemple, devient un domaine de la vie « à gérer » en accédant à des informations reprenant les codes graphiques et la logique des tableaux de bord, dans une perspective d’optimisation de ses pratiques.

D’autre part, c’est à un usager rationnel que ces applications sont destinées, avec l’idée que la connaissance de soi et la réflexivité, exprimée dans ces visualisations permettront, en retour, un meilleur contrôle de son propre comportement114. Comme le résume ce titre du journal Daily

Star « self-tracking puts people in charge of their health » (cité par Lupton, 2016, p. 77). On

re-trouve ici cet impératif moral, propre au sujet libéral contemporain, d’être responsable de soi, et d’infléchir son comportement pour être un individu convenable aux manières d’être de l’époque : avoir un poids en-dessous des indicateurs normatifs inscrits dans les préconisations de certaines applications, faire suffisamment de pas dans une journée, bien gérer ses courriels et son temps de travail, etc. Cette vision s’accorde avec l’idéologie qui fait de chacun un entrepreneur de sa propre vie, la responsabilité étant principalement individuelle115. Il apparait alors logique de proposer aux usagers les mêmes modes de représentation et des outils similaires que ceux des entreprises pour « optimiser son comportement » (une terminologie employée par les informateurs).

Comme l’ont montré Fabien Granjon et ses collègues dans leur travail sur le self-tracking, mieux se connaitre et se surveiller avec son smartphone, relève ainsi d’une idéologie de la mo-dernité gestionnaire qui considére « le ‘soi’ comme une valeur absolue et une entité autonome » qu’il s’agit de gérer (Granjon et al., 2011, p.13). Dans un monde d’urgence et d’injonction à la

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Et ce, alors même qu’il s’agit aussi d’une forme de contrôle social ou de normalisation ; car les représentations visuelles proposées, et le fait d’expliciter des comporte-ments avec des indicateurs chiffrés ne sont pas produites de façon neutre. Celles-ci reposent sur un ensemble de normes sociales qui sont soit intégrés dans le programme par des concepteurs situés à au bout du monde, soit fixées par l’usager lors qu’il débute avec l’application. Apparait du coup le risque de se comporter d’une manière conforme

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Les enjeux de société, tels que la santé ou l’obésité, deviennent de ce fait des problèmes individuel et non des questions sociales abordables plus collectivement par une instance publique telle que l’Etat.

performance (Ehrenberg, 2008), ces applications de self-tracking semblent en effet donner un semblant de maitrise de soi d’une manière accessible et compréhensible. De plus, comme signalé par Christian Licoppe, ce type d’articulation entre une expérience située et technologiquement équipée correspond à une nouvelle forme de présence au monde :

« Il y a là le symptôme d’une nécessité nouvelle, celle de penser un rapport différent à la présence (entendue comme engagement dans la situation à tra-vers une action qui se déploie dans l’ici et maintenant) et à l’existence (enten-due comme capacité des êtres à perdurer de manière reconnaissable d’une situation à l’autre). »

(Licoppe, 2013, p. 22)

Or, pour Licoppe, ce rapport particulier à l’action et à la présence repose non seulement sur la collecte de données mais aussi sur la mise en calcul des activités en train de se faire. Ce qui correspond à un autre pan de la littérature académique en pleine ébullition actuellement et qui ne concerne pas uniquement la mesure de soi : celui de l’étude de ce que Dominique Cardon nomme la « raison calculatoire » – la logique, les valeurs et le projet politique sous-jacent aux algorithmes qui permettent le fonctionnement d’un tel système – et plus largement de l’« apprentissage machine » (machine learning) – l’ensemble des programmes cherchant à prédire un comportement futur des usagers en se basant sur une analyse statistique des comportements passés (Cardon, 2015). Cette logique calculatoire fonctionne grâce à la collecte de deux sources de données (Cardon, 2015, p. 62) au coeur de la mesure de soi, mais plus largement dans toutes les apps actuelles : les traces de comportements (données enregistrées par des capteurs tels que la géolocalisation) et les signaux ou marques d’activité116 (celles explicitement rentrées par les usagers). Ces deux types de données sont combinés et comparés pour produire des analyses statistiques, des visualisations, mais aussi différentes prédictions sur les comportements individuels et collectifs.

Un autre thème prégnant dans la littérature sur la mesure de soi concerne les enjeux de sur-veillance intrinsèquement liés à la numérisation de l’individu sur laquelle elle repose ; conduisant à ce que Deborah Lupton (2016) nomme une « dataveillance ». Celle-ci concernent en premier chef les risques de collecte ou d’interception des données personnelles captées par le smartphone qui transitent sur les réseaux et qui sont stockés à distance dans des data centers117. Au cours de ces étapes, ces données peuvent se voir interceptées par des agences gouvernementales ou des cybercriminels. Cette dimension de la surveillance possible est par conséquent fondamentale et peut aussi être lue comme une rupture par rapport à la vision initiale du mouvement Quantified

Self. Celle-ci se postionnait en effet comme une démarche ascendante, portée par des usagers

passionnés, voire comme un mode de résistance par rapport à d’autres formes de collecte de données en ligne (Nafus et Sherman, 2014).

