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Les récits des enfants, entre conformité à l’injonction scolaire et expression personnelle

Chapitre 4 – Il était une fois la guerre…

A. Un tableau scolaire de la déclaration de guerre

« C’est au mois d’août 1914 que Guillaume II, empereur d’Allemagne, déclara la guerre à la France51 ». La déclaration de guerre constitue l’acte inaugural du récit de Gérard, âgé de 12 ans. Comme pour beaucoup de ses camarades qui évoquent aussi cet événement, le jeune garçon se contente d’une phrase simple, qui débouche rapidement sur la mention de l’invasion. Malgré sa brièveté et son aspect conventionnel, cette formule reprend certains topoï du discours de guerre alors véhiculé par l’école. L’Allemagne, l’Allemand, et parfois Guillaume II, sont toujours les sujets de la phrase. Ils sont en effet les uniques responsables de la guerre, ceux à cause de qui le conflit éclate. La mention de « l’empereur Guillaume II », une figure centrale dans la culture de guerre de l’Entente, accentue ici l’idée d’une nation dangereuse car antidémocratique. La mise en relief par les élèves de la responsabilité morale et juridique de

50 Mona OZOUF, Composition française : Retour sur une enfance bretonne, Paris, Gallimard, 2009, p. 64. 51 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 286, composition de Gérard Lepoutre, 12 ans, élève à l’école de garçons de Neuville-en-Ferrain (Nord).

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l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre résulte du contexte des sorties de guerres, où la question des réparations inonde le débat public, notamment dans la presse52.

D’autres compositions laissent apparaître plus clairement le relais par les élèves de ce discours centré sur la culpabilité de l’Allemagne. Pour un élève, « l’Allemagne, orgueilleuse, prétendait dominer le monde53 », pour un autre, « pendant que la France vivait heureuse avant la guerre, l’Allemagne s’armait pour nous combattre54 ». Cette image d’une nation de proie est d’autant plus rebattue que le Nord est présenté, dans les ouvrages scolaires destinés à magnifier les « petites patries », comme une région riche et prospère55. Ernest Balloy, âgé de 12 ans, élève à l’école de Lezennes, met ainsi directement en lien l’agression allemande avec la vitalité économique du Nord : « En août 1914, l’Allemagne déclara la guerre à la France. Connaissant la richesse et la prospérité de la région du Nord, elle se résolut de s’en emparer en passant par la Belgique56 ». Certains élèves semblent tellement vouloir se conformer à ce discours de guerre national que leurs débuts de récit se transforment en de véritables récitations de leçons. Les compositions issues de l’école de filles Descartes à Lille sont particulièrement frappantes. Une de ses élèves, M. Leroy, écrit par exemple :

Depuis 1871 l’Allemagne préparait une nouvelle guerre, elle avait à sa tête, en 1914, l’orgueilleux Kaiser : Guillaume II qui rêvait la domination universelle. D’accord avec l’Autriche, l’Allemagne saisit pour prétexte l’assassinat de l’archiduc héritier d’Autriche qu’elle imputa à un sujet serbe, et de ce fait elle déclara la guerre à la Serbie ainsi qu’à la France (le 4 août 1914). Mais elle ne comptait sur l’alliance de l’Angleterre et de la Russie avec notre pays57.

52 DOYON Baptiste, « Étude comparée du traitement médiatique des sorties de guerre de 1870-1871 et de 1918 en France », mémoire soutenu à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Paris, sous la direction de Fabien Théofilakis, 2018, 146 pages.

53 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Joseph Blas, âge inconnu, élève à l’école de garçons de Neuville-St-Remy (Nord).

54 La contemporaine, F delta 1126/05/Bx. 001, composition de Patrice Leclerc, 13 ans, élève à l’école de garçons Lydéric à Lille

55 G. BRUNO, Le tour de France par deux enfants. Livre de lecture courante, Paris, Belin, 1904 (1ère édition en 1877). À propos de la région du Nord, le manuel fait remarquer : « Les pays du nord sont ceux que la nature a le moins favorisés ; mais l’intelligence et le travail de l’homme ont corrigé la nature et y ont produit des richesses », p. 264.

56 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 299, composition d’Ernest Balloy, 12 ans, élève à l’école de garçons de Lezennes (Nord).

