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Miroir et image de soi

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Au sujet du selfie, sans rentrer dans les détails de cette pratique (voir pour cela Allard, 2014 et Gunthert, 2015), soulignons que cet autoportrait pris la main tendue relève d’abord d’un genre photographique reconnaissable qui a ses codes esthétiques et son appareillage (smartphone, apps dédiées, perche à selfie). Mes enquêtés s’adonnant à cette pratique affirment l’utiliser principalement comme une manière de marquer leur présence dans une situation donnée : « je le fais pour envoyer à mes amis, c’est comme une carte postale » (C., Genève), « c’est pour marquer le coup, marquer que je suis venu là, à la fois pour moi et pour mes proches » (Rania. Genève). On retrouve ici ce que constatait la sociologue Laurence Allard : « Le selfie n’est pas seulement un autoportrait mais un autoportrait de soi dans le monde. (...) Un usage retourné du mobile, mais

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Une fonction que certains de mes informateurs utilisent tout en me parlant de critères très précis pour l’esthétique de la « bonne photo ». J’ai ainsi pu apprendre qu’une prise de vue de contre-plongée, avec un angle de 45 degrés était un standard, et que la « meilleure lumière pour les selfies, c’est celle des toilettes ».

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De tels usages renvoient à la place du miroir dans les contes et les cultures populaires, miroir qui montre ce que l’on désire voir plus qu’un reflet conforme à la réalité.

pour me parler du smartphone et de leur usage de cet objet, puisque l’appareil remplit précisément cette fonction dans la vie de tous les jours : au domicile, dans les transports en commun, au café, dans son véhicule (remplaçant avantageusement l’usage du rétroviseur qui implique lui d’étirer le cou) :

« C’est un peu mon miroir de poche, j’ai même une app pour ça, pour regarder mon maquillage et mes cheveux »

(Catia, cheffe de projet, 34 ans, Genève)

« I sometimes use it as mirror to check my hair »

(Eikichi, étudiant, 18 ans Tokyo)

« J’ai remisé le miroir, j’utilise maintenant le smartphone pour ça, c’est un peu bête je sais, mais au fond c’est un miroir »

(Alma, étudiante, 24 ans, Genève)

Cette fonctionnalité « miroir » du smartphone appelle du coup deux commentaires. D’un côté, il semble logique que celle-ci émerge de l’évolution technique des téléphones eux-mêmes103. La pratique qui consiste à s’observer le visage dans un écran n’est pas nouvelle, mais la présence d’une caméra frontale104 l’a certainement facilité. Et ce, car elle permet la conception de toutes sortes d’applications telles que « A Real Mirror Free » et @Miroir105, mais aussi la fonctionnalité nouvellement proposée avec l’iPhone X – Face ID – qui consiste à déverrouiller le téléphone en filmant son visage106.

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Le terme d’évolution technique devant ici être entendu sans forcément de conception purement biologique des techniques (voir Guchet, 2008 à ce sujet).

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C’est à dire situés sur la face écran du terminal. Les pre-miers téléphones mobiles munis de ces caméras frontales furent les Z1010 (Sony Ericsson) et A835 (Motorola) en 2003. Quant aux smartphone, il s’agit de l’iPhone 4 à partir de 2010.

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Cette pratique, comme celle du selfie, interroge aussi la question du déterminisme technique puisque même si la notion d’autoportrait existe depuis longtemps en peinture ou en photographie, le fait d’avoir deux caméras, dont une frontale, facilite la réalisation d’une telle tâche. Il s’agit donc un bon exemple de croisement de possibilités techniques nouvelles et de pratiques qui les précédent. On retrouve ici une forme de démocratisation via la technique de l’autoportrait de l’artiste peintre.

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Laquelle repose sur le brevet « Locking and unlocking a

Photographie d’une conférence Apple décrivant le principe de la technologie de reconnaissance faciale Face ID (Source : CNET, 2017).

