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Les récits des enfants, entre conformité à l’injonction scolaire et expression personnelle

Données 16 Occurrence des termes renvoyant aux bombardements dans les récits écrits en zone non occupée et dans ceux écrits en zone occupée

A. Quand terminer son histoire ?

Plus d’un enfant sur deux (54 %) ne termine pas sa guerre dans sa rédaction : le rapatriement en France non occupée, la retraite allemande, la libération ou l’armistice ne sont pas évoqués. Pour certains d’entre eux, ce phénomène s’explique par la forme qu’ont voulu donner les instituteurs et les institutrices aux récits. La grande majorité des copies de l’école de garçons de Fresnes, dans le Nord, ne narrent que l’invasion (quatre sur six au total), tandis que

62 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition de Léon Lussiez, 13 ans, élève à l’école de garçons de Trith-St-Léger (Nord).

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celles de l’école de Liessies se concentrent uniquement sur le « fait dramatique » demandé dans la consigne63. Néanmoins, 35 % des copies se concluent sur une occupation qui ne finit pas. Le peu de temps laissé aux enfants pour rédiger semble, dans certains cas, en être la cause. Victor âgé de 14 ans, consacre par exemple deux pages de son récit à l’invasion. A la fin de la deuxième page, il raconte en quelques lignes seulement quelques épisodes s’étant déroulés pendant l’occupation : « En 1916 et 1917. Nous enfants allions travailler dans les champs aux chardons, aux feuilles, au bois, aux fruits […] En allant aux pommes de terre ils nous ont chassés à coups de feux ». Puis il fait remarquer, à la toute fin de la page : « J’en ai vu tant qu’il me serait impossible de le raconter », avant de conclure, en débordant : « J’espère que je ne les reverrai plus une pareille guerre 64». D’autres copies comme celle de Victor semblent elles aussi témoigner d’un manque de temps, même si les élèves mettent souvent un point d’honneur à écrire une phrase de conclusion. Néanmoins, quelques récits laissent peut-être parfois transparaître le sentiment d’une guerre encore toute proche. Jules, qui ne précise pas son âge, conclut sa rédaction en racontant un combat aérien : « Je me demandais d’abord ce qui venait de se passer. Mais je sus peu après par les habitants que l’avion boche était tombé en flammes et que les aviateurs étaient carbonisés. J’étais content que ce fussent des boches mais je tremblais encore en pensant aux horreurs de cette guerre65 ». La remarque de l’élève révèle d’abord l’ambivalence du discours de guerre scolaire, qui entretient la haine de l’ennemi mais qui reste, malgré tout, pacifiste par essence66 ». Surtout, la dernière phrase semble entremêler le temps passé et le temps présent, rendant encore très vif cet épisode.

Les enfants qui terminent leur guerre dans leurs récits le font principalement autour de trois moments : l’évacuation forcée – et dans quelques cas les rapatriements souhaités – (20 % des élèves), la retraite allemande et l’arrivée des soldats alliés (23 %) – ces deux derniers événements étant presque toujours liés dans les récits. Les évacuations sont des passages particulièrement longs et travaillés. Ils sont peut-être aussi les plus personnels. Les élèves décrivent surtout la douleur qui provoque la séparation d’avec la maison :

63 Parce qu’ils posent question la place qu’occupe l’enfant dans son récit, les « épisodes dramatiques » sont analysés dans le chapitre 7, p. 205.

64 La contemporaine, F delta 1126/02/ B. 312, composition de Victor Grimiaux, 14 ans, élève à l’école de garçons de Felleries (Nord).

65 La contemporaine, F delta 1126/02/ B. 312, composition de Jules Beauvais, âge inconnu, élève à l’école de garçons de Neuville-Saint-Rémy (Nord).

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Mais la chose la plus triste qui est restée dans ma mémoire, c’est l’évacuation. Le 17 avril 1917, tous les habitants du village furent dirigés sur la Belgique. Tous, les vieillards, infirmes, femmes, enfants nous fûmes rassemblés sur la place à six heures du matin. Il neigeait on nous fait attendre deux heures le départ. Les petites pleuraient, les vieux se plaignaient : il faisait froid à huit heures on partit. Quand il fallut quitter le village natal, et bientôt quand je ne vis plus les dernières maisons du village, mon cœur se serra. Je pensais à ma maison, à mes affaires, à mon école [rajouté], à l’église que je ne reverrais peut-être jamais plus. Et j’avais bien envie de pleurer. Aujourd’hui je suis revenue dans ma maison démolie.

Honneur aux braves soldats qui m’ont rendu mon village.

Le récit de Thérèse, âgée de 13 ans, illustre bien la manière dont l’évacuation est racontée par les élèves. Ces derniers mettent d’abord en avant l’horaire, très tôt le matin, et le désagrément physique qu’il provoque : le froid. D’où la récurrence du verbe « trembler » : « Mon petit frère tremblait de froid et de peur et se plaignait doucement » écrit S. Dubies. Si la faim est l’une des conséquences, aux yeux des enfants, de la « guerre aux civils » menée par les Allemands, le froid, mais aussi parfois la neige ou la pluie sont indissociables de ce moment du départ. La tristesse est également exprimée par de nombreuses interjections – surtout « Oh ! » et « Hélas ! » - et la présence de nombreux points d’exclamations. Le champ lexical de la douleur morale et physique est également omniprésent : les petits « pleurent », les « vieux se plaignent » et le cœur « se serre ».