57 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 303, composition de M. Leroy, âge inconnu, élève à l’école de filles Descartes à Lille (Nord).

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Reviennent encore une fois les principaux codes de la propagande scolaire : l’Allemagne a préparé et déclenché la guerre, et elle avait à sa tête un « orgueilleux Kaiser » qui « rêvait la domination universelle ». En revanche, et contrairement à la grande majorité des écoliers, la jeune fille continue son récit en détaillant les jeux d’alliances entre nations. L’élève semble donc particulièrement attachée à montrer qu’elle connaît son sujet. La date du 4 août 1914, qu’elle avait oublié de donner, est même rajoutée au-dessus du texte. Ce début de rédaction est en fait très similaire aux passages que l’on peut trouver dans les manuels et les livres de lecture courante destinés aux enfants et publiés pendant la guerre, tel que le Tour d’Europe pendant la guerre, de G. Bruno, publiée en 1916, où le déclenchement de la guerre est expliqué par le jeune soldat Jean, en alors en permission, à son petit frère et à sa petite sœur :

– Oh ! Jean, dis-nous à présent comment cela s’est passé ? […]

Jean reprit : – Depuis vingt-huit ans que Guillaume II est empereur d’Allemagne, il n’a cessé de préparer la guerre actuelle, tout en affirmant au monde entier qu’il était le plus grand ami de la paix.

– Mais il mentait, dit Jacques.

– Oui, certes. Lorsqu’il a cru le moment favorable, d’accord avec l’empereur d’Autriche, tous les deux ont trouvé un prétexte pour faire éclater la guerre. La France, l’Angleterre et la Russie ont tout essayé pour écarter cette terrible catastrophe58.

Le récit de M. Leroy s’apparente presque à une reprise littérale du manuel, certaines formules étant similaires : « Depuis…il préparait la guerre », « d’accord avec l’Autriche…, il saisit un prétexte… ». Les autres compositions rédigées par ses camarades de classe sont aussi très semblables : l’expression « l’orgueilleux Guillaume II » revient dans trois copies sur quatre et la phrase entière « Guillaume II rêvait de la domination universelle » réapparaît même chez un autre élève59. Plus que l’enfant, c’est donc le manuel qui semble ici parler. Les rédactions des élèves de l’école Descartes à Lille sont aussi assez similaires aux réponses données par la directrice de l’école à son questionnaire. Pour cette dernière, les Allemands « admiraient tous

58 G. BRUNO, Le tour de l’Europe pendant la guerre. Livre de lecture courante, cours moyen, Paris, Belin, 1916, p. 16.

59 L’orgueil de Guillaume II et de tous les Allemands est un trait de caractère central dans la construction de l’image de l’ennemi. Ce qualificatif est répété de nombreuses fois dans le Tour d’Europe de G. Bruno, notamment p. 16, p. 21, p. 94.

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leur empereur : […] " Grand Kaiser, grand Napoléon ", disaient-ils. Leur désir était : dominer et ruiner le pays60 ». S’il est peu vraisemblable que ces débuts de compositions aient été directement dictés – les récits n’étant jamais exactement les mêmes – l’empreinte de l’institutrice – ici plutôt de la directrice ? – semble se dessiner. A-t-elle insisté pour que les écrits des élèves prennent cette forme très scolaire ? Leur a-t-elle fait la lecture de certains passages pour inspirer leur écriture ? Il semble en tout cas que ces copies lui aient convenu puisqu’elles ont été envoyées. N’y-a-t-il pas une part de calcul ? A défaut de répondre à la demande du recteur, qui voulait des témoignages, la maîtresse montre que ses élèves connaissent bien leurs leçons, et donc qu’elle accomplit bien sa mission républicaine : en reprenant un discours de guerre national unificateur et en montrant qu’ils connaissent bien l’histoire de leur pays, les écoliers montrent en effet qu’ils sont de bons petits Français.

Si la description de la mobilisation est elle aussi indissociable d’une représentation inhérente à la culture de guerre nationale – à l’invasion d’un peuple barbare répond un peuple héroïque, déterminé à défendre sa liberté et celle des autres – elle prend selon les récits des formes différentes, voire parfois opposées. Se dessine alors une première contradiction entre la guerre rêvée par l’école et la guerre telle qu’elle a été vécue et représentée par les enfants.

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