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Les récits des enfants, entre conformité à l’injonction scolaire et expression personnelle

Chapitre 5 – Raconter le temps long de l’occupation

C. Chez les plus grands, raconter un temps et un espace altéré

Quatre ans !... que se passa-t-il pendant ces longues années d’annexion ? Hélas ! c’était toujours l’oppression des premiers jours, l’occupation, avec son cortège de misères : famine, emprisonnements non motivés, travail forcé au loin, exécution des rebelles, rançons etc…20

La rédaction de Marie-Thérèse, élève de 15 ans, débute de la même manière que celle d’Albert. En revanche, les récits des élèves les plus âgés sont beaucoup plus longs, comme le montre le tableau placé en début de chapitre. Les quelques lignes écrites par Marie-Thérèse s’apparentent en fait à une sorte de sommaire, et la plupart des faits évoqués sont ensuite détaillés sur toute une page. Les élèves mettent alors à profit leur maîtrise de l’écriture pour exprimer l’interminable martyre de l’occupation. L’étude lexicométrique des spécificités montre pourtant que les enfants de 14 à 17 ans ne citent pas plus d’années, de mois, de jours, ou d’heures dans leurs copies que ceux de 9 à 13 ans21. Aux chiffres sont en fait préférés les images et les procédés stylistiques. Marie-Thérèse joue par exemple sur la ponctuation : les six points de suspension qui suivent son « quatre ans » au début de sa copie traduisent à la fois le temps interminable, en suspens, de l’occupation et tous les malheurs qui l’accompagnent. Les rédactions écrites par les élèves de l’école primaire supérieure de filles de Tourcoing laissent clairement apparaître l’influence de la langue de l’école, qui repose avant tout sur l’usage de la métaphore. La rédaction écrite par sa camarade Simone, 17 ans, est sûrement l’une des plus travaillées du corpus. C’est pourquoi nous en citons un long extrait :

Puis, les jours sombres de l’occupation allemande : je revois souvent devant mes yeux le long défilé des caissons, des canons gris comme l’uniforme des soldats allemands. Alors toute la tristesse d’une occupation ennemie pesa sur nous. Les Allemands nous harcelaient de leurs réclamations continuelles, chaque jour, méthodiquement, ils nous enlevèrent ce que nous avions. […]

Les amendes, les emprisonnements tombaient comme une grêle sur nous.

20 La contemporaine, F delta 1126/05/B. 720, composition de Marie-Thérèse Catteau, 15 ans, élève à l’école primaire supérieure de filles de Tourcoing (Nord).

21 À l’exception de la date d’août 1914, qui est davantage citée chez les enfants de 12 ans et beaucoup moins chez les enfants de 14 à 17 ans (indice de 3,7 pour les premiers, et de -3,1 pour les deuxièmes), aucune année, aucun mois, ni aucun jour n’est surutilisé ou sous-utilisé chez les enfants en fonction de leur âge.

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Aux jours sombres de l’hiver on voyait se former les « queues » interminables devant les magasins pour y prendre le ravitaillement de la semaine.

Du pays libre, point de nouvelles, si, quelques fausses nouvelles, inventées on ne sait par qui, venaient alimenter notre espoir : une invincible espérance était en nous ; c’est elle qui nous aidait à supporter les mille vexations que les ennemis nous adressaient : dans les jours les plus sombres c’est elle qui faisait naitre un peu de gaité dans les rangs serrés de la queue, et qui faisait arriver à nos lèvres des remarques ironiques sur la dure administration allemande […]

Je me souviens particulièrement d’une scène touchante qui se produisit au moment du rapatriement. Ma famille faisait partie d’un convoi ; après avoir dit adieu à ceux qui restaient, nous montions dans le train qui devait nous emmener vers la France libre. Oh ! ce moment où nous toucherions le sol de France, comme nous l’attendions ! Nous regardions fuir devant nous les champs, les bois, les maisons, songeant que chaque moment passé nous rapprochait du terme. Il nous semblait que nous étions dans un monde irréel – nous nous forgions ce rêve « Quand je serai arrivé en France ! ». Une fièvre nous soutenait la nuit, nous fatiguait le jour. Arrivés en Suisse où nous reçûmes un bon accueil, nous avions hâte de repartir.

« En France ! » cette exclamation passa de bouche en bouche, quand nous arrivâmes à la frontière ; penchés à la portière, nous regardions avidement le paysage qui fuyait rapidement devant nos yeux. Et quand nous descendîmes à Evian une inexplicable émotion nous étreignit, comme un rêve nous regardions les rues où il y avait des drapeaux français, les ciels bleus, les bosquets verts, la route blanche, étonnés de voir sur le chemin ce long cortège noir que nous faisions. Nous nous demandions si l’uniforme tant détesté n’allait pas apparaître sur la route.