Les enfants font aussi souvent l’énumération des pièces de la maison, et celle-ci est même parfois personnifiée : « adieu chère petite maison de mes grands-parents, souvenir vivant de mon enfance ; et toi, ma mignonne chambre blanche […] Adieu… Hélas ! Que deviendrez- vous ? ». Pauline cite, elle, Lamartine : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? Qui s’attache à la nôtre et la force d’aimer ?67 ». On observe là encore l’empreinte de l’école et du manuel scolaire, qui sont des « initiations à l’admiration amoureuse et son expression68 » de la « petite patrie » ici transposée sur la petite maison. Ces passages, qui sont certes travaillés de façon à émouvoir le lecteur, semblent particulièrement tristes pour les enfants, d’autant plus qu’ils connaissent la suite de l’histoire, parfois douloureuse – « Aujourd’hui je suis revenue

67 Alphonse DE LAMARTINE, Milly ou la terre natale (I), Harmonies poétiques et religieuses, 1830.

68 Anne-Marie THIESSE, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1997, p. 24.

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dans ma maison démolie ». A l’instar des élèves qui narrent leur confrontation avec des cadavres de soldats, les passages qui rapportent la vision de ces destructions sont – contrairement à ceux qui relatent le départ de la maison – souvent très simples : peut-ont y voir de nouveau un choc, un poids trop lourd pour l’ornementer de la langue de l’école69 ?

La retraite allemande et l’arrivée des soldats alliés constitue un autre moment qui clôt presque une histoire sur quatre. Ces passages sont à nouveau l’occasion d’insister sur la brutalité du Boche :

Vers la fin de la quatrième année de cette insupportable vie les forces allemandes sont vaincues, et après avoir quelques dernières nuits passées dans le fracas des ponts qui explosent, nous voyons partir les derniers Allemands. Quelques heures après les Anglais nous apportent le bonheur.

Mais les féroces Allemands n’ont pas commis assez de crimes à leur arrivée, ils ne partent pas sans laisser quelques nouveaux malheurs. La veille de leur départ, l’entrée du dépôt n’est plus surveillée par les sentinelles. Seuls quelques employés du chemin de fer restent dans le bâtiment.

Une foule se précipite sur le tas de charbon. Les Allemands semblent la laisser faire. Soudain, un d’entre eux sort furieux, et sans même épauler son fusil, le décharge sur la foule subitement affolée.

Un enfant de onze ans, qui passait par là ; reçoit une des balles à la tête et s’affaisse au milieu d’une mare de sang70.

Comme pour les passages sur l’invasion, les élèves mettent surtout en avant les destructions commises par l’armée allemande – « à la retraite ils firent sauter les voies de chemin de fer les ponts, tous les dépôts des machines enfin une destruction complète pour que les Français ne retrouvent plus que des ruines71 ». Ils insistent alors particulièrement sur les dévastations économiques, en reprenant le même discours que la presse mais aussi les manuels

69 Sur le choc provoqué par la confrontation aux ruines, voir Emmanuelle DANCHIN, Le temps des ruines (1914- 1921), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 240-246.

70 La contemporaine, F delta 1126/05/B. 720, composition de Marcelle Serrurier, 15 ans, élève à l’école primaire supérieure de filles de Tourcoing (Nord).

71 La contemporaine, F delta 1126/02/B. 312, composition d’Edgard Leclef, âge inconnu, élève à l’école de garçons Monge à Lille (Nord).

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scolaires : celui d’une « destruction programmée72 ». Le contexte des réparations se fait encore fortement sentir dans certaines fins où les enfants eux-mêmes se mettent parfois en scène. Simone, âgée de 12 ans, décrit le voyage qu’elle fait à Armentières à la fin de la guerre : « En voyant tous ces dégâts, je dis à papa : "Comme les Allemands sont barbares d’avoir démoli si belle ville : Aussi maintenant que nous avons gagné la victoire, imposons-leur de dures conditions qui leur rappelleront combien ils nous ont fait souffrir pendant la guerre73 ». Les enfants rapportent parfois aussi des violences plus extrêmes – comme dans le récit ci-dessus – qui sont alors décrites de la même manière que celle perpétrées pendant l’invasion.

S’ils insistent souvent sur le fait qu’ils n’ont jamais douté de la victoire finale, les élèves laissent apparaître tout le soulagement que provoque l’arrivée des Alliés, soulagement surtout exprimé par le terme « enfin » que l’on retrouve dans 12 récits : « Enfin le jour si ardemment désiré arriva : les Allemands battus se sauvaient et nos soldats sont revenus triomphants. L’enthousiasme du jour de la délivrance est impossible à décrire : la joie d’être délivré faisait oublier toutes les souffrances passées74 » écrit Raphaël, 16 ans. Comme pour la mobilisation, la libération est un moment où les enfants affirment le patriotisme inchangé des occupés, en insistant sur la joie que provoque la vue des soldats alliés. Les phrases de conclusion – indispensables dans une composition – montrent cependant que les élèves sont loin de tous partager le même constat que Raphaël, qui dit avoir aussitôt « oublié les souffrances passées ». Si la morale de l’histoire est presque toujours la même, les enfants entretiennent parfois des positions plurielles sur ce qu’il faut faire de ce vécu, entre la nécessité de se souvenir et la volonté d’oublier, et entre la haine à entretenir et la paix à assurer.

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