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D’un autre côté, ces trois exemples témoignent du glissement entre cette fonction somme toute assez classique du miroir, et celle d’un appareil prélevant des mesures à propos du comportement des usagers, pour éventuellement leur faire des suggestions ; lesquelles concernent des comporte-ments à adopter (comment se maquiller, ou se coiffer) sur les apps décrites plus haut, mais aussi sur d’autres dimensions de la vie quotidienne, telle que l’activité physique ou la santé, comme on le verra plus loin. Car, en effet, cette manière de décrire le smartphone comme un miroir ne se limite pas à cette vision littérale du terminal comme miroir. Les usagers l’emploient également de manière métaphorique afin d’aborder les différentes données collectées par l’appareil, et qui sont rendus visibles par le biais d’apps dites de « mesure de soi » (self-tracking) :

« Quand j’ouvrage Health, l’app de santé d’Apple, c’est comme un miroir où je me vois, mon activité physique, le nombre de pas que je fais, le nombre de marches que je franchis. Cela me dit ce que je fais »

(Félicien, chef de projet, 26 ans, Genève)

« One can see it as a mirror, a virtual mirror that shows my physical activity »

(Kevin, entrepreneur, 47 ans, Los Angeles)

C’est cette transition que je vais aborder dans ce chapitre, en montrant comment plusieurs fonc-tionnalités « réflexives » du smartphone dépassent cette simple promesse et se transforment en une forme singulière de guide comportemental, et qui ne se limite pas à un choix de maquillage ou de coupe de cheveux.

Au-delà de l’usage littéral du smartphone pour se regarder le visage, rappellons avec Laurence Allard (2010, 2014) que le téléphone mobile est une « technique de soi », c’est-à-dire, en reprenant la définition de Michel Foucault (1984) d’un « support à la connaissance de soi à la manière des hypomnemata des anciens ». Le mobile, et par extension le smartphone, n’est pas exclusivement un outil de communication et de partage avec autrui, mais il « devient également un authentique moyen de communication de soi avec soi-même » (Allard, 2014, p.140). Il permet en cela des « ex-plorations identitaires » (Allard, 2014, p.141) qui accompagnent l’usager dans toutes ses activités. Soit, comme l’ont souligné Jaureguiberry et Lachance, « les TICs sont des miroirs dans lesquels l’individu peut observer son activité quotidienne » (Jaureguiberry et Lachance , 2016, p.115). Par cette assertion, les auteurs font référence à la manière dont les traces, données et contenus enregistrés par le téléphone – « les textos envoyés, les courriels rédigés, les messages laissés sur le répondeur, le journal des appels téléphoniques, l’heure à laquelle ils ont été produits » – sont un reflet de la vie sociale et professionnelle107. De telle sorte que l’usager « se regarde dans les écrans nombreux qui projettent les images qu’il a lui-même en partie produites » (Jaureguiberry et Lachance, 2016, p.115).

Ces commentaires sur les usages des médias numériques comme moyen d’expression et de connaissance de soi concernent les usages généraux du mobile, mais il me semble qu’ils peuvent aussi s’appliquer à cette catégorie spécifique de réflexivité qui concerne la « mesure de soi », et les multiples apps qui la permettent. La plupart du temps employées dans le domaine du sport, ou des applications de santé, ces applications relèvent de ce que les concepteurs, les usagers et les médias ont nommé « Quantified Self » (« automesure connectée ») ou « self-tracking culture »108. Ce terme apparu il y a moins de dix ans (Wolf, 2009) correspond à la mesure, au suivi et à l’en-registrement de données chiffrées en lien avec le corps des usagers, et dont le but est de mener à une forme d’amélioration couplée à une meilleure connaissance de soi109. A l’origine le terme de

Quantified Self faisait plus explicitement référence aux objets-capteurs du domaine émergent de

l’« Internet des objets » – pensons aux bracelets-podomètres ou aux balances connectées – mais le smartphone a depuis quelques années pris la place de ceux-ci en permettant une convergence entre des moyens de production de traces (capteurs de mouvements, capteurs sonores, entrée manuelle par l’usager) ou de leurs visualisations (Pink et Fors, 2017) ; comme on peut s’en rendre compte avec l’app Health sur iPhone (Figure 50).

Une telle promesse repose sur l’analyse des diverses traces collectées en vue de repérer des motifs, et potentiellement de modifier son comportement en fonction de ceux-ci, au moyen de technologies de l’information et de la communication. Christian Licoppe les qualifie de « tech-nologies réflexives » puisqu’il s’agit de « dispositifs technologiques qui présentent la particularité pour les personnes de visualiser leurs activités en train de se faire ou l’évolution de leur état » (Licoppe, 2013, p. 25). Une telle forme de réflexivité peut être rapproché d’une volonté de dia-gnostic, puisque ces indicateurs permettent de révéler des irrégularités ou des motifs récurrents, par exemple dans le sommeil ou l’activité physique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la

Self tracking : de la mesure