Tout à coup, un attroupement se produisit au milieu du groupe, on voyait un uniforme bleu, un soldat français ! – chacun voulait le voir – le soldat souriant embrassait les petits, serrait la main des grands. […]

On nous fit entrer dans une grande salle du casino d’Evian : une salle très grande, je la revois encore, toute blanche avec ses murs pavoisés et ses longues tables blanches –

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nous regardions surpris ce qui nous entourait, nous ne voulions pas croire à ce rêve trop beau, nous venions de nous éveiller d’un long sommeil agité22.

Le récit de Simone repose sur une impression essentielle : celle d’avoir vécu dans un temps et un espace singulièrement altérés. Ce sentiment transparaît d’abord à l’aide d’une métaphore : l’occupation a été, pour la jeune fille, un « long sommeil agité ». Quatre autres élèves, eux aussi assez âgés – 15,3 ans en moyenne – comparent également la guerre à un « cauchemar ». Pour Simone, le retour en France constitue alors à la fois un « rêve irréel », mais aussi la fin de ce « long sommeil ». L’expression de ce temps altéré repose également sur un jeu avec les couleurs et les saisons. L’occupation est « sombre », les uniformes et les canons sont « gris », et les amendes et les peines de prison « tombent comme une grêle ». La seule saison mentionnée lors de l’occupation est l’hiver. Les « réclamations » des Allemands sont « continuelles » et les queues pour le ravitaillement « interminables ». Cette queue devant les magasins symbolise alors l’attente sans fin des occupés, le sentiment de ne plus avancer. Puis, le rapatriement : le temps s’accélère, reprend son cours. Par deux fois, l’élève évoque le paysage qui « fuit rapidement » sous leurs yeux. Le texte lui-même devient plus rythmé, avec de nombreuses virgules, des points d’exclamations, des guillemets… Ce retour à la vie marque un retour des couleurs : « les ciels bleus, les bosquets verts, la route blanche » et « l’uniforme bleu » du soldat français.

Ce récit très travaillé est certes influencé par l’organisation du concours : l’élève fait d’abord une démonstration de sa maîtrise de l’écriture. La mise en récit a posteriori la pousse aussi à mettre l’accent sur le patriotisme ardent, fiévreux, des occupés. Cela ne veut pas dire que la jeune fille n’est pas sincère. Cette impression d’un temps interminable, que l’on retrouve dans les rédactions des élèves les plus âgés est bien une composante majeure de l’expérience enfantine de l’occupation23. Le récit de la jeune fille repose aussi sur une représentation du chez soi propre aux enfants exilés, relevée par Anne-Marie Losonczy et Marta Craveri dans les Enfants du Goulag : « Le sentiment d’appartenance ethnique des enfants se construit à travers des récits sur le pays natal qui créent une communauté émotionnelle dans la nostalgie du pays

22 La Contemporaine, F delta 1126/05/B. 720, composition de Simone Deleplace, 17 ans, élève à l’école primaire supérieure de filles de Tourcoing (Nord). Voir la copie en intégralité en Annexe 11, p. 264.

23 Manon PIGNOT, Allons Enfants de la patrie, op. cit., Paris, Le Seuil, 2012 : « Les enfants de la zone occupée vivent dans un rapport au temps qui n’est plus celui de l’arrière. L’impression qui domine est celle d’un temps désormais suspendu […] La durée de la guerre et de l’occupation introduit un nouveau rapport au temps, celui d’un " provisoire infini " », p. 195.

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rêvé. […] Ces terres se parent des couleurs d’un paradis perdu dont tous les traits sont à l’opposé du paysage et du vécu de la déportation24 ». Ce renversement – le pays étranger devient un chez soi, et le chez soi devient un pays étranger – est alors le point central sur lequel repose l’extrême majorité des récits : les enfants cherchent à montrer à quel point ils ont été dépossédés de tout. Pourtant, et peut-être sans le vouloir, la jeune fille évoque aussi les traces indélébiles laissées par l’occupation : les occupés, dans ce paysage coloré de la France retrouvée, forment un « long cortège noir ». Bien que pleinement Français, les gars et les filles du Nord sont devenu, malgré eux, différents25.

2. « On n’était plus chez soi » : les malheurs de l’occupation

Au mois de mars 1915 ils sont venus occuper notre village. Ils ne manquaient pas de nous montrer qu’ils étaient maîtres chez nous. Dans la maison il leur fallait la meilleure place, les lits. Ils ne s’inquiétaient pas si la famille pouvait encore se loger, ils n’avaient même pas pitié des vieillards. De plus ils ne nous laissaient plus aucune liberté. Maman ne pouvait plus aller au village voisin pour s’approvisionner, je ne pouvais même plus aller à 100 mètres du village pour chercher de l’herbe pour mes lapins. Le soir après 5h. nous ne pouvions plus sortir de chez nous : dans la rue la patrouille y était et emmenait au poste les retardataires.

Comme nourriture nous étions aussi très malheureux. Ils nous vendaient un pain si noir que nous ne pouvions pas le manger. En cachette nous allions chercher du blé et il nous fallait le moudre dans des moulins à café ! Les champs n’étaient plus à nous. Si nous ne parvenions à récolter quelques pommes de terre dans notre jardin nous devions encore nous cacher pour les manger. Le boucher n’avait plus le droit de tuer. Ils s’emparaient de tout. Il était défendu de vendre aux civils le beurre et les œufs. Heureusement que l’Amérique nous ravitaillait !