Une autre manière d’analyser ce phénomène peut consister à lire cette captation des données dans un rapport économique de production ; soit comme une forme de « Digital Labor » décrite par Antonio Casili et Dominique Cardon comme le travail invisible qui se manifeste au travers de l’exploitation des traces numériques produites par les usagers et potentiellement productrices de valeur par les plateformes et les intermédiaires qui les mobilisent (Casilli et Cardon, 2015). C’est ce qu’il se passe lorsque les données des usagers de plateforme en ligne sont revendues

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Une distinction à rapprocher de celle proposée par Frédéric Kaplan qui parle lui de marques et de traces

(Kaplan, 2009).

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La Figure 52 nous montre une des multiples tactiques mises en place par les usagers afin d’éviter des fuites incontrôlées de données. Dans le cas des applications de self-tracking, certains de mes enquêtés se sont plaints du manque de transparence à propos de la manière dont les données de suivi sont partagées, et de devoir vérifier régulièrement que leur paramétrage n’est pas modifié. Une telle telle expertise n’est cependant pas uniformément

par les mêmes opérateurs de télécommunication souhaitant les valoriser ou de sociétés tierces dites « data brokers » qui les commercialisent à d’autres entreprises118. Si pour le moment il est difficile de déterminer si des données de « mesure de soi » sont l’objet de ce type de partage et de valorisation marchande, il est fort probable que ce n’est qu’une question de temps.

Que retenir de cet état des lieux ? D’abord que la mesure de soi, si elle est ancrée dans une logique de collecte d’informations qui n’est pas nouvelle, évolue rapidement. En particulier avec la migration vers le smartphone de certaines de ces fonctions il y a dix ans portés par des objets indépendants (bracelets, balances, capteurs) ; mais aussi du fait des enjeux de surveillance ou de marchandisation qui sont apparus avec la professionalisation du domaine. De plus, si la mesure de soi interroge d’un point de vue anthropologique – en ce qu’elle produit un individu et une forme de présence soumis à la raison calculatoire – elle possède un intérêt plus légitime dans le cas de suivi de maladies chroniques, mais sans doute aussi chez certains usagers sains curieux des opportunités offertes par ces « technologies réflexives ». Sur la base de ces considérations et en m’appuyant sur l’enquête de terrain, j’explorerai ici les questions suivantes : que se passe-t-il quand c’est le smartphone qui devient l’interface de la mesure de soi ? Qu’est-ce que cela change par rapport à ces enquêtes qui traitent principalement des bracelets et d’une critique générale de la logique « tableautiste » ? Et au-delà des enquêtes des débuts, quelle évolution des pratiques peut-on lire dans ces usages, et lorsque ce ne sont plus uniquement les « early adopters » qui utilisent ce type de technologies ?

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En mars 2017, les sénateurs étasuniens ont ainsi autorisé la revente par les fournisseurs d’accès à Internet de données telles que l’historique de navigation web des utilisateurs (Brodkin, 2017). Plus insidieux encore que la surveillance, les entreprises possèdant les données personnelles peuvent

Chez mes informateurs, les usages de la mesure de soi correspondent certes à la photographie comme décrit en introduction, mais aussi à l’usage des multiples applications et accessoires de mesure de soi (self-tracking) : podométrie (Health, Pedometer), géolocalisation des parcours (Runkeeper, MapMyRun), suivi du poids dans les cas plus courants (Lose it !, Health), quantité de cafés ingérés (Reporter), ou même suivi des usages du smartphone lui-même (Instant, Moment). D’abord présentes dans le monde du sport, ces applications semblent coloniser toutes les activités de la vie quotidienne, qui peut être ainsi suivies et analysées au moyen de dispositifs numériques. Et chez les personnes atteintes de maladies chroniques, telles que les problèmes cardio-vasculaires ou le diabète – des apps spécifiques permettent un suivi de différents paramètres physiologiques.

Selon les services, les données peuvent être collectées automatiquement (suivi GPS des déplacements), ou par le concours de l’usager (qui doit alors rentrer à la main les différentes données), voir avec l’usage d’un accessoire : bracelet-podomètre, capteur cardiaque (voir Figure 49), pèse-personne, ou glucomètre. Grâce à l’usage de technologies de communication sans-fil (WiFi, Bluetooth), le smartphone et l’accessoire en question échangent des données qui permettent ensuite la mise à jour du profil de l’usager sur un serveur distant (cloud computing), et la consul-tation – sur le terminal, ou sur le Web – de l’évolution de ces différents paramètres analysés par le programme. La Figure 48 montre un usager en plein examen de ces données juste après un effort sportif. Comme il me l’explique ensuite, il les observe aussi sur la durée, sous la forme de toute une série de diagrammes et autres visualisations. D’après lui, celles-ci lui permettent de réaliser des comparaisons et de constater d’éventuelles progrès ou des périodes creuses.

Du point de vue de la répartition des usages, il n’y a pas d’homogénéité chez mes informa-teurs, comme le résume le tableau 5 avec sa typologie d’usagers ; celle-ci est construite sur la base de la fréquence d’usage et des types d’applications utilisées. Globalement, peu se revendiquent de cette tendance du « Quantified Self », mais une grande majorité rapporte avoir « testé » une ou plusieurs applications de ce genre, « pour voir », ou pour se rendre compte de son potentiel. Le fait de ne jamais avoir essayé, ou de continuer à employer des applications d’auto-mesure après plusieurs mois semble par contre être un phénomène exceptionnel. Par ailleurs, plus les usagers sont convaincus, plus ceux-ci dirigent leur intérêt vers des domaines non-limités uniquement au suivi des données de sport ou de santé. Si la majorité abandonne, je relève deux types de « déserteurs » de ce genre d’apps.