A tout propos ils fouillaient les maisons sans même dire ce qu’ils cherchaient, ils prenaient tout ce qu’ils trouvaient à leur convenance. Ils démolissaient pour le plaisir de détruire. Ils coupaient beaucoup d’arbres fruitiers. Enfin c’était malheureux. Ils finirent par nous mettre à la porte de chez nous sans qu’aucun danger nous menace.

24 Anne-Marie LOSONCZY et Marta CRAVERI, Enfants du Goulag, Paris, Belin, 2017, p. 102. 25 Voir le chapitre 7, p. 182.

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Quand nous sommes partis la neige tombait. Les vieillards étaient (mord) montés dans des chariots ils avaient froid. Pour le voyage ils nous ont fait monter dans des wagons à bestiaux où nous étions très mal26.

La rédaction de Louise, élève de 12 ans à l’école de Hamel, reprend une idée essentielle, qui apparaît déjà clairement dans le récit de Simone, et que l’on retrouve dans la quasi-totalité des copies : les actes commis par l’occupant entraînent une « dépossession totale » des occupés. Les compositions écrites en 1920, bien que très compressées, partagent donc le même regard que les journaux personnels écrits en temps de guerre27. Les récits sont rythmés par une succession de « ils », suivis de verbes renvoyant à cette idée de dépossession : « ils ne nous laissaient plus aucune liberté », « ils s’emparaient de tout », « ils démolissaient pour le plaisir de détruire » écrit par exemple Louise. Sur l’ensemble du corpus, le verbe « réquisitionner » renvient 23 fois, le mot « chassé » 14 fois, « privé » 10 fois… Les expressions « ils prenaient » – que l’on retrouve 46 fois – et « ils enlevaient » – 28 fois – sont particulièrement utilisées : elles renvoient en effet aux privations matérielles, mais aussi aux enlèvements d’hommes, de femmes et d’enfants, notamment pour le travail forcé.

Cette dépossession qui touche donc à la fois les biens et les corps est d’autant plus totale qu’elle résulte selon les enfants d’une politique délibérée de l’occupant. Raphaël, âgé de 16 ans, parle même d’un « système de terreur », mis en place pour faire la guerre aux civils : « A peine arrivés, les Allemands mirent en pratique le système de terreur qu’ils avaient inauguré depuis le début de la campagne : réquisitions, logement des troupes chez l’habitant, contributions de guerre, otages, vols, pillages, travail forcé pour les hommes et jeunes gens, amendes et prison pour les prétextes les plus futiles28 ». Cette représentation de l’occupation est pleinement héritée de celle des adultes et en nourrit les mêmes objectifs : il faut, dans le contexte des réparations, dénoncer et prouver les ravages perpétrés par les Boches afin de les faire payer. Ainsi, la copie de Raphaël, celle de Louise, celle de Simone et d’une très grande majorité d’enfants, petits comme grands, filles comme garçons, bien que parfois différentes sur la forme, se construisent

26 La contemporaine, F delta 1126/05/B. 721, composition de Louise Watissée, 12 ans, élève à l’école de Hamel (Nord).

27 Manon PIGNOT, Allons Enfants de la patrie…, op. cit. : « L’occupant assied son autorité par une politique systématique de dépossession des populations civiles, à la fois concrète et symbolique. Les enfants sont extrêmement attentifs à toutes ces formes de spoliations […] : elles occupent une place centrale aussi bien dans les journaux de guerre tenus au jour le jour que dans les témoignages d’immédiat après-guerre », p. 228.

28 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 286, composition de Raphaël Seynaeve, 16 ans, pour l’école de garçons de Neuville-en-Ferrain (Nord).

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dans la même optique dénonciatrice que celle des adultes et de l’institution scolaire. En témoigne la similarité entre la copie de Raphael et les propos de Georges Gromaire qui publie, en 1925, une première synthèse historique de l’occupation : « Cette occupation n’a pas ressemblé à celle des armées ennemies dans les guerres précédentes, mais jusqu’à présent on n’a pas exposé en détail que tout cela était la conséquence d’un système d’exploitation méthodique et d’épuisement complet du pays29 ». Comme les adultes, les enfants tendent donc à présenter l’occupation comme une véritable guerre contre les civils menée quotidiennement par les Allemands, ce qui entre en fait en décalage avec la manière dont les occupants eux- mêmes ont pu considérer la zone occupée qui, loin d’être une zone de guerre, apparaît plutôt comme une « seconde ligne de défense, moins violente, parfois presque un chez-soi » dans laquelle on pouvait essayer « d’oublier la "vraie guerre", celle du front30 ». Cette image de l’occupation comme une succession quotidienne de malheurs pousse aussi parfois les enfants à distordre leurs propres souvenirs de la guerre